L'Obscurité de Philippe Jaccottet
Cher L.,
Le livre de Ph. Jaccottet que tu m'as conseillé m'a plongée dans une longue rêverie. Cette phrase: « Maintenant, j'ai changé. » à l'avant-dernière page a retenu toute mon attention. C'est à ce moment, je crois, que j'ai senti un véritable soulagement. J'ai été particulièrement sensible au clair-obscur qu'on découvre à la fin et que tu évoques dans ta note. C'est la métamorphose que j'appelle de mes voeux.
Alors que je n'avais pas fini cet ouvrage, j'ai rêvé que je me trouvais au fond d'un précipice au déclin du jour. Ce moment durant lequel le monde passe du jour à la nuit, je l'ai associé à un retour aux sources, à la source d'eau telle qu'on la trouve au fond d'un gouffre. La beauté de la lumière disparaissant progressivement m'apaisait.
Dans ce rêve, j'étais seule, et le fond de ce précipice, loin d'être angoissant, me donnait un sentiment de retranchement et de plénitude qui me comblait. La clarté de l'eau et la douceur de la lumière prise entre deux failles, la présence discrète d'animaux rares, l'atmosphère paisible me faisaient passer d'un état à un autre, sans que j'en aie conscience. Le noir et l'or s'harmonisaient.
Je revenais à la société des hommes, avec le sentiment d'avoir découvert un trésor, et ce trésor, je le sais, correspondait au passage du jour ensoleillé à la nuit. Ce lieu n'était supportable qu'à condition qu'on le quitte avant la tombée de la nuit, qui glaçait tout.
L'Obscurité de Ph. Jaccottet, dit l'opposition symbolique de l'obscurité et de la lumière que l'on retrouve dans l'Epopée de Gilgamesh et les textes sacrés. Dans ces textes antiques, la quête de la lumière fait partie du cheminement spirituel mais on nous montre rarement à quel point l'entre-deux est beau. Jaccottet évoque la tombée de la nuit et l'aube comme des moments salvateurs. Rappelle-toi cette promenade que le narrateur fait avec ses amis en fin de journée et ce passage en particulier, que j'ai lu comme un écho à mon rêve:
« Le sentiment d'une perte sans mesure, d'une perdition sans recours m'envahit soudain: mon maître est mort bien avant sa mort véritable, dont il se peut qu'elle ne soit pas encore advenue à l'heure qu'il est; je souffre qu'il ait pu être ainsi jeté bas, et de l'avoir vu dans son humiliation. Cet espace d'herbe presque noire au moment du crépuscule, qui très obscurément me parlait, et dont la parole semblait, quoique obscure, infiniment rassurante, m'avait-il menti? Je ne pouvais en détacher les yeux: on aurait dit que le ciel, à cause du vol de la clarté vers sa cime, n'était plus qu'un passage vers la légèreté, n'était plus lui-même qu'une aile tournant du bleu sombre à l'argent, tandis qu'en bas ce lieu d'herbe paraissait s'ouvrir et se creuser vers les profondeurs, me ramener à des choses anciennes peut-être, me faire traverser d'épaisses couches de temps. De sorte que je me sentais en cet instant, sans le comprendre tout de suite, étiré de la profondeur à la hauteur comme un personnage de très grandes dimensions, et peut-être aussi s'étendant à la fois sur le passé et l'avenir, le souvenir confusément triste et le songe exalté. Je devinais qu'à cette ombre croissante contribuait sinon une pensée, du moins une appréhension funèbre, mais l'étonnant était que cette appréhension me donnât une espèce de joie très intense, très profonde... L'ombre me disait, pensais-je: « Telle je gagne et creuse, et fais passer, telle est toute phase de ta vie, telle sera ta mort même, et pour une part de toi il ne peut y avoir plus de ruptures qu'il n'en est d'une heure à l'autre... Habite en paix ce qui est à peine une maison de feuilles, à peine un camp de ténèbres, habite avec bonheur ce passage, toi que tes larmes depuis toujours associent à la transparence des eaux... »
Il apparaît que le maître dont il est question dans le livre, n'a pas su pleurer et passer d'un état à un autre. Il s'est contracté en lui et meurt de ne pas avoir saisi l'entre-deux.
J'ai beaucoup aimé la prudence du narrateur qui ne souhaite ériger aucune vérité. On retrouve dans cette humilité la souplesse d'esprit qui permet d'accueillir les événements les plus douloureux sans les cristalliser.
Cette lecture m'accompagne dans mon parcours, entre amitié d'astres et corps célestes.
Valérie