De l'oppression dans la culture par J.-Ph. Domecq
Jean-Philippe Domecq
De l’oppression dans la culture *
Mesdames, Messieurs,
Voici deux ans, en cette galerie La Ralentie, sa directrice Isabelle Floc’h et moi annoncions, à la fin de ce qui fut, disons le mot, une intervention, qu’elle aurait des suites. Eh bien nous y sommes, tous. Et pourquoi y sommes-nous ?… pourquoi sommes-nous là est certes la bonne question à se poser chaque matin, et même pourquoi sommes-nous, tout court, pourquoi suis-je, là ou ailleurs peu importe et même nulle part!… Mais enfin, ce soir, ici, apparemment nous sommes, pourquoi ?…
D’abord parce que, à la fin de notre Bref Happening Mondial, vérifiez dans le livret paru1 ainsi que sur le site de la Galerie et YouTube dans la vidéo réalisée par Ralph Reiss et Emmanuel François, j’avais dit que la chose une fois lancée vous appartenait ; appartiendrait à qui voudra, ou ne voudra pas. Car l’Intervention du 24 octobre 2013, la fameuse, tint à un gant simplement retourné de l’intérieur : le gant d’esthétique moderne puis contemporaine héritée du premier ready-made de Marcel Duchamp datant de cent ans, fut ce soir là retourné par notre Happening bref mais mondial, pour laisser place à toutes nouvelles esthétiques, qu’il ne m’appartenait et ne m’appartiendra jamais de prescrire.
Mais aussi, et ce deuxième préalable est très nécessaire et n’était pas prévu, nous sommes là alors et parce que, selon les termes de notre invitation consécutive : « Par égard pour les victimes du 13 novembre, nous n’annulons pas la soirée du 19 novembre, nous la reportons au 3 décembre ». Entendons-nous bien, entendons : nous n’annulons pas, par égard pour le jeune élan de ces êtres qui devisaient et dansaient, tout comme il y a deux ans nous bouclions notre Happening sur Sympathy for the Devil de Mick Jagger. Ce soir, et depuis cette nuit barbare telle que l’inhumaine humanité tient à en servir régulièrement à l’humanité, nous avons tous en nous le chagrin ; l’écoeurement ; et la tension de la pensée pour trouver les nouveaux moyens de surmonter cette énième barbarie. Nous avons besoin d’ouvrir notre cœur et notre esprit, dans cette rue de la Fontaine au Roi qui fut arpentée par les assassins le 13 novembre 2015 ; dans cette même rue qui fut la dernière à résister du temps de la Commune, après quoi les vainqueurs conservateurs procédèrent à la « Semaine sanglante » ; dans cette galerie qu’Isabel a définie comme lieu « d’art & de pensée » ; je soumets au moins ceci à votre réflexion, réfléchissons ensemble :
Premièrement : c’est notre liberté qui est visée, haïe. Comment faire pour qu’elle ne soit plus atteinte ? Les quarante dernières années auront eu pour dominante idéologique de ne plus entendre par liberté que libertés individuelles, si bien que, par capitalisation de la liberté, fut occultée la liberté collective. Or, celle-ci est indivisible, ce qui veut dire : si, comme l’énonce la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, la liberté de chacun a pour limite la liberté d’autrui, la liberté de tous ne peut avoir pour limite la liberté de la détruire. Faut-il ainsi compléter ou non notre Déclaration des Droits ?
Autre question que je vous pose comme je me la pose. Nous savons bien, depuis leur rédaction, que les Droits de l’Homme sont la première vérité dans l’Histoire qui ne soit ni révélée ni avérée. Et donc, au nom de quel occidentalocentrisme sèmerions-nous cet universalisme né d’Europe et d’Amérique du Nord dans des pays qui n’en veulent historiquement pas? Pour autant, cela veut-il dire que ces pays ne peuvent être pacifiques que sous la férule de monarchies réprimant leurs peuples et leurs travailleurs immigrés, ou des dictatures qu’on l’on sait, en Irak, Libye, Syrie, etc. ? Je m’avoue gêné par le mépris que masque l’apparent respect de la différence qui dénonce notre effort d’universalisme.
Dernier point, parce qu’il est, peut-être - peut-être -, une clé pour comprendre ce qui se passe. Le modèle démocratique et économique que l’Occident diffuse de par le monde jusque vers des pays qui en veulent la technique et l’argent mais pas les libertés, a pour projet d’assurer son destin social à chacun selon son souhait. C’est simple et beaucoup ; immense, en vérité. Mais, quelque chose ne manque-t-il pas, qui fut le pivot de toute société et que j’appelle métaphysique sociale pour qu’on n’y entende pas le verbiage des vérités prétendument révélées. Les religions puis la croyance historique l’ont obturée de leurs fantasmes alors que c’est au contraire un silence éternel que cette béance fondatrice en nous qui fait que nous avons la chance et l’angoisse de nous savoir d’emblée mortels. Nommons-la notre grande Donnée d’emblée, puisque, dès le début de l’existence, nous savons la fin. Comment ça va se passer d’ici là, quel suspense ! (Nous venons de comprendre quelque chose ce soir…pourquoi la vie nous passionne)
Toujours est-il qu’en fonction de cette évidence première, méfions-nous de l’hégémonie idéologique qui oublie la verticalité en nous, aspiration qui n’est pas moindre que celle de nos besoins et beaux appétits; à la refouler, on suscite le prurit que cause tout refoulé, dont le retour au religieux et le fanatisme sont le symptôme, avec tout ce qu’un symptôme cumulatif a d’abêti et, je disais, d’écœurant .
Entendons-nous bien : je n’ai pas ajouté ce préalable à mon propos initial sur les arts plastiques parce que la culture devrait s’engager. Non, déjà au Congrès des Ecrivains qu’organisèrent Gide et Malraux à la Mutualité en 1935 pour la Défense de la culture face à la montée de la barbarie d’alors, les totalitarismes, dont ils exclurent d’emblée le stalinisme que ne voulaient pas exclure les Surréalistes, eux, et c’est pourquoi ils furent exclus de la tribune - cela rappelé en passant -, la culture alors n’aurait pas dû chercher à s’engager, et ce pas seulement parce qu’elle n’a pas empêché le pire - ça c’est de la lucidité d’après-coup ; mais au sens plutôt où c’est en ne servant pas de cause que la culture n’est pas apolitique. La culture ne sert pas, rien. Alors, pourquoi la culture, pour quoi ?… La vie même et le Rien. Tenez : pour nous montrer pourquoi nous sommes là par exemple puisque cette question nous est venue en début de soirée… Je vous dois d’y répondre, j’essaierai tout à l’heure.
D’ici là, vous allez comprendre pourquoi les événements récents ne m’ont aucunement conduit à modifier mon propos initial.
En témoigne le premier court passage que j’avais prévu de vous lire, de cette Comédie de la Critique - Trente ans d’art contemporain 2 : « Si certains au XXème siècle « passèrent leur vie à comprendre pourquoi la haute culture n’a pu enrayer la barbarie » (George Steiner), j’aurai du moins passé cette fin de siècle à observer comment l’intelligence la plus cultivée a pu vénérer les œuvres les plus vaines de l’histoire de l’art. »
C’est qu’au lieu de militer pour une cause ou une lutte, la culture aujourd’hui pourrait s’aviser qu’elle produit aussi : de la culture contre la culture. Ce phénomène nouveau, la Culture contre la culture, je voulais vous en donner idée par cas concrets, et à cet égard certaines productions parmi les plus célébrées de l’art du Contemporain ont valeur de test. De test idéologique grandeur nature. C’est bien une batterie de tests qu’offrent les mises en œuvre simplistes qui, pour cela même, furent promues par la critique d’art, avant de l’être par le marché et les Etats. En effet, pour que la richesse s’adonne à des œuvres pauvres, il faut la caution intellectuelle ; il fallut bien une sophistique pour cautionner la trivialisation culturelle que j’ai nommée « vulgarisme », désignant par là cette sorte de vulgarité précieuse et assurément neuve qu’est la vulgarité cultivée.
« Le fait est que la sophistication de tels discours paraissait inversement proportionnelle à celle des œuvres et démarches - n’oublions pas « démarches » - ainsi promues ; ou, si l’on préfère : les discours étaient d’autant plus complexes que les œuvres étaient simples - je n’ai pas dit simplistes, non, et encore moins simplettes ; ou, si l’on préfère : d’autant plus compliqués discours qu’œuvres inanes - inanes j’ai dit, là, oui ; ou, si l’on préfère : d’autant plus convaincus qu’elles étaient moins convaincantes - et démarches ; ou, si l’on préfère : d’autant plus élaborés les discours que l’étaient moins les œuvres ; mais on peut tout à fait préférer : discours d’autant plus chevillés théoriquement qu’œuvres pratiquement creuses ; ou, ça passera mieux, sûrement…: d’autant plus intelligents les discours, qu’ineptes les œuvres. Bien… »3
Ce que je viens de dire et de lire, est inadmissible, inadmissible pour les patentés. Prenons en un des mieux choisis : Bernard Blistène, puisqu’il fut le commissaire de l’exposition Jeff Koons qui l’an dernier à pareille date connut le plus grand succès médiatisé donc populaire du Centre Georges Pompidou. Vous allez le découvrir, sur notre écran, en train d’expliciter la démaaarche de Jeff Koons à des guides d’exposition, devant une œuvre photographique de l’artiste. Attention aux enfants s’il y en a (projection de la photo, où l’on voit Bernard Blistène délivrant ses explications aux responsables culturels avec, sur les cimaises, un gros plan de cul et raie de femme assise enfilée sur le membre) - car la photo est joyeuse mais d’une joie, comment dire…, postérieure en âge, de ce gros plan de l’artiste et de la Cicciolina en pleine conjonction de coordination. Nous autres adultes savons bien que les manuels de grammaire sont vraiment manuels et absolument pas abstraits, que le subjonctif est le mode du désir, le conditionnel celui de la séduction, et l’indicatif présent le temps du plaisir enfin, dont la grammaire anglaise, elle, a la maturité de proposer la forme progressive, en -ing, pour que ça dure. Bien…
On pourra se reporter aux cartels de l’exposition, hauts comme la tête, qui délivrent au public le fort coefficient de concept et de références que recèlent les œuvres en question, dont voici au moins une : Chat sur une corde à linge. Vous retrouverez le commentaire de pareilles œuvres dans le catalogue, assurément très complet. Cela pour dire : une telle sophistication de discours, un tel besoin de références, une telle surcharge conceptuelle, a toute la logique de la perversion. C’est infiltrant comme le tordu.
Mais aussi : j’ai écrit que la bêtise n’est pas redevable que du dictionnaire, fût-il de Flaubert, ou de la Société de lutte contre la bêtise que voulait créer Musil. L’ineptie n’est pas qu’un stock renouvelable, un corpus sémantique, elle a aussi sa grammaire, qu’il y a moyen d’étudier en toute rigueur. Pour preuve, et en fonction de ce que nous venons de voir et allons voir, je soumets à votre appréciation ce théorème de la bêtise : il y a la bêtise bien connue qui consiste à formuler en termes réducteurs une donnée complexe, mais, réciproquement et en symétrie inverse, bien plus impressionnante est la bêtise qui consiste à formuler en termes compliqués une donnée réduite. L’intelligence produit sa bêtise, qu’on appelle d’ailleurs l’abscons.
D’où, à propos de Jeff Koons, l’encensement général, et totalement prévisible comme je l’écrivais alors, un peu seul : « Il n’y eut pas un pli critique dans les articles et émissions présentant la rétrospective Jeff Koons qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou, et il n’y en aura aucun d’ici sa clôture le 27 avril 2015. C’est tout simplement impossible. Indicible, et vain ; on entend d’avance le discours qui s’empresserait de couvrir la libre appréciation de l’oeuvre. En veut-on une preuve ? Il n’y a que cela, il suffit de relire l’appareil critique déployé pour présenter, comme artiste majeur de notre temps, le créateur du Balloon Dog, du Balloon Flower, des Tulips, du Hanging Heart ou du Michael Jackson and Bubbles. Voici les arguments, d’abord contre-arguments :
- Il est l’artiste vivant le plus coté au monde. Pourquoi pas ? Le Bernin le fut. Mais, de nos jours, c’est problématique pour la doxa néo-avant-gardiste, qui stipule que l’art contemporain doit être provocateur, « dérangeant ». Dérangeant, comment le rester lorsqu’on est chouchou des grandes fortunes ? Celles-ci doivent être devenues soudain très éclairées et, comment dire cela… anti-conservatrices. François Pinault n’arborait-il pas le souriant Jeff à son bras lorsqu’il inaugura son Palazo à Venise ?
- Objection : Koons n’a pas toujours été si coté. C’est vrai, courbes à l’appui. Il a mis un peu de temps. Fort peu. L’objection consiste donc à dire qu’un artiste très cher ne le fut pas dès le berceau de son œuvre.
- Oui, mais toutes ses œuvres n’atteignent pas les chiffres de 21, puis 22,9, puis 33,6, puis 58,4 millions de dollars pièce. Pas toutes en effet. La nuance est, comment dire… de taille.
- Jeff Koons, sourire constant et affabilité bien huilée, eut le malheur d’être trader autrefois, ce qui ne fait pas tout à fait « genre » dans la mythologie de l’artiste perturbateur. Oui mais, petit trader fut Koons, qui le fut, qui plus est, pour financer ses matériaux précieux et novateurs, lesquels en jettent en effet « comme notre monde de consommation ». Cet artiste obligé de « faire trader » pour y arriver, c’est touchant pour Margot. Que l’historien seconde vite, inversant la charge avec ce détail érudit qui tombe à pic pour une rétrospective en France : Koons commença trader comme Gauguin courtier en Bourse… Filez l’analogie et vous tenez la ligne, historique.
- Avec son argent, Jeff Koons achète des chefs d’œuvre. Un Courbet par exemple. Ça prouve. Il est d’ailleurs connaisseur enthousiaste de Courbet, et de Duchamp. (…) Ce bon chic promotionnel pourrait faire mauvais genre en logique de Contemporain qui ne cherche rien tant que la réprobation - réactionnaire, forcément réactionnaire… « il en reste » (sic), nous prévient-on, pour nous annoncer tout de go que l’affable star « cache un artiste dérangeant » (sic), et pour cause : cet artiste est totalement cohérent avec son œuvre puisqu’elle exhibe les formes premières de l’Entertainment.
- Vient la visite de l’exposition. On sent certains commentateurs un peu embarrassés, qui consacrent la moitié de leur compte-rendu au descriptif des salles, à la « mise en page » muséographique - bref, les murs.
- Enfin, après tant d’arguments et préliminaires, il faut bien aborder l’œuvre. Toutes les appréciations esthétiques tournent autour de : cette œuvre offre une représentation nouvelle, directe, violente, de notre fascination pour les objets de consommation. Ce qui fait beaucoup d’affirmations méritant examen. « Nouvelle » cette représentation ? Le Pop’Art l’a fournie depuis un demi-siècle. « Représentation » ? Non, présentation. Dont la mise en œuvre relève de procédés vite repérables : agrandissement, et travail ouvragé sur les matériaux à effet obnubilant, effet miroir (les commentateurs ne manquent pas de signaler que nous nous voyons dans les cœurs géants et Balloons - nous nous voyons… Décisif). Et sommes-nous vraiment fascinés par l’Entertainment consumériste, depuis le temps ? Nous le subissons, et nous avons un regard dessus. Dommage donc que l’artiste ne nous offre pas un ou des regards sur ces natures mortes du commerce mondialisé.
- Oui mais, lit-on, notre époque est ainsi et Stendhal disait bien que « le roman est un miroir que l’on promène le long du chemin »… A ceci près que Stendhal fut simultanément le premier romancier à introduire dans le réalisme le point de vue du personnage, qui mime notre re-présentation constante du réel. Aucun point de vue sur et dans les objets érigés par Jeff Koons (dont il est libre de choix, évidemment). Une de ses grandes œuvres, New Shelton Wet/Dry Triple Decker, expose trois aspirateurs sous plexiglas. Du coup, certains commentateurs font observer, timidement, que Jeff Koons pourrait s’aviser qu’il y a d’autres réalités de notre monde contemporain… Effectivement, il y a la guerre et la faim dans le monde. Comme si le sujet faisait l’art.
- Quand même, des suiveurs d’opinion jouent les « lanceurs d’alerte », envisageant l’art de Koons sous l’angle des combats de prestige et des campagnes auto-publicitaires auxquels se livrent les hommes d’affaires (Arnault versus Pinault, en France). Il était temps de s’aviser de cette évolution spéculative marchande. Là, la mimesis sociologique est directe.
L’avenir admirera toutes ces stratégies de consentement auxquelles nul n’était contraint. (…) »4
Attention toutefois, il y a là un aveuglement impossible à déciller, car en boucle il aura réponse à tout, il répond d’avance : « Le travail de Koons est un retour à l’envoyeur pour tous ceux qui ont dénoncé l’art contemporain en laissant entendre qu’un enfant de cinq ans pouvait le faire. » Arrêtons-nous un instant sur ce culot : Bernard Blistène fait semblant de croire que les esprits critiques ressortent la vox populi disant depuis Picasso « un enfant en ferait autant ». C’est la même ineptie militante qui a fait dire que, si le Plug annal de McCarthy l’an dernier fut vilipendé, c’est le signe que cette œuvre est provocante, libératrice. Il n’y a pas plus ravis que ces gens-là lorsque les perpétuels intégristes et Versaillais du château de toujours réagissent, bêtement eux aussi. Voilà encore une des figures d’algèbre de la bêtise, le 180° du simplisme : des réactionnaires s’alarment, donc c’est dérangeant. Sans nuance. Sans finesse, le vulgarisme, la Culture contre la culture faisant semblant d’ignorer que oui, dérangeant ça l’est, comme l’est toute lourdeur contente de soi, l’ineptie en grand. Le contempteur de l’art contemporain est donc plutôt celui qui trouve son compte d’esprit et de chair dans des œuvres comme celles de Koons, ainsi que de Warhol comme on pourrait le voir 5, ou Buren, Beuys ou Raynaud (ici, pendant la prestation, projection d’un échantillon de photos d’œuvres de ces artistes). Ou Fabrice Hybert, tenez, dont on ne parle plus guère comme on ne parlera plus de ceux que j’ai pointés, mais qui représenta la France à la Biennale de Venise en 1997 après avoir trimbalé de ville en ville depuis Marseille en 1991 une savonnette géante (photo de celle-ci). Quant à Buren, il peut sur le tard dénoncer que « l’art contemporain », fourre-tout qu’il ne définit pas, serait désormais voué à l’argent ; l’argent n’est pas méprisable en soi, il se juge à ses investissements et l’histoire est riche de riches mécènes qui eurent un goût des plus avisés. Buren offre une autre figure de test : lorsqu’elle est répétitive, donc paresseuse, la démarche critique de l’artiste se nourrit du vulgarisme argenté dont elle se veut l’opposé. Elle sert à l’aménagement du territoire psychique.
Comme quoi, tous les hommes vivent, mais pas tous au même taux.
Et puis, je ne voulais pas nous laisser sans réponse à la question qui nous est tombée dessus ce soir comme chaque soir et matin : Pourquoi sommes-nous là, et même, ne mégotons pas : pourquoi sommes-nous ?… Je vous propose cette réponse, d’une part parce qu’elle est fidèle à notre chagrin du 13 novembre, et parce qu’en même temps, par l’effet de sa brièveté que vous allez ressentir, elle montre le fragile mais vif pouvoir de la culture. « Un homme, dès l’instant où il est né, tombe dans un rêve comme on tombe à la mer. » (Conrad).
Je vous remercie de votre présence.
* Prestation du 3 décembre 2015, Galerie La Ralentie, 22 rue de la Fontaine au Roi, Paris.
1 Librairie Editions Tituli, Paris, 2014, vente en ligne, www.tituli.fr
2 Editions Pocket, collection « Agora », 2015, p.886.
3 Ibid, p.886.
4 Ibid, p. 907-910.
5 Je renvoie à mon livre, à propos du paradigme warholien, notamment : la Nouvelle Préface, p 31 & suiv., La fortune critique d’Andy Warhol, p.111 & suiv., L’Art du Contemporain est terminé, p.892 & suiv.
Pour ceux que le débat sur l'art contemporain intéresse, écouter Jean-Philippe Domecq, l'invité-mystère des Nouveaux chemins de la connaissance du 1/01/2016
Alexandra Laignel- Lavastine
L'islamo-fascisme est-il le nouvel ennemi?
Alexandra Laignel- Lavastine
Des élites coupées des réalités françaises
Dans un article du Monde paru le 8 décembre 2015, Alexandra Laignel-Lavastine dénonce le déni de réalité:
Enivrés par leur folle reductio ad lepenum, certains ont même réussi l’exploit de céder la souveraineté et la laïcité à Marine Le Pen. Ou plutôt cet abominable « laïcisme » en lequel Emmanuel Todd voyait déjà, dès le printemps 2015, un ennemi cent fois plus redoutable que l’islamisme radical. On apprendra dans la foulée, par lui et par d’autres idiots utiles du FN, que les tueurs djihadistes étaient en fait des victimes (des discriminations, du chômage, etc.), et que les vrais coupables ne seraient autres que les « islamophobes ». On a aussi entendu un cinéaste expliquer que les massacres de Charlie avaient… « la sale gueule de Marine Le Pen ».
Et pourquoi pas du maréchal Pétain ? Jean-Luc Mélenchon, lui, croyait savoir que son ami Charb était tombé sous les balles des « intégrismes religieux » au pluriel… On s’étonne que ceux-là ne se retrouvent pas, à l’instar de Michel Onfray, sur une vidéo de propagande de l’organisation Etat islamique. Ainsi que me le disait il y a peu un intellectuel d’origine musulmane, laïc et démocrate : « Certains intellectuels progressistes européens sont effrayants : ils se conduisent envers les islamistes comme des collabos sans voir qu’ils pavent ainsi la voie à la droite extrême. » Nous y sommes.
(…)
Plus l’hydre fondamentaliste se confirmait, plus nombreuses étaient ses victimes, plus la bien-pensance régnante s’enferrait dans la complaisance, la sociologie « excusiste » et un déni idéologique du réel que rien ne venait enrayer. A défaut, elle minimise (le « loup solitaire »), elle euphémise (les « enfants perdus du djihad »), elle psychiatrise (une « poignée de déséquilibrés »), elle intimide (« halte à l’islamophobie »), elle sociologise (les défavorisés, c’est bien connu, ne peuvent que massacrer leur prochain) ou elle neutralise ( procès en dérives néoréac).
Cette calamiteuse stratégie de l’enfouissement aura donc travaillé dur pour accréditer, en réaction, la thèse apocalyptique du « grand remplacement ». En se refusant à nommer et à identifier l’ennemi idéologique, ce prêt-à-penser ne s’est pas contenté de contribuer à notre désarmement intellectuel tout en encourageant un rejet indiscriminé des musulmans. Nos bien-pensants de service n’ont pas fait le jeu du Front national : ils n’ont cessé de faire campagne à sa place ! A la longue, la xénophilie angélisante s’est ainsi révélée le plus efficace agent électoral de la xénophobie diabolisante. Voilà comment nous en sommes arrivés là.