Notre avant-guerre de Robert Brasillach

 

Notre avant-guerre, écrit en 1939-40, publié chez Plon en 1941, est une exaltation du fascisme, qui se décline sous différentes formes. Pour Brasillach, l'adhésion à cette doctrine est liée à un esprit de camaraderie assez fort, né au lycée, entretenu durant ses études et ses expériences de chroniqueur. Elle est une réjouissance à partager lectures contemporaines (Gide, Cocteau, J. Romain, Giraudoux, Thibaudet, R. Francis, Claudel...), spectacles (cinéma muet et théâtre avec Georges et Ludmilla Pitoëff), goût du voyage et de l'aventure. On peut donc lire Notre avant-guerre comme la chronique d'une époque qui commence en 1925 et qui se termine à la guerre. La jeunesse et la vitalité, l'éloge de la nation et du passé sont les moteurs du mouvement. Les fascistes dénoncent la corruption politique, tentent avec les communistes une révolution nationale, le 6 février 1934, mettent à mal l'esprit bourgeois, « les bien-pensants », comme il est souvent écrit. Le récit, parfois lourdement chargé de nostalgie, rend compte de l'effervescence culturelle qui permit à Brasillach de côtoyer les écrivains de son époque.

Et pourtant, lire Notre avant-guerre comme une simple chronique, c'est occulter la raison pour laquelle l'auteur écrit ce texte: « En tout cas, nous avions trop connu les vices du monde qui disparaissait aujourd’hui pour le regretter, nous savions que, quel que soit le destin, notre tâche serait, en toutes circonstances, de récréer ce climat national et hardi où notre patrie devait bien vivre, à son tour, pour étonner le monde. Les jalons que nous avions posés indiqueraient la route, plus tard, à d'autres que nous, et à nous-mêmes, nous en étions sûrs. Mais après quoi? Et dans combien de temps? ».

La défense du fascisme comme mouvement atemporel amène donc à porter une attention particulière aux motivations profondes de l'auteur. Or, ce qui pourrait s'apparenter à un esprit de rébellion ne prend racine dans aucune démarche réflexive. Dans le premier chapitre « Le matin profond », nous lisons: « Nous ne pouvions rien trouver qui représentât mieux que l'A.F. la jeunesse du nationalisme, une sorte de « pré-fascisme » déjà dans l'air, l'union d'une doctrine sociale forte et de l'intelligence nationale, et même les communistes le savaient; et la précision de l'idée fasciste ou national-socialiste a toujours été depuis notre grande recherche ». Toutefois, et c'est ce qui est surprenant dans cette adhésion, nous ne savons pas en quoi consiste « la doctrine sociale forte ». Aucun discours argumenté ne vient étayer la thèse fasciste. Elle s'impose à l'esprit comme une évidence qui ne supporte pas la discussion. Aucun indice ne montre comment l'amour du fascisme est né, ni en quoi il consiste, comme si cette voie était innée. Brasillach est né fasciste.

Deux forces rentrent en interaction dans ce système de représentation: le dégoût de la politique menée par Le Front Populaire et la fascination qu'exerce l'Allemagne sur les esprits, à propos de laquelle Brasillach écrit au chapitre IV: « Mais soudain, après les rêveries genevoises, les idylles au bord des lacs, les illusions, soudain elle s'installait dans le centre même du ciel avec un rayonnement d'incendie, et il eût fallu être aveugle pour ne pas l'apercevoir. C'est ce que nous nous répétions, en suivant aux postes de T.S.F. les cérémonies initiatiques du nouveau culte, en écoutant les cloches sonner, de minute en minute, pour couper les discours et faire incliner la tête des foules. » L'influence de la propagande d'Hitler dépasse les frontières et crée un engouement qui ne cherche aucune compréhension approfondie des idées. Ainsi, toute tentative de dénonciation par les autres est balayée et tournée en dérision: « Chassés pêle-mêle, juifs ou socialistes, ils commençaient d'édifier en France un vaste mur des Lamentations, devant lequel ils prenaient à témoin l'univers. » Sous une objectivité feinte, Brasillach démontre en fait à quel point les totalitarismes se passent de débat, de confrontation, d'objection et de réponse.

Et c'est bien cette objectivité feinte qui est dangereuse. L'homme n'a plus à réfléchir au modèle de société qu'il souhaite, il n'a qu'à plier devant l'exercice de la force, car ce qui s'impose avec autorité est réalité. Il faut dès lors obtempérer, sans résister: « Ainsi était définitivement ruiné, autour de nous, cet univers de papier et de nuages auxquels nos aînés avaient cru. Cela aurait été un autre songe, sans doute, que d'applaudir bruyamment à l'intrusion têtue de la réalité dans les apparences: elle n'avait rien d'aimable, certes, mais elle était la réalité, voilà tout. Elle surgissait, comme le gros globe allongé du soleil qui jaillit de la mer, brusque et furieux. Et tout était oublié des brumes de l'aube, et devant l'astre naissant, il fallait bien admettre que beaucoup de peuples, beaucoup d'hommes à travers la planète, le reconnaissaient comme lumineux et brûlant, et ne voulaient plus entendre parler de ce qui avait précédé ». Nous sommes en 1933. Les fascistes français sont prêts à ouvrir un boulevard à Hitler. La seule fascination sur les esprits, la seule volonté de changer d'époque suffit à créer un espace prodigieux pour le dictateur.

Nous avons là une belle illustration de la capitulation de la pensée face à ce qui la dépasse et l'intimide. Brasillach protège l'esprit fasciste de toute chaîne de causalité, la question de la responsabilité n'étant jamais posée et ne l'intéressant pas. Les seuls responsables du climat délétère ne sont pas les traîtres à la nation mais ceux qui créent l'époque. « Alors la nation retournait à ses plaisirs, aux revues de fin d'année, aux journaux illustrés. On publiait les confessions des vedettes de music-hall, on lançait le mot de sex-appeal. Tout le capital de luxe et de luxure qu'avait amassé pour quelques privilégiés l'après-guerre était dilapidé en publications à grand tirage, et la foule avait sa part de vices et des joies réservées aux riches. Ce temps est le temps de la vulgarisation de l'immoralisme. Aussi comment s'étonner si, détournés d'un régime qui gâchait ainsi le meilleur de la nation, beaucoup voyaient avec une curiosité accrue se poursuivre à l'étranger des expériences souvent menaçantes, mais animées de l'esprit de grandeur? Sans Violette Nozières, sans Stavisky, sans le sex-appeal, sans les journaux du soir, on n'aurait peut-être pas regardé au-delà des frontières comme on l'a fait durant ces années-là ». Ainsi le fasciste est tantôt prêt à dénoncer l'immoralisme d'une société, tantôt prêts à rire de ses bien-pensants. Inscrivant sa morale dans une grandeur qui frappe l'imaginaire, il ne cherche à aucun moment à définir un projet collectif d'envergure, mais se pose en adversaire de ce qui existe déjà, la démocratie, la République. Il oppose à la médiocrité environnante, la grandiloquence d'un Hitler, d'un Mussolini ou d'un Franco, sans jamais envisager la moindre conséquence de ces idéologies. « Lorsqu'il parle aux Italiens de la terre natale et d'au-delà des mers, Mussolini est un grand poète, de la lignée de ceux de sa race, il évoque la Rome immortelle, les galères sur le Mare nostrum, et poète aussi, poète allemand, cet Hitler qui invente des nuits de Walpurgis et des fêtes de mai, qui mêle dans ses chansons le romantisme cyclopéen et le romantisme du myosotis, la forêt, le Venusberg, les jeunes filles aux myrtilles fiancées à un lieutenant des sections d'assaut ». La séduction créée par ces doctrines, vidées de la substance de leurs discours, remplies du pouvoir de leurs illusionnistes en pleine messe noire révèle l'état d'esprit de Brasillach, qui ne sortira jamais de ce qui s'apparente à de l'hypnose. Tel un adepte pris dans une secte, il ne cessera de magnifier la vie qu'il a eue auprès des leaders et des journalistes fascistes.

Dans le discours de Brasillach, on peut mettre en parallèle deux penchants auxquels il cède volontiers: son admiration sans borne pour les fascistes et sa haine « instinctive » des juifs. Là encore, l'antisémitisme est, pour lui, un élan qui va de soi et dont on ne connaît l'origine. Il ne lui paraît pas aberrant d'écrire: « Le Français est antisémite d'instinct, bien entendu, mais il n'aime pas avoir l'air de persécuter des innocents pour de vagues histoires de peau. » (…) « Je suis partout publia en avril 1938 un numéro spécial sur les Juifs dans le monde, un second numéro en février 1939 sur les Juifs en France, masse de documents rassemblés par Lucien Rebatet, et tentative d'un statut des Juifs raisonnable. Ce fut un gros succès, mais un beau tollé aussi. En même temps l'antisémitisme instinctif trouvait son prophète dans Louis-Ferdinand Céline, l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui lançait avec Bagatelles pour un massacre un livre torrentiel, d'une férocité joyeuse, excessif bien entendu, mais d'une verve grandiose. Pas de raisonnement là-dedans, seulement « la révolte des indigènes ». Le triomphe fut prodigieux ». Une phrase revient régulièrement dans le discours de Brasillach: « Nous nous amusions ». C'est dans cet aveuglement sans borne que l'on peut s'amuser, en effet. Il suffit d'un bouc-émissaire, de l'absence de toute argumentation et du rire. Qui permet tout. Même le pire.

L'esprit de clan permet cette union face à l'ennemi, qu'est le Juif, le socialiste, le communiste, le bourgeois, le capitaliste. La vie est conditionnée par cette appartenance au fascisme et Brasillach, grisé, encourage ses excès. « Les événements avaient marché, et la violence chaque semaine accrue de notre hebdomadaire lui valait un succès vif auprès de la majorité. Nous avancions dans une bien excitante atmosphère de calomnie et d'ordures: vendus à Hitler, vendus à Franco, vendus à Mussolini, vendus au grand capital, vendus aux deux cents familles et au Mokado, nous devenions pour nos adversaires quelque chose comme l'organe officiel du fascisme international. Mais nous savions que nous étions surtout le journal de notre amitié et de notre amour de la vie ».

Pour Brasillach, l'amour de la vie est associé à un soutien inconditionnel à ses amis fascistes. « Un livre de mémoires composé suivant les règles comprend de ces instants solennels où l'auteur s'arrête pour composer un portrait ». Et différents portraits sont effectivement brossés, de Lucien Rebatet, Charles Maurras, Pierre Gaxotte, Léon Degrelle. Ils sont tous également élogieux. Brasillach ressent une admiration naïve, presque de la tendresse, pour ces hommes d'extrême droite, quels qu'ils soient, quoi qu'ils fassent. Le fait qu'ils soient fascistes et en pleine ascension leur octroie un crédit total. Le manque d'esprit critique signe une fois de plus la crédulité d'un homme conquis et fasciné au-delà du concevable. Il suffit d'avoir la protection et la bénédiction de ces hommes pour faire de Brasillach un témoin heureux et docile. La servilité, effective, est la caution de toute dictature. Le maître est à aimer et à craindre. Ces figures charismatiques permettent à l'homme soumis et dévoué qu'est Brasillach d'exister pleinement. Il font de lui un homme comblé.

La fin de l'histoire montre qu'il sera surtout un homme abusé. Car qu'en est-il de la réciprocité de ces relations? Chacun de ces amis saura-t-il lui venir en aide quand il sera condamné à mort durant l'épuration de 1944? Brasillach a été une belle caution. Grâce à lui, les autres ont été épargnés. On a beau faire preuve d'un enthousiasme sans limites pour une doctrine et les hommes qui la portent, à la fin de la guerre, plus personne ne soutient ni la doctrine, ni Brasillach. Le château de cartes s'est effondré, laissant des nations désabusées par le fascisme et le communisme. Quant à Brasillach, la pétition d'artistes et de lettrés communistes, socialistes, chrétiens ou même collaborateurs, l'intervention de son avocat J. Isorni ne suffiront pas à infléchir le général De Gaulle, qui considère que tout intellectuel est responsable de ses paroles et de ses actes et qui le fera fusiller, sans le moindre remords, le 6 février 1945.        VR

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