Le mythe d’Enkidou et de Gilgamesh : Un despote mis à genoux

 

Par Valérie Rossignol

Publié dans la revue Esprit en juillet 2023

 

 

L’Épopée de Gilgamesh est la plus ancienne œuvre littéraire. Écrite sur des tablettes d’argile, elle nous est parvenue délabrée, amputée d’un tiers de son récit. Elle raconte le voyage aux confins du monde d’un roi qui refuse de mourir et cherche l’immortalité. De retour à Uruk, Gilgamesh, désillusionné, pourra vivre le reste de sa vie avec toute l’intensité et l’humilité que requiert la conscience d’être mortel.

Gilgamesh a vécu vers 2650 avant J-C., à Uruk dans l’actuelle Irak.  Entre 2330 et 2000, on met par écrit toutes sortes de légendes sumériennes de Gilgamesh. La « Version ancienne » ou « Version babylonienne » de l’épopée elle-même date de 1750-1600. C’est ce poème que Jean Bottéro traduit de l’akkadien, dans son livre L’Epopée de Gilgameš, le grand homme qui ne voulait pas mourir (Gallimard, coll. "L'aube des peuples", 1992). Et c’est cette version-là que Jacques Cassabois utilise pour écrire Le roman de Gilgamesh (Albin Michel, 1998). Son écriture, incarnée et passionnée, nous permet de saisir les enjeux de l’épopée. Sa tâche a consisté à donner vie à une œuvre parcellaire et riche en enseignements. Sur son site d’auteur, il résume ainsi le début de l’épopée : « L’Épopée raconte l’évolution d’un homme, Gilgamesh, qui règne sans partage sur sa ville, Uruk, dans le sud de la Mésopotamie. Un homme puissant, intempérant, terreur des villes voisines contre qui il guerroie sans cesse et terreur de son propre peuple qu’il tyrannise au point que, lassé de ses exactions, celui-ci prie les dieux d’intervenir pour le débarrasser de lui. » C’est pour répondre à cette crise politique que les dieux envoient Enkidou.

Ce que j’ai envie de transmettre aujourd’hui, ce n’est pas l’histoire de Gilgamesh, mais celle d’Enkidou, relatée dans les deux premières tablettes traduites par Jean Bottéro. Ce qui m’intéresse particulièrement concerne la façon dont le mythe littéraire invente les moyens de déjouer la violence d’un despote. Grâce à la figure d’Enkidou, l’Épopée de Gilgamesh devient une œuvre fondatrice dans la mesure où elle montre comment les rapports de force peuvent conduire à une quête métaphysique quand s’y introduit la dimension sacrée de l’amour.

***

            Gilgamesh est un demi Dieu. Il règne sur Uruk mais règne en despote :

« Entre les clos d’Uruk,

Il allait et venait ;

Tête haute, pareil à un buffle,

Il étalait sa force ;

Sans pareil

À brandir ses armes ;

Gilgamesh, haut-relief, musée du Louvre

Son escorte toujours sur pieds,

À ses ordres !

En leur privé, pourtant les gaillards d’Uruk

Ne cessaient de trembler :

Gilgameš (disaient-ils) ne laisse pas

Un fils à son père ! (…)

Gilgameš ne laisse pas

Une adolescente à sa mère,

Fût-elle fille d’un preux,

Même déjà promise. »[1]

Beau, puissant, orgueilleux, il agit sans limite. Il n’est pas question pour le peuple de fomenter une révolution, de le tuer, ni même de chercher à le séduire. Fatigués par sa violence et son autorité, les hommes se plaignent aux dieux, et, ceux-ci ne pouvant détruire un des leurs décident de lui envoyer un rival de force égale et beau comme un dieu : Enkidou. La magie du texte ancien agit par sa simplicité. Enkidou est le projet des dieux. C’est à la fois un médiateur et une figure mythique, celle du premier homme, de l’homme sauvage et du messie.

Premier homme, il l’est dès sa création, puisqu’en aîné d’Adam, il est conçu par Aruru avec de l’argile et grandit dans une sorte de jardin d’Eden :

« S’étant alors lavé les mains,

Elle prit un lopin d’argile

Et le déposa en la steppe :

Et c’est là, dans la steppe,

Qu’elle forma Enkidu-le-preux.

Mis au monde en la Solitude,

Aussi compact que Ninurta.

Abondamment velu

Par tout le corps,

Il avait une chevelure

De femme,

Aux boucles foisonnant

Comme un champ d’épis.

Ne connaissant ni concitoyens,

Ni pays,

Accoutré

À la sauvage,

En compagnie des gazelles.

Il broutait ;

En compagnie de sa harde,

Il fréquentait l’aiguade ;

Il se régalait d’eau

En compagnie des bêtes. »[2]

Imaginons le premier homme vivre seul, en harmonie avec ses gazelles, sauvagement, loin de toute civilisation. Ses cheveux sont aussi beaux que ceux d’une femme et c’est une autre qualité de ce texte légendaire de le dire. Avec toute sa force et sa beauté féminine, Enkidou pourrait bien séduire Gilgamesh. Mais, à aucun moment on ne lui demandera de prouver à quel sexe il appartient ni de préciser de quelle nature est leur relation. C’est que le texte prend sa source bien en dessous, dans ce qui fait la force et la singularité de la beauté charnelle. Loin du discours idéologique se trouve l’alchimie du corps et de l’esprit, du Verbe et de l’amour. Et c’est précisément cette alchimie qui permet d’opérer la nécessaire métamorphose de l’homme et des situations.

Gilgamesh lui-même, entendant parler d’Enkidou et ayant rêvé de lui sous l’aspect d’un monolithe qui tombe du ciel, décide de lui envoyer la Courtisane Lajoyeuse, prêtresse de la déesse de l’amour Ishtar. Sa mission consiste à apprivoiser et séduire l’homme sauvage afin de l’extraire de la steppe et de le conduire vers Gilgamesh :

« Va-t’en, Chasseur, et emmène avec toi

La Courtisane Lajoyeuse.

Lorsque la harde

Arrivera à l’aiguade,

Elle ôtera ses vêtements,

Elle dévoilera ses charmes,

Et quand il la verra ainsi,

Il se jettera sur elle,

Alors, sa harde, élevée avec lui,

Lui deviendra hostile. »

Le chasseur réitère l’ordre à la fille de joie, précisant :

« Dénude-toi, Lajoyeuse,

Découvre-toi le sexe

Pour qu’il y prenne ta volupté !

Et n’aie crainte

De l’épuiser !

Lorsqu’il te verra ainsi,

Il se jettera sur toi :

Laisse alors choir ton vêtement

Pour qu’il s’allonge sur toi,

Et fais-lui, à ce sauvage,

Ton affaire de femme !

Alors sa harde, élevée avec lui,

Lui deviendra hostile,

Pendant que de ses mamours,

Il te cajolera ! »[3]

C’est mesurer le pouvoir de l’attirance charnelle, la vue du sexe de l’autre et l’émoi qui s’en suit, mais en sous-estimer les conséquences. A partir de cet acte d’amour, un ordre nouveau naît. Le mythe structure le temps à la manière de l’Ancien testament, puisque Enkidou fait l’amour pendant six jours et sept nuits. Au septième jour, le corps d’Enkidou, alangui, ne peut plus courir avec ses gazelles. Elles s’en détournent, sentant qu’il s’est humanisé :

« Mais il avait mûri :

Il était devenu intelligent !

Aussi revint-il s’asseoir,

Aux pieds de la Courtisane,

Les yeux rivés

Sur son visage,

Il comprenait

Tout ce qu’elle lui disait ».[4]

C’est ainsi que, par la vertu de l’amour, la femme métamorphose Enkidou. Sans apprendre, il comprend. Parce que son esprit est relié à sa chair, et la chair au Verbe, les choses deviennent intelligibles. L’œuvre mésopotamienne fait de la femme une initiatrice sacrée. Elle civilise l’homme sauvage, elle lui apprend à écouter et entendre par l’acte répété de l’amour. En quelques jours, elle lui donne accès au langage, à l’élémentaire communication entre deux êtres qui se comprennent parce qu’ils s’aiment. Aussi inconcevable cela soit-il pour notre époque, la fille de joie était aussi prêtresse du temple d’Ishtar, la déesse de l’amour.

***

            Après avoir été habillé, avoir mangé du pain et bu de la bière, après avoir vécu avec les bergers et s’être familiarisé avec les hommes, Enkidou, convaincu que Gilgamesh, dont Lajoyeuse lui a parlé, sera pour lui un ami, impatient aussi de se mesurer à lui, arrive à Uruk. Dans le même temps, Gilgamesh raconte son rêve à sa mère : « Moi, je le cajolais, comme une épouse, Puis, je l’ai déposé à tes pieds et toi, tu l’as traité à égalité avec moi ». L’annonce est faite : un homme est sur le point de gagner le cœur de Gilgamesh, qui s’exclame : « Ah qu’il m’arrive une chance aussi grande ! Un tel ami et confident, puissé-je l’obtenir ! » Pour l’homme orgueilleux et puissant qu’est Gilgamesh, le rêve d’être atteint par un être de force égale dit tout de sa solitude et de son intime désir d’en finir. C’est la force et le secret des relations électives que de se hisser au cœur de l’être le plus arrogant et le plus inaccessible afin de le toucher et de lui donner une chance de sortir de lui-même et de changer.

Il se joue alors une scène mémorable. Gilgamesh, en tyran invincible, a l’habitude d’exercer son droit de cuissage. Portant la ceinture de l’époux à la taille, il s’arroge la possibilité de passer la première nuit avec l’épousée. Enkidou, en messie, intervient à son arrivée pour empêcher que la transgression la plus désespérante soit commise et sanctuariser le lien d’amour. Il barre la route à Gilgamesh et lui interdit de commettre son acte sacrilège. Le texte assume sa fonction cathartique : pour passer, Gilgamesh, à qui personne ne s’est jamais opposé, devra se battre contre Enkidou et le vaincre.

« Cependant, l’appareil nocturne d’une noce

Avait été mis en place,

Et, comme on l’eût fait à un dieu

On avait mis une « ceinture » à Gilgameš

Mais Enkidu bloquait, de ses pieds,

La porte de la maison nuptiale,

N’y laissant pas

Gilgameš entrer.

Aussi, devant la porte même,

S’empoignèrent-ils

Et se battirent-ils, en pleine rue,

Sur la grand-place du pays,

Si fort que les jambages en étaient ébranlés,

Et que les murs vacillaient. »[5]

Rien ne nous reste de l’issue de ce combat interminable, si ce n’est que Gilgamesh finit par reconnaître la légitimité de son rival. Libéré par lui, il l’aimera, comme un ami, un amoureux, un frère et l’entraînera dans de prodigieuses aventures.

***

            L’arrivée d’Enkidou, le serviteur, le sauvage, le messie attendu, permet un changement de point de vue radical dans la vie du despote Gilgamesh. Quand une situation est bloquée, un système scellé au point que les réflexes et habitudes entretiennent la corruption et la détresse, il reste, tel que l’ont toujours été les héros inspirés, l’élan total et glorieux des êtres qui n’ont pas peur et qui ne doutent pas de leur action. Celle-ci n’est pas raisonnée mais relève d’une attitude directe et instinctive, d’une prescience de ce qui est bien et nécessaire. Enkidou est l’homme de la justice, de l’amour absolu et du changement possible. Il lui fallait, pour réussir, une confiance totale dans sa providence, une joie innée, une innocence dont la nature l’a nourri mais aussi l’intelligence du cœur que Lajoyeuse a cultivée en le faisant naître à l’amour.

[1] L’Epopée de Gilgameš, le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, coll. "L'aube de 1992, p. 67

[2] Ibid p.69

[3] Ibid p. 73

[4] Ibid p. 76

[5] Ibid p. 85

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