Pour une littérature forte, par V. Rossignol et J-Ph. Domecq

 

Pour pallier le nivellement de l'appréciation critique, Valérie Rossignol et Jean-Philippe Domecq font appel d'air à qui veut respirer (dans la revue Esprit, septembre 2024).

 

Où est passée l’aspiration littéraire ?

Dans un contexte de marchandisation croissante des œuvres, la pression du consensus favorise les livres s’inscrivant dans un certain air du temps, au détriment de l’exigence littéraire. Une autre littérature existe, mais elle a besoin de l’engagement de la critique.


septembre 2024
 

Nous avons la chance de vivre dans un pays qui propose une offre littéraire foisonnante et variée. Pourtant, si un jeune lecteur désire connaître la littérature française, il se heurte à un phénomène étrange : les auteurs qu’il voit dans tous les médias et la presse sont systématiquement cautionnés par la critique universitaire. Le projecteur est uniforme, niveleur. J’affirme, cela est mon point de vue, que non seulement les plus commentés de ces auteurs ne sont pas forcément ceux qui donnent l’indice d’une œuvre littéraire forte, mais aussi, que ceux qui pourraient écrire des œuvres riches et singulières courent le risque de ne pas trouver d’éditeurs. Nous assistons à un appauvrissement de la qualité des œuvres corrélée à un appauvrissement de la critique littéraire.

 

Mise à plat plutôt que mise en relief

Platitude de la typologie littéraire

Platitude de la typologie littéraire

Appuyons notre réflexion sur le travail critique de Dominique Viart, dont notre jeune lecteur trouvera le nom majoritairement référencé par les moteurs de recherche. Dans La littérature française au présent1, cet universitaire tente de circonscrire la production littéraire française et opère non une mise en relief, mais une mise à plat. Soucieux d’exhaustivité, il crée une typologie des œuvres littéraires, les classant par catégories : « Les écritures de soi », « Écrire l’Histoire », « Écrire le monde », « Être de son temps » etc. En procédant ainsi, il adopte une méthode qui permet de rendre compte d’un grand nombre d’œuvres. Mais il ne les discrimine pas, comme si tout se valait. Prenons par exemple le chapitre intitulé « Les individualismes contemporains ». Dans la partie qu’ils nomment les « Nouveaux mystiques », Dominique Viart et Bruno Vercier mettent sur le même plan deux auteurs que je ne peux qu’opposer : Christian Bobin, mystique enjôleur et lénifiant, dont l’écriture n’est pas seulement naïve mais parfois niaise, et Christiane Singer qui, dans une écriture rigoureuse et précise, n’a cessé de sonder l’abime intérieur. L’un donne des recettes existentielles de joie - « Je veux bien souffrir mais je ne veux pas désespérer. Je ne laisserai personne éteindre en moi la petite lampe rouge de la confiance. » (Le Christ au coquelicot, Lettres vives, 2022) - quand l’autre emmène le lecteur dans une traversée de la condition humaine radicale2. Le troisième auteur abordé dans cette section est Sylvie Germain. Sur les trois cités, le plus connu est le moins consistant spirituellement. Autant dire que le « renouveau mystique » que Dominique Viart et Bruno Vercier ont annoncé n’existe pas et que la question primordiale d’ « habiter poétiquement le monde » selon Hölderlin, comme ils le rappellent, se trouve illustrée de façon artificielle. Allons plus loin. Elle est même occultée par une littérature diamétralement opposée, que l’on retrouve dans ce même chapitre « Les individualismes contemporains », dans la partie « cyniques, pamphlétaires et imprécateurs », où il est question principalement de Michel Houellebecq et de Philippe Muray. Difficile là encore de mettre sur le même plan de qualité littéraire la verve méchante et joyeuse de Muray avec la platitude de l’échec médiocrement écrite de Houellebecq. Il faut, pour comprendre ce qui se passe, sortir de la classification qui neutralise et oser d’une part le jugement discriminatoire, et d’autre part nommer les tendances littéraires. Si l’on retrace les grandes lignes de l’esprit de ces « cyniques » et de ces « imprécateurs », on voit qu’ils ont largement gagné le paysage littéraire. Les désigner sous le nom d’un courant permet d’éclairer non seulement une écriture mais aussi le conformisme d’une époque. Cela permet aussi d’en mesurer les conséquences sur la visibilité des œuvres fortes.

Ce courant, Jean-Philippe Domecq l’a nommé le glauquisme3. C’est une tendance littéraire qui se caractérise par une aversion pour tout ce qui élève ou libère, comme si les vérités sur l’homme étaient à chercher dans le seul « lâcher-tout » des pulsions. Ce courant est l’héritage d’un milieu, porté entre autres par Philippe Sollers, qui a prôné une littérature de « la désinvolture4 », « libre » et « transgressive », et favorisé au passage des personnalités dangereuses comme le pédophile Gabriel Matzneff dont la perversité transgressive était évidente, contrairement à la qualité de son écriture. Ainsi on persiste à dire de Michel Houellebecq qu’il est l’écrivain d’une époque quand il décrit un univers rance, univoque et réducteur, dénué de profondeur, d’aspirations et de perspectives. Ici, le dispositif pour porter aux nues un auteur sans discuter est tel qu’on censure les ouvrages critiques, comme l’ouvrage collectif qui aurait dû paraître aux Impressions nouvelles en 2019 et qui s’intitulait Contre Houellebecq, La littérature est sans indulgence5. Autre exemple d’auteur récent qui nourrit le glauquisme : en 2020, Thibault de Montaigu, récompensé par le prix de Flore, publie un livre intitulé La Grâce qui promettait de montrer comment il en a été touché et qui révèle surtout le nombrilisme d’un auteur happé par la débauche, qui aurait gagné à se concentrer sur le portrait qu’il dresse de son oncle devenu prêtre. Dans un dialogue avec son neveu, l’oncle, par ailleurs, fait référence à un livre de l’auteur, Les anges brûlent y voyant « un livre très spirituel ». À quoi le neveu répond : « Très spirituel : je vois mal où il est allé chercher une telle idée. Dans le titre peut-être, Les anges brûlent, et encore… C’était pour faire écho à l’innocence perdue des héros. Rien à voir avec de quelconques créatures célestes. Ce roman est même tout le contraire d’une quête mystique. Le vide et le cynisme contemporains, la défaite du romantisme et le spleen de la jeunesse dorée parisienne, voilà la vérité. Rien de plus. » Un consensus se fait autour du glauquisme qui se passe volontiers de confrontation critique. Or, le problème n’est pas qu’on lise Houellebecq, ni même qu’on l’apprécie, le problème est qu’il occupe le devant de la scène au point d’être lu à l’étranger comme l’auteur français de référence de notre époque comme nous, Français, lisons le célèbre Espagnol Javier Marias. Quelle misère par comparaison ! La fabrication de son succès a occulté l’attention qu’on aurait dû porter à des auteurs autrement plus profonds.

 

Le poids de l’idéologie ambiante

Cette pression du consensus liée au peu de discernement critique se retrouve quand il s’agit d’aborder des questions à la mode. Ainsi, il est autorisé d’évoquer les traumatismes liés à des situations difficiles comme celles des migrants, du changement de sexe, de l’abus sexuel, de l’homosexualité, et, comme ces thèmes sont en résonnance avec notre monde, on y voit se dessiner les enjeux idéologiques de notre époque. Et pourtant, il est fondamental de distinguer ce qui fait une œuvre forte d’un simple témoignage ou d’un acte de militantisme. La violence du combat amène la violence de l’écriture, comme celle de Christine Angot, dans L’Inceste ou de Virginie Despentes, qui ne cesse de condamner le « mâle dominant ». Si cette violence pouvait être transmuée par le cri poétique d’un Louis Calaferte6, elle serait lisible. Mais, comme elle cogne sans se transformer, comme aucune transmutation n’est possible, elle devient elle-même oppressante, gratuite, répétitive et donc vaine. Qu’a-t-on gagné quand on est passé du camp des « victimes » à celui de « dominants » ?

La responsabilité de l’écrivain ne relève pas de sa « liberté » mais de sa capacité à libérer.

Si nous pouvions rêver d’un monde qui remettrait à une juste place les auteurs qui méritent de l’être, on porterait son attention aux écritures tenues qui explorent de l’intérieur les drames que nous avons évoqués, ne les plaçant plus sous le signe de la psychologie ou du combat idéologique mais sous le signe de l’éveil et de la créativité. Charles Juliet explique très bien qu’il ne suffit pas de coucher sur le papier un traumatisme pour en faire une œuvre littéraire. La responsabilité douloureuse qu’il porte à l’égard de sa mère morte en lui donnant naissance a dû murir une dizaine d’années avant que l’auteur puisse en rendre compte. Cela donnera Lambeaux (P.O.L., 1995) dont le drame est filtré par une écriture éclairante, précise, pudique. Aux livres de Christine Angot, on peut opposer l’œuvre de Stéphane Lambert7. Victime de pédophilie, il écrit un ouvrage L’Apocalypse heureuse (Arléa, 2022), dont le titre définit très bien la trajectoire de l’esprit qui transforme la matière noire, la travaille à bras-le-corps pour circonscrire et dépasser le point aveugle du traumatisme. Ici, l’écriture dépend d’un regard et d’une quête de vérité. C’est précisément ce regard, humble, honnête et intransigeant, qui permet au lecteur de s’identifier sans se noyer et de sortir par le haut. C’est à l’aune de ces œuvres non idéologiques mais littéraires qu’on comprend que la responsabilité de l’écrivain ne relève pas de sa « liberté » mais de sa capacité à libérer.

 

Oser la discrimination critique

Dans un contexte de marchandisation de l’œuvre, où les éditeurs ne veulent plus prendre de risque littéraire et déterminent ce qui est susceptible de plaire et d’être vendu, les auteurs en marge et les lecteurs ne peuvent rien. Pour remettre au centre des préoccupations la question de la littérature salvatrice, haute et exigeante, il faut que la critique littéraire s’engage.

Les revues (Quinzaine, En attendant Nadeau, Le Matricule des anges …) et les journaux (Le Nouvel Obs avec Jérôme Garcin jusqu’en 2023, Le Monde des livres avec Tiphaine Samoyault, et avant elle Claro et Eric Chevillard, Libération, avec Philippe Lançon, …) sont toujours prescripteurs dans le sens où ils font une nécessaire publicité pour la sortie des livres. De même, de nombreux lecteurs animent des blogs ou des sites permettant de découvrir l’actualité littéraire ou d’opérer une sélection d’écrivains incontournables (Stalker, Les Corps Célestes, Le Clavier Cannibale, Diacritik…). Cependant, ces états des lieux ne remplacent pas les indispensables mises en perspective historique et littéraire. Nous ne pouvons plus nous nourrir de l’apport d’historien de la littérature comme Pierre Bénichou, de philosophe comme Paul Ricoeur, de théoricien comme Jean Starobinski. Autre grande perte, les éditeurs ne proposent plus de textes de réflexion littéraire d’écrivains, comme nous l’avions autrefois avec Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Julien Gracq ou Maurice Blanchot. Peu d’essais viennent interroger la qualité d’une œuvre, proposer sa confrontation avec une autre pour dégager des tendances esthétiques. Surtout, les approches universitaires, en créant des « catégories » font circuler une littérature vendue par des maisons d’édition puissantes, qui obtiennent des prix, mais ils ne montrent pas en quoi les œuvres qu’ils citent sont fondatrices pour eux-mêmes, en quoi elles méritent d’être transmises. La critique ne devrait pas uniformiser ce qui l’est déjà. Le manque d’éclairage favorise l’élection d’une littérature qui répond à ce que dicte l’époque, le consensus se faisant autour de critères flous conditionnés par l’ambiance, la mode, un réflexe grégaire. Dès lors, les éditeurs écartent et donc censurent inconsciemment tout ce qui ne semble pas aller dans le sens global des attentes de la société, dont ils renforcent ainsi les déterminismes idéologiques et les modes morales.

 

Pour une littérature de l’éveil et de l’intériorité

Dans ce contexte, la littérature métaphysique est vigoureusement écartée. Christian Bobin a été lu. Pour un lecteur ayant des attentes spirituelles profondes, il ne comble pas le vide laissé par l’époque. On regrette, en ce sens, que Claude-Louis Combet ne soit pas davantage commenté.

Tout ce qui relève de l’intériorité, du point de vue qui se tient à la crête entre le monde intérieur et le monde extérieur, d’une écriture sensorielle ou métaphysique est écartée. Le narcissisme de ce qui se vend aujourd’hui est tellement débridé, que les récits ne contiennent plus d’admiration pour l’autre, de cette distance qui permet d’endosser la voix d’un narrateur secondaire qui dresserait le portrait d’un personnage à la personnalité forte, dont on a beaucoup à apprendre. Au lieu de ça, nous assistons à une surenchère d’expression de soi, où l’opinion, le miroir tendu au moi, la passion pour ses propres insuffisances ou vanités, l’emportent sur la difficile quête du sens de la vie. Le glauquisme gagne, mais la souffrance n’est plus un terreau fertile pour comprendre la condition humaine. Il manque l’élévation de la voix intérieure qui s’interroge, chemine, se révolte et cherche sans relâche l’accomplissement de sa destinée, la rencontre avec un guide, spirituel ou moral, mots tabous dans le pays de Narcisse. Nous n’avons plus de chant, de mélancolie, de trouée vers la lumière, plus de vibration vers ce qui bouleverse, d’introspection pour toucher l’universel, mais des pages et des pages d’écriture nombriliste, qui, bien loin de la mise à nu qui engage et rédime, nous vampirisent en nous éloignant de l’essentiel. On ressort fatigués de ces lectures-là.

Il est à parier que Les Nourritures terrestres de Gide ou Demian d’Hermann Hesse ne seraient pas publiés aujourd’hui. On peut même se demander vers quels auteurs actuels se tournent les lecteurs férus de George Eliot, dont Ian McEwan, romancier largement lu en Angleterre, rappelle à quel point elle a compté dans la formation de son esprit. Face à la littérature française, « désinvolte », « libre » et « transgressive », ou même « progressiste8 », les questions d’intériorité ou d’élévation, avec tout ce qu’elles supposent de quête et de cheminement ont été évincées. Le large choix littéraire qu’on soulignait est en fait soumis à une pression du consensus qui révèle que les goûts sont inconscients de leur motivation.

 

Quelles œuvres fortes voulons-nous léguer ?

Une question se pose : est-ce par peur de ne pas être publié, d’être montré du doigt ou marginalisé que plus personne n’ose écrire des textes engagés sur ce qu’on attend de la littérature ? Pour repenser le milieu culturel et espérer le faire évoluer, il faut la volonté d’écarter les jeux de pouvoir et de replacer au centre des préoccupations ce qu’on peut appeler l’aspiration littéraire. Le glauquisme et le narcissisme généralisé correspondent-ils à une attente réelle des lecteurs ? Une maison d’édition puissante n’a-t-elle pas le devoir de prendre des risques éditoriaux en publiant des textes littéraires singuliers ou marginaux, comme elles l’ont toujours fait jusqu’ici ? Les médias n’ont-ils pas une responsabilité quand ils ne permettent plus de débats contradictoires critiques sur la qualité d’une œuvre ? Est-il réellement vain de se demander quelles œuvres fortes nous voulons léguer aux jeunes ? Est-ce être pessimiste de croire que très peu leur seront transmises si nous persistons dans la confusion et l’inversion des valeurs ? Tous ceux qui sentent les lames de fond remonter à la surface, qui ont une vision des refoulés de l’inconscient collectif, devinent que le vide laissé par le dédain de « la quête mystique », et la promotion de ce vide, sont doublés par une aspiration très forte d’une partie de la jeunesse à la spiritualité. Ne les décourageons pas. Nourrissons-les de ces mots du narrateur de Demian d’Hermann Hesse, qui, ne l’oublions pas, a exalté les hippies de la Beat Generation : « Au-dehors était “la réalité”, au-dehors il y avait des rues et des maisons, des hommes et des appartements, des bibliothèques et des salles de cours ; mais là, derrière ces murs, c’était le domaine de l’amour et de l’âme, du conte et du rêve. Et cependant, nous ne vivions nullement à l’écart du monde. Dans nos pensées et nos entretiens, nous demeurions en contact avec lui, mais de façon spéciale. Ce qui nous séparait de la majorité des hommes, ce n’étaient pas des frontières, mais une autre manière de concevoir les choses. »

  • 1. Dominique Viart, Bruno Vercier, La littérature française au présent (2e édition augmentée), Bordas, 2008
  • 2. Voir par exemple ma lecture d’Une Passion de Christiane Singer, sur le site Les Corps Célestes.
  • 3. Jean-Philippe Domecq, « Chaque narrateur des romans de Houellebecq exprime son dégoût de l’émancipation », Le Monde, 19 avril 2019 et « Ce qu’il restera de Michel Houellebecq n’est pas son oeuvre, mais le fait qu’elle a été abondamment commentée… » du 8-9 janvier 2023.
  • 4. Comme le proclame le bulletin introducteur de sa revue L’Infini, Gallimard
  • 5. Avec les contributions d’E. Arlix, J. Branco, C. Carrette, A Clarou, J.-P. Domecq, J. Faerber, A. Jugnon, V. Marange, G. Moore, S. Quadruppani, I. Segré, M. Slama et B. Stiegler.
  • 6. Au sujet de la misogynie de Calaferte, voir Valérie Rossignol, Lettre à Louis Calaferte, Tarabuste, 2018.
  • 7. Sur la question de l’abus sexuel en littérature, voir Valérie Rossignol, « Quand la littérature met en scène des tabous fondateurs », Quinzaines, N° avril 2020. Il s’agit d’une mise en perspective des ouvrages de Vanessa Springora, Le Consentement et de Stéphane Lambert, Mon corps mis à nu.
  • 8. Par ces mots, je ne prétends pas rendre compte de toute la production littéraire française. Il s’agit d’un éclairage possible parmi d’autres.

 

 

L’énigme du discernement littéraire

 

La littérature peut revendiquer une intelligence propre et une forme de clairvoyance sur le monde, à rebours du geste documentaire, du sociologisme ou du psychologisme dans lesquels la littérature contemporaine a pu verser. Ce discernement ne relève d’aucune méthode, mais d’un effort inlassable de l’écrivain pour approfondir et affiner ses perceptions.


septembre 2024
 

On encourt le risque du flou à parler d’« intelligence littéraire », qui se constate mais ne se définit pas. Évidente à la lecture, on serait bien en peine de la prédire. À la différence des autres modes de discours grâce auxquels l’homme apprend à vivre, la littérature n’a pas de méthode préalable, aucune définition logique. Moyennant quoi, elle combine et filtre les autres modes de discours - comme chacun de nous est tour à tour réfléchi et sensible, philosophe et psychologue, sociologue, citoyen, etc. - toute la gamme de nos façons d’être et connaître, en fait, nourrit l’imagination du romancier qui, tour à tour également selon ses sujets, sollicite les savoirs dont font l’objet nos façons d’être, avec plus ou moins grand savoir qu’il en a. Mais il est un savoir, et un seul, qu’il ignore par essence : un auteur a moins d’idées sur ce que doit être un roman novateur en l’écrivant, que le lecteur en l’ouvrant. Il n’a fallu à Herman Melville aucune théorie, surtout pas, mais sa seule intuition – ce pas de côté ou saut au-delà de ce que nous savons - pour oser un roman aussi incommensurable que l’océan de Moby Dick, puis Bartleby le scribe où la révolte humaine tient en quatre mots d’employé de bureau, « I prefer not to ».

 

Le point aveugle propre et nécessaire à la littérature

Shakespeare n’eut pas l’originalité de ses sujets, Hamlet ou Macbeth faisaient partie du corpus des auteurs élisabéthains. Ce qui l’en distingue, c’est qu’il ôte les tenants et aboutissants narratifs, les causes circonstancielles de ces histoires tragiques. N’en reste plus, du coup, qu’un nœud problématique, psychologique, existentiel. Le prince Hamlet et le Danemark avaient en amont leur histoire avérée ; dans la pièce de Shakespeare, la crise se noue à trois essentiellement : Hamlet, l’oncle qui a tué le père, la mère sa complice avec qui l’oncle couche. Ce triangle libidinal, trois siècles avant Freud et l’analyse d’Ernest Jones, « explique » l’énigmatique inhibition d’Hamlet tournant sept monologues dans sa bouche avant de tuer l’oncle qui a réalisé l’inconscient désir œdipien du fils. Et quand donc Shakespeare rend-il celui-ci enfin actif ? Après le « tête à tête » où Hamlet rit crâne en mains dans la scène du fossoyeur ; par ce deuxième coup d’épure, Shakespeare met la main sur le ressort fondateur de l’humain, seul être à savoir d’avance qu’il mourra et par là-même créatif, entreprenant. Eros puis Thanatos, donc. L’audace esthétique ici a été ablative ; en supprimant l’étayage historique, le dramaturge a noué, sans avoir besoin de les connaître, deux savoirs : la psychanalyse pour la libido, et la « thanatalyse », cette autre psychanalyse parallèle qu’attend l’humanité et qui sera la science de notre plus grand refoulement, celui de la mort, que nous savons bien avant de mourir.

 

L’intelligence littéraire hors littérature : deux échantillons

L’intelligence littéraire est si volatile qu’elle peut se et tout révéler même hors genres littéraires. Jusque dans le reportage par exemple. Prenons deux échantillons dans deux domaines différents, le sport et la politique : ils vont tout de suite nous montrer qu’un point de vue d’écrivain donne une plus juste intelligence des faits que le pourra jamais un sociologue, un historien, un « intellectuel ». Premier exemple : When We Were Kings, réalisé par Léon Gast en 1996 et qui ressort en salles en octobre 2024, est considéré comme un, voire le chef d’œuvre de l’histoire du documentaire cinématographique. Autour et au cœur du « combat du siècle » pour le titre de champion du monde de boxe opposant Mohamed Ali, alias Cassius Clay, et George Foreman en octobre 1974 à Kinshasa, ce film déploie une polyphonie d’entrées adéquate à l’intensité qui entoura cet événement plus que sportif et politique, multi-symbolique, jusqu’à la stridence des concerts à la James Brown et l’envoûtement lancinant des danses autochtones. Encore fallait-il la ponctuation d’extraits d’interview de l’écrivain Norman Mailer pour embrasser tous les niveaux visibles et invisibles de l’affrontement, invisibles au cœur de ce que le film montre pourtant avec les moyens de l’art total qu’est le cinéma : niveau anecdotique aussi bien que psychologique, niveau anthropologique pour décrypter les rituels de magie africaine, poétique pour la logorrhée suprême de Mohamed Ali, qui sait très bien qu’il agit sur la foule et sur son adversaire en proférant sa mégalomanie au nom des Noirs opprimés, niveau historique de violente contestation dans cette rencontre intercontinentale entre Africains et Afro-américains ; et, quand vient le match, qu’il nous détaille aux crochets près, Norman Mailer décrypte la stratégie épuisante de Mohamed Ali qui murmure à l’oreille de son adversaire qui le cogne dans les cordes tandis que tout le monde pense qu’Ali est fichu. Au niveau narratif, la parole de l’écrivain restitue l’invisible qui était pourtant là : aussi bien l’odeur du sang remontant de sous le stade où le dictateur Mobutu faisait régulièrement torturer ses opposants, que les ondes du sort d’une sorcière africaine qui font rumeur néfaste, ou l’abattement angoissé des proches de Mohamed Ali la veille du match. Alors que le film se déroule sous nos yeux, nous ne capterions pas, sans le sens du détail significatif et l’ouverture de champ mental et perceptif de Norman Mailer, ce qui rendit grandiose ce véhément événement. Autrement dit, le langage uniquement verbal de l’écrivain fait tout comprendre, au sens de prendre le tout par les détails. Voilà l’intelligence littéraire « qui se constate mais ne se définit pas ».

Un écrivain ne peut s’empêcher de viser le noyau du réel, le non-dit par-delà ce qu’il croit bon de voir et de penser.

Deuxième exemple, auquel il n’est pas incongru de revenir par les temps d’obscurcissement idéologique et de guerre européenne que nous traversons. J’invite à relire, tenons-nous bien, Retour de l’URSS, suivi de Retouches à mon « Retour de l’URSS », le reportage qu’André Gide ramena de son voyage officiel de 1936 en URSS1. On se souvient des accusations de «  suppôt du capital et de la CIA  » (quarante ans plus tard Philippe Sollers donnera dans le même registre, pendant des années, à l’encontre de Simon Leys qui avait osé « déshabiller » le maoïsme) que subit Gide pour être revenu totalement désenchanté de la patrie du communisme, et pour n’avoir pas conclu, comme Sartre qui y alla huit fois et en revint huit fois édifié, édifiant, qu’« il ne faut pas désespérer Billancourt », mensonge intellectuel assumé par l’Intellectuel face à l’opinion qu’il est censé éclairer. N’insistons pas. Le point ici est de comprendre exactement pourquoi Gide vit clair, lui, en un seul voyage. Il était pourtant dans les meilleures conditions pour rester aveugle. Massivement lu et traduit, il était accueilli avec tous les honneurs ; qui plus est, il avait, pour l’aveugler, la foi idéologique. Ainsi ses premières lignes : « J’ai déclaré, il y a trois ans, mon admiration pour l’U.R.S.S., et mon amour. Là-bas une expérience sans précédent était tentée qui nous gonflait le cœur d’espérance et d’où nous attendions un immense progrès, un élan capable d’entraîner l’humanité tout entière. Pour assister à ce renouveau, certes il vaut la peine de vivre, pensai-je, et donner de sa vie pour y aider. Dans nos cœurs et dans nos esprits nous attachions résolument au glorieux destin de l’U.R.S.S. l’avenir même » … etc. Il serait commode et douteux de moquer a posteriori ce ton ; André Gide et bien d’autres comme lui avaient conscience de leur condition sociale privilégiée et de la brutalité intrinsèque au capitalisme. Gide est d’autant plus respectable en sa ferveur, qu’il ne se fera pas de cadeaux lorsqu’il la perdra ; à ce titre son Retour de l’U.R.S.S. reste une grande œuvre de la déréliction politique. On y retrouve le même sens aigu de l’examen de conscience que dans ses débats avec la liberté individuelle de L’Immoraliste ou avec la foi dans La Porte étroite, titre emblématique de son éthique protestante poussée à bout. Certes, mais la morale n’est jamais qu’une conséquence de ce que l’on a compris. Quelle en fut donc la cause, qu’y eut-il à la source de la lucidité de Gide ? Elle fut ce qu’il a vu, ce qu’il s’est obligé à voir derrière les « réalisations du socialisme » et les faux-semblants bétonnés d’un tourisme officiel très, très organisé,  dont les Intellectuels français particulièrement furent des dupes assidus2. Et pourquoi Gide s’est-il « obligé » à voir ? Parce qu’un écrivain ne peut s’empêcher de viser le noyau du réel, le non-dit par-delà ce qu’il croit bon de voir et de penser. Non seulement Gide a vu ce qu’on lui cachait, mais il a fouillé dans l’économie jusqu’aux calculs de production industrielle et agricole, qu’il oppose, chiffres à l’appui, à ses contradicteurs insultants. Autrement dit, le « littérateur » ne repère pas seulement le diable dans les détails, il a aussi dévoilé la grille mentale de ceux qui ne veulent pas voir et qui, tout intelligents qu’ils soient, les rend funestement sots. La formule d’« intelligence littéraire » a son adéquation confirmée en ce qu’elle n’est pas que description du sensible, mais description des attitudes mentales, au point de révéler l’inintelligence sous l’intelligente et novatrice mauvaise foi.

 

L’illusion du conformisme anticonformiste

Dans son individualisme farouche et son acuité esthétique, André Gide ne pouvait qu’être heurté par la production littéraire soviétique, vouée à l’univoque et édifiant « Réalisme socialiste » : « En URSS, pour belle que puisse être une œuvre, si elle n’est pas dans la ligne, elle est honnie. (…) Ce que l’on demande à l’artiste, c’est d’être conforme ». « L’art qui se soumet à une orthodoxie, fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le conformisme.  » Le soviétisme s’intéressait de près à la culture, de trop près, il croyait tellement à l’influence de la culture qu’il postait des officiers de police politique sur le toit des poètes et Staline téléphonait aux auteurs ; le capitalisme, lui, s’en fout. C’est mieux pour la liberté. Notre production a heureusement tous les droits. Et son marché est d’une abondance qui rappelle qu’à l’ouverture du Mur de Berlin en 1989, des citoyennes et citoyens d’Allemagne de l’Est furent pris de malaise et s’évanouirent dans les supermarchés devant nos murs entiers de marques de dentifrices ou de lessives. Il n’est pas dit que le choix de dentifrice et lessive fût si grand qu’il parut, hormis l’emballage. Il est sûr en tout cas qu’un lettré comme Gide, ou comme Valéry, Gracq, Starobinski, Richard, discernerait tout de suite que la quantité écarte la qualité culturelle sur l’actuel étal marchand. « Marchand » est le premier mot d’élucidation de l’illusion dont s’entretient le milieu littéraire français, qui ne voit pas que la marchandisation de la littérature est bien plus étouffante qu’au temps où Balzac l’avait vue venir dès Illusions perdues. Depuis la fin des années soixante-dix et comme au XXIe siècle, les « gros » éditeurs ne se cachent plus en interne de ne miser plus que sur les « coups » d’auteurs dont les sujets, la prestation dans le Spectacle et l’entregent médiatique, suffisent aux bénéfices et salaires de l’entreprise, laissant ouvertement la « niche » de découverte littéraire aux « petits » éditeurs. Le temps est « périmé » où la littérature « à l’estomac » des auteurs rentables permettait de financer la littérature qualitative peu ou pas rentable dans l’immédiat, avant qu’elle ne le devienne à l’avenir beaucoup plus que les best-sellers quand on pense aux chiffres où se vendent Rimbaud, Stendhal ou Michaux.

Ce qui fait aussi le conformisme anticonformiste de l’abondance, c’est que la médiatisation culturelle, unique en France entre toutes les nations, implique une certaine littérature qui se doit d’être frappante, immédiate, revendiquée « décalée » et mieux encore provocatrice, pour être autopublicitaire. Autre facteur qui pour être évident n’en perdure et croît pas moins : la scène médiatique française a constitué l’avant-garde (pour le coup) de l’individualisme concurrentiel promu par l’idéologie ultra-libérale. Les auteurs se sont mis à compter plus que les œuvres, comme durant les quatre décennies de ce qu’il a bien fallu, pour mémoire et précision, nommer « l’Art du Contemporain3 ». La vanité des lettrés et artistes fut et sera de toujours, mais on est passé à un tout autre niveau de sélection culturelle avec le remplacement de l’émulation par la concurrence, au point qu’il faut créer le mot de « réussisme » pour spécifier la variante d’arrivisme social qui a été anticipée par la culture, par la course à la lumière des spots chez les auteurs français. Évidemment que la production s’en ressent : la conformisation par l’anticonformisation permet de se signaler, et fait le roulement. Quand ce n’est pas le sirop du fait-divers de couple à la Éric Reinhardt, ou l’autofiction qui perd sur les deux tableaux du contrat de lecture autobiographique et de l’investigation fictionnelle, ou l’exofiction sur les deux tableaux de cette investigation et de la bien plus passionnante rigueur historique, une littérature du passage à la limite ne pouvait que convenir au besoin de roulement marchand et médiatique. Je l’ai nommée « Glauquisme » dans mes rares interventions dans les journaux puisqu’elle ne cherche d’éclairage neuf sur l’humain qu’en un « tout est permis » pulsionnel, où Freud voyait la source de la barbarie : Christine Angot, Michel Houellebecq, Edouard Louis, Frédéric Beigbeder, Yann Moix, c’est de la littérature, incontestablement, mais de découverte par la littérature ?… Documentaire au mieux, mais pris dans le sociologisme et le psychologisme comme toujours lorsque la littérature n’approfondit ni n’affine en créant. Gide n’aurait pas compris qu’on ait critiqué le « Réalisme socialiste » et qu’on ne voit pas que la littérature de Houellebecq est tout autant idéologique. Tenir des propos simplistes sur des sujets complexes est la forme la plus connue de la bêtise ; tenir des propos complexes sur des sujets simplistes en est une autre. N’allons pas croire que le « Réalisme socialiste » n’a pas rempli les rayons d’une littérature critique et universitaire fine et savante. La même inintelligence obstrue logiquement les synthèses que les universitaires font de la littérature contemporaine. Logiquement en effet : inaptitude à se dégager des grilles d’opinion diffusée, myopie d’actualité en conséquence.

 

L’intelligence littéraire dans les essais d’écrivains

Un jour de thèse sur Nathalie Sarraute, une grande universitaire rappela qu’aucune analyse universitaire n’éclairerait autant que les réflexions d’écrivains, Flaubert, Proust ou Sarraute. De cette dernière, L’Ere du soupçon permet de comprendre ce que c’est que la visée de territoires littéraires, humains. Comme ce que je disais des reportages, l’intelligence littéraire saute aux yeux lorsque les écrivains s’en mêlent : l’expérience chimique vaut pour Alain Robbe-Grillet, dont les romans sont bien moins intéressants que son essai Pour un nouveau roman, qui avait le mérite de diffuser des problèmes littéraires de forme et de fond. Aujourd’hui, un universitaire n’oserait pas lancer l’hypothèse que William Gaddis a inventé le « monologue extérieur », dans JR (1975, éditions Plon), qui est un roman d’une audace non moindre que le monologue intérieur d’Ulysse de Joyce, mais qui, en faisant parler la société américaine en continu d’un personnage à l’autre avec retour des uns aux autres sans autre transition, est moins autocirculaire que ce que Joyce injecte constamment dans la tête de son Ulysse Leopold Bloom.

Et puis, pour rappeler que le discernement littéraire reste une énigme à l’image de la condition humaine, confrontons les études sur nos auteurs pour gros (et non grand) public, à ce fait : à partir d’un certain moment, après avoir écrit Le Procès, sur le chemin du Château, Kafka a continué de chercher ce qu’il appelle son « salut par la littérature » mais en écrivant sans plus se sentir écrivain. Telle est la littérature, là-bas, toujours là-bas.

  • 1. Parmi les éditions de cet ouvrage, celle de la collection Petite Bibliothèque Payot Classique comporte en préface un dossier complet, par Sophie Coeure, sur les circonstances et surtout les polémiques qui entourèrent le bilan du régime soviétique, pas aussi « globalement positif » que l’affirmait encore, dans les années 1970, le secrétaire du Parti communiste français George Marchais. Sur le débat que suscita à chaud ce livre événement qui se vendit d’emblée à 130 000 exemplaires, on retrouvera le point de vue de la revue Esprit, signé Denis de Rougemont, dans le n° de décembre 1936, pp. 465 – 469.
  • 2. Sur le phénomène français d’inféodation idéologique et la référence très majoritaire à la Russie soviétique aussi bien d’auteurs que de journalistes à Paris et en province, l’un des ouvrages les plus complets reste celui de l’historien anglais Tony Judt : Un passé imparfait : Les Intellectuels en France, éditions Fayard, 1992.
  • 3. Voir les dossiers d’Esprit des années 1990 – dont certains sont repris dans mon recueil Comédie de la critique – trente ans d’art contemporain, collection « Agora », éditions Pocket, réédition en 2015. En 1993, la revue Esprit a pointé la crise de la critique littéraire française, qui n'a pas admis d'en débattre; on retrouve ces textes et leurs conséquences dans Jean-Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature? éditions Mille et Une Nuits, 2002, préalablement réunis aux éditions Esprit en 1994.

1 thought on “Pour une littérature forte, par V. Rossignol et J-Ph. Domecq”

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