L'amour d'Enkidou
C'est en ces termes que Jacques Cassabois évoque Gilgamesh, le roi d'Uruk: « L’Epopée raconte l’évolution d’un homme, Gilgamesh, qui règne sans partage sur sa ville, Uruk, dans le sud de la Mésopotamie. Un homme puissant, intempérant, terreur des villes voisines contre qui il guerroie sans cesse et terreur de son propre peuple qu’il tyrannise au point que, lassé de ses exactions, celui-ci prie les dieux d’intervenir pour le débarrasser de lui. »
Les dieux auraient pu choisir de faire mourir Gilgamesh, de l'affaiblir par une maladie ou un accident. Cependant, en tant que fils de la déesse Ninsuna, Gilgamesh est protégé. Ils doivent trouver un subterfurge et créent Enkidou, à la fois rival et ami. Jean Bottéro1 souligne ainsi l'opposition des deux personnages clés de l'épopée: « pour l'opposer mieux à son futur adversaire, l'auteur a fait ici de lui une sorte de symétrique de Gilgamesh: alors que ce dernier est civilisé, raffiné, homme de la ville, Enkidu est sauvage et primitif, né isolé « dans la steppe », avec, pour seuls compagnons, « les animaux sauvages et leurs hardes », auxquels il tient de près par sa vie et ses moeurs. »
Les clefs que donne l'épopée pour résoudre la crise du pouvoir ne sont pas politiques. Aucune intervention militaire, aucune guerre ou révolution n'est envisagée pour se débarrasser du tyran. Le changement, s'il doit avoir lieu, est individuel. Il passe par une prise de conscience de ce qu'est une action sacrilège.
Ce ne sont plus les lois et rites fixés par l'ensemble des dieux qui définissent le caractère de ce qui est sacré, mais la reconnaissance collective qu'une transgression d'ordre moral a été commise. Seul un individu non corrompu et initié à l'amour est à même de poser ces nouvelles limites que les hommes et les dieux attendent fébrilement.
Dans la logique interne de l'épopée, l'initiation au sacré passe la confrontation à Enkidou, lui-même civilisé par une femme aimante2. C'est ce que souligne Jacques Cassabois: « Observons au passage que la civilisation, parce qu’elle est inculquée par une prêtresse, s’affirme d’emblée comme sacrée. Et que d’autre part, elle s’illustre dans trois principes fondateurs qui seront repris quelques millénaires plus tard par le Christ qui apportait un message d’amour et indiquait que l’homme pouvait s’unir au divin, en communiant à lui sous les espèces du pain et du vin. »
Or, le roi d'Uruk, dans son rapport aux femmes, n'a pas accès à cette dimension sacrée de l'amour. Il est le garant d'une tradition, l'amour libre, qui fait de l'amour charnel, un plaisir de la vie ordinaire. Pourtant, Gilgamesh subit autant qu'il l'impose cette désacralisation de l'amour. La représentation de la déesse de l'Amour Ishtar est de ce point de vue révélatrice. Quand elle tente de séduire, dans un esprit de manipulation évident, Gilgamesh, fort de ses exploits guerriers, celui-ci la repousse avec violence: l'amour physique, aussi enivrant soit-il, est un piège. Pour le roi, la femme est une rivale, potentiellement dangereuse, une séductrice impitoyable à écarter à tout prix. Il répond ainsi à Ishtar3:
« [No]n! Je ne veux pas de toi
[Pour épouse]!
[(Car) tu (n')es (qu')un fourneau]
[Qui s'ét]eint au froid;
Une porte branla[nte (?)]
[Qui n'a]rrête ni courants d'air, ni vents;
Un palais qui s'écra[se]
[Sur ses (plus) braves défenseurs (?)]
Un éléphant
[Qui jette à bas son hanarchement;
Un morceau-de-bitume
Qui so[uille] qui le touche;
Une outre
Qui [se vide sur] son porteur;
Un bloc de pierre-à-chaux
Qui cause l'effondrement d'un mur de pierre;
Un bélier-de-siège
Qui démolit le rempart d'alliés;
Une chaussure
Qui bl[esse] son porteur!
Pas un de [tes] amants
[Que tu aurais aimé] toujours!
Pas un de tes favoris
[Qui] aurait échappé [à tes pièges]!
Viens çà, que je [te] récite
[Le triste sort (?)] de tes amoureux! »
Ishtar a en effet coutume de transformer les amants délaissés en animaux. La méfiance et la résistance de Gilgamesh sont somme toute compréhensibles. La déesse est bien loin d'inspirer un amour total et généreux. Il semblerait que cette forme d'insoumission et de domination soit un état de fait pour le roi d'Uruk.
C'est donc en dehors d'Uruk, de cette civilisation qui s'adonne aux plaisirs de la chair, que peut naître un rapport nouveau à la femme. Quand Enkidou s'éveille grâce à La Joyeuse, il découvre la vie d'homme, en même temps que l'amour charnel et spirituel. Il est amoureux de La Joyeuse. Il l'aime avec toute la sincérité d'un homme qui ne connaît ni la méfiance, ni la manipulation. Enkidou est un coeur pur. Il va au-devant des hommes avec la certitude qu'une femme est belle, que l'amour qui l'unit à elle est beau, et que ce lien est sacré. C'est cette profonde conviction qui lui donnera la force d'affronter Gilgamesh.
La Joyeuse a beau l'avoir préparé à l'amitié du roi, en lui expliquant qu'il attendait avec impatience son arrivée, quand Enkidou débarque à Uruk, l'homme qu'il découvre en Gilgamesh ne lui plaît pas. En voyant le roi exercer son droit de cuissage auprès des jeunes filles le soir de leurs noces4, il entre dans une grande colère.
« Barrant la route
[A Gilgameš]
[Devant lui] se tenait
La population (entière) d'Uruk,
(Tout) le peuple
S'était attroupé [alentour],
La foule
Se pressait [devant lui],
Et les gaillards
S'étaient massés [pour le voir].
Et, comme à un bambin,
Ils lui bai[saient les pieds]:
« (On voit) d'emblée[, disaient-ils (?),]
(Que) c'est un beau gaillard! »
Cependant, l'appareil [noctu]rne d'une noce
[Avait été mis en place],
Et, comme (on l'eût fait) à un dieu
On avait mis une « ceinture » (!) à Gilgameš
Mais Enkidu bloquait, [de ses pi]eds,
La porte de la maison nuptiale,
N'y laissant pas
Gilgameš entrer.
(Aussi), devant la porte même,
S'empoignèrent-ils
Et se ba[ttiren]t-ils, en pleine rue,
Sur la grand-place du pays »5
C'est la première fois qu'un être s'oppose ainsi au roi. Cette opposition, née du sentiment d'une transgression, est d'autant plus salvatrice qu'elle introduit dans la société la conscience de la faute commise: on ne viole pas une femme, on n'exerce pas un droit de priorité sur le futur époux, même si l'on est un demi-dieu, même si l'on est un roi puissant. Gilgamesh ne sent pas cet interdit, tant il est habitué à exercer un contrôle absolu sur la ville. Enkidou est là pour créer un ordre nouveau.
La désacralisation inhérente à la ville d'Uruk étant liée à une absence de transcendance, - les dieux, comme plus tard les dieux grecs et romains, trop humains pour s'ériger en modèle, ne permettent pas à l'homme de s'élever - , Enkidou, par sa révolte, enclenche un processus irréversible: sa force d'amour éveille le roi à une spiritualité nouvelle et exigeante.
Cet espace inaugural, semble accompagner la naissance du monothéisme. C'est ce qui m'amène à penser que l'invention du personnage d'Enkidou, en créant un appel à la transcendance et à la quête du sens de la vie, fait écho au dessein des Sémites, qui, dans leur religiosité même, s'opposent aux Sumériens.
Cette hypothèse, Jean Bottéro6 la formule ainsi: "Dans leur religiosité, les Sémites semblent, non seulement n'avoir pas eu besoin d'un personnel surnaturel très nombreux, mais avoir ressenti, vis-à-vis de leurs dieux, un sentiment très vif de respect, de vénération, d'humilité, disons de distance, de "transcendance": en les plaçant toujours plus haut, beaucoup plus haut qu'eux-mêmes, inaccessibles. Dans la religion mésopotamienne, et surtout à l'époque ancienne, le nombre très grand (peut-être un millier) de divinités, et la sorte de familiarité avec laquelle on les traitait, leur imputant bien des méfaits, travers et petitesses propres aux hommes (viols, incestes, ivrognerie...), tout cela me semble donc relever plutôt des Sumériens. De même, l'ancienne religion paraît avoir ignoré le sentiment du "péché", de la "révolte" contre le pouvoir absolu des dieux par le refus d'observer les obligations et prohibitions qui quadrillaient la vie humaine et qu'on leur imputait. Aussi, à mesure que les Sémites ont pris la barre en Mésopotamie, les Sumériens disparus, les choses se sont-elles progressivement modifiées: le nombre des divinités objet de la dévotion commune s'est réduit, elles n'ont plus été traitées qu'avec un vif sentiment de leur altitude et dignité surnaturelles et l'importance du "péché-révolte" a crû."
Enkidou, habitué au silence de la steppe, initié à ce qu'il y a de plus grand dans l'amour, Enkidou parce qu'il signe l'aveu d'impuissance des dieux soumis à Gilgamesh, ouvre la voie à une conscience réflexive opérant le passage de la violence à la quête de la vérité. Il est, sans le savoir, l'homme que les dieux sacrifient pour sauver le peuple, le premier messie.
VR
1 Initiation à l'Orient ancien, Présenté par Jean Bottéro, Editions du Seuil, 1992
2 J'ai montré le rôle de La Joyeuse ici
3 J. Bottéro, L'Epopée de Gilgameš, Le grand homme qui ne voulaient pas mourir, Gallimard, 1992
4 « Selon certains interprètes, il s'agirait du ius primae noctis, comme au Moyen-Age », R. J. Tournay et A. Shaffer, L'Epopée de Gilgamesh, Les éditions du cerf, 1994
5 J. Bottéro, L'Epopée de Gilgameš, Le grand homme qui ne voulaient pas mourir, Gallimard, 1992
6 J. Bottéro, Babylone et la Bible, Editions Les Belles Lettres, 1994