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Megalopolis - Nouvelle de Christophe Lartas
Christophe Lartas, dans la lignée de celui qu’il appelle « son frère d’âme » H.P. Lovecraft, sonde les territoires du Mal. Alors que H.P. Lovecraft crée des mythes qui interrogent les origines de l’humanité et du monde, Ch. Lartas imagine ce que pourrait devenir une société moderne consumériste ayant perdu toute dimension métaphysique ou poétique. Dans « Megalopolis », la dégénérescence de l’humanité nourrit les fantasmes les plus sombres. Les tares de notre civilisation, parce qu’elles sont démultipliées et exacerbées, dynamisent le récit et fragilisent le narrateur qui tente de fuir la ville.
« Megalopolis » figure dans le recueil de nouvelles Satanachias, publié par les éditions de l’Abat-Jour en 2016. L’ouvrage est disponible ici.
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Megalopolis
Allais-je devoir vivre dans cette cité pour le restant des mes jours ? Telle était la question que je ne cessais de me poser — pernicieux leitmotiv de déréliction — quotidiennement. Et, lorsque j’envisageais une réponse affirmative, tout mon corps en frissonnait de dégoût et de glacial désespoir. Quel était ce territoire insane où l’existence pouvait devenir une torture de tous les instants ? Leurs carrefours, leurs ronds-points, leurs nœuds routiers et leurs grands boulevards (qu’« enjolivaient » des « espaces fleuris » étiolés, rabougris ; des films publicitaires continus sur écrans plasma géants ou de colossales et grotesques sculptures de plasticiens) n’étaient qu’un perpétuel et nauséabond tohu-bohu ; un horrifiant et infernal tintamarre de chars légers et moyens, de camions remorques et semi-remorques, d’autocars et d’autobus, de mobil-homes, de camionnettes, d’automobiles, de vélomoteurs, de motocyclettes, de scooters et de quads où chaque engin de transport rivalisait de hargne pour le moindre gain d’espace et se disputait la palme de la pétarade la plus bruyante, du freinage le plus strident, du démarrage le plus vrombissant. Leurs rues laides et immondes (immondes dans toute l’acception du terme) exsudaient de la crasse, de la suie, de l’huile moteur, des mucosités et du graillon ; baignaient dans l’urine, le gazole, l’essence, les crachats et le sang ; débordaient de déjections canines et de déchets d’origine humaine (chewing-gums ou canettes en aluminium aplatis à même l’asphalte visqueux, innombrables éclats de verre et mouchoirs en cellulose souillés, reliefs de sandwichs plasmatiques, préservatifs féminins ou masculins gluants, couches-culottes urineuses plâtrées de matières fécales...) — et chaque fois que vous deviez emprunter quelque pestilentielle et sordide ruelle du centre-ville, des individus de sexe masculin de tous âges (du gamin au géronte) à l’allure furtive et sournoise ne manquaient pas de vous frôler d’une façon intentionnelle, les yeux remplis d’une huileuse interrogation. Il exhalait d’eux comme une sorte d’uranisme latent ou refoulé qui, au contraire d’une inversion sexuelle qui se fût plus ou moins assumée, voire affichée sans vergogne, provoquait une répulsion se doublant d’une colère contenue. Beaucoup d’hommes et de jeunes hommes (de l’adolescent au quadragénaire) au regard agressif et haineux vous fixaient de telle manière que naissait spontanément en vous une haine bien plus profonde et inextinguible que la leur, et qu’un prurit de massacre, des rêves de carnage, une folle envie de cogner à mort leurs gueules hargneuses de chiens rabiques, vous démangeaient longtemps jusqu’au fin fond de l’âme. Leurs femmes — leurs femmes vulgaires ou grisâtres — n’étaient jamais belles, jamais mignonnes, jamais charmantes ; mais toujours à la limite de l’obésité maladive, la peau boutonneuse ou chargée de fond de teint ; ou de l’anorexie, avec des contours de squelette et des figures jaunâtres d’acariâtres (outre celles, de plus en plus nombreuses à mesure que les opérations de chirurgie esthétique se « démocratisaient », qui portaient sous la peau surtendue de leurs lèvres, de leurs seins ou de leurs fesses quelques kilos de silicone élastomère, et dont le visage avait subi plusieurs liftings poussés à l’extrême, le tout les rendant vaguement analogues à des ballons de baudruche à faciès mongoloïde de bande dessinée ; il était d’autre part patent que toutes ces femmes possédaient autant de « sex-appeal » que des bouées de plage pour enfants). Elles me jetaient également toutes des regards mauvais, je ne savais pour quelle raison — des regards même plus mauvais que ceux de leurs mâles qui pour la plupart s’habillaient très « tendance », c’est-à-dire à la façon des proxénètes afro-américains, russes ou chinois des années 1980-2010. Et chaque fois que je m’efforçais d’observer leurs visages ou leurs corps avec calme et impartialité, toute idée de sexe ou d’amour, voire de simple sympathie, semblait devoir me quitter sans retour. Leurs infects et dégoûtants cabots (qu’ils aimaient, qu’ils adoraient au-delà de toute imagination en outrepassant largement les bornes de la mignardise, du morbide et de l’obscénité) — leurs cabots galeux et croûteux, du bichon au caniche, du pékinois au yorkshire — jappaient et hurlaient à longueur de temps, et ce jour et nuit. Nul pourtant ne s’en irritait de quelque façon que ce fût ; et lorsque ces sales bêtes tournicotaient, avec des tressaillements et des tortillements à vous soulever le cœur, autour de vos mollets dans l’intention manifeste de vous mordre, puis de s’enfuir en toute hâte, vous ne pouviez manquer de percevoir dans leurs yeux arachnéens comme une sorte d’intelligence diabolique. Et c’était un supplice supplémentaire que de devoir s’abstenir d’éloigner de soi ce genre de cancrelats poilus — ces abjectes protubérances aboyeuses, baveuses et puantes — au moyen de vigoureux coups de pied : dans la mégalopole, toute atteinte à l’intégrité physique des chiens était sévèrement réprimée, il n’en fallait pas douter un instant.
Autour de moi tout n’était que bruit, puanteur et saleté. J’avais la peu agréable impression (mais pouvait-on encore parler d’« impression » ?) de marcher à certains moments sur des entrelacs d’excréments ou dans des flaques d’urine, ou, bien pire, sur des sortes de greffons couineurs et lanugineux ou des coagulums de lochies ou d’ichors. Machinalement je tâchais de respirer le moins possible (ce qui ne m’était pas trop difficile à faire, allez ! puisque depuis des lustres j’étais pris d’une espèce d’enchifrènement ininterrompu à cause de la pollution atmosphérique mondiale) l’air plus que vicié — et parfois quasi palpable, avec sa couleur orangée et verdâtre tour à tour — de cet endroit maudit. Pourquoi leur ciel était-il si souvent parcouru par des bandes de percnoptères, de gypaètes, de vautours moines criards ou de corbeaux au croassement de funèbre augure ? Pourquoi de gigantesques essaims de mouches à viande et à merde occultaient-ils par intervalles ce ciel qui n’était jamais d’azur ou nuageux, mais toujours oscillant entre une coloration vert-de-grisée ou brune, ou, dans les « meilleures conditions », citrine ou violine ? Non, jamais de pluies rafraîchissantes, d’averses salubres, par ici. Jamais d’orages ou de bruines. Été comme hiver, printemps comme automne, l’on devait endurer de manière continuelle un soleil de poix bouillante — tellement porté à l’incandescence qu’on ne voyait plus qu’à de rares moments sa sempiternelle couleur jaune — qui dardait sur vous de massifs rayons blancs capables de transformer votre épiderme en un vaste champ vermillon de cloques énormes pour peu que vous osiez l’affronter peau nue plus de quelques minutes. Cependant cela ne dissuadait en aucune façon tous ces gens de vouloir se « dorer » au soleil du matin au soir ! Ces gens qui n’avaient cure de ne pas connaître les horizons incitatifs ou lénitifs de la mer et son air vivifiant, ou la pure froideur doublée d’une luminosité cristalline de la haute montagne, ou la radieuse tranquillité des vertes campagnes..., pourvu qu’ils pussent profiter jour après jour d’une chaleur excessive ; de ces chaleurs suffocantes, anémiantes et énervantes qui leur agréaient sans réserve — d’autant plus qu’elles s’accompagnaient couramment de grandes manifestations culturelles (ou, bien sûr, multiculturelles) « conviviales » et « festives » où, dans un brouhaha de cité de démons, un tumulte de fin du monde tutoyant la démence la plus absolue, ils pouvaient s’assembler par millions, tels des termites dans une termitière ou des levures sur du bois pourrissant, dans le but premier, finalement, de jouir de leurs propres odeurs corporelles, de leur frénésie démultipliée, et de leurs incessants braillements d’allégresse.
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