L'amie, la mort, le fils de J.-Ph. Domecq
A. Dufourmantelle et J.-Ph. Domecq
copyright Nicolas Guilbert
La pudeur et la délicatesse avec lesquelles J.-Ph. Domecq dresse le portrait d'Anne Dufourmantelle, décédée le 21 juillet 2017 en tentant de sauver des enfants de la noyade, fait de L'amie, la mort, le fils (publié par Thierry Marchaisse en septembre 2018) un vrai hommage. On n'est pas obligé d'attendre d'un ami qu'il nous montre à quel point il nous aime : les démonstrations excessives ne résistent pas à l'épreuve du temps. En revanche, de savoir qu'on a été vu, observé, de savoir que dans cette observation se glisse une analyse fine des rapports humains est un signe qu'on n'a pas été trahi mais au contraire saisi. Dans son livre, J.-Ph. Domecq reste au plus près de ce qu'il a vécu avec elle. Il ne force aucun trait et restitue la nature de leur relation. Par son aptitude à créer des amitiés intellectuelles durables, Anne Dufourmantelle a érigé une façon d'être et de penser qui a eu un impact sur tous ceux qui l'ont approchée. Loin de tout tapage médiatique, elle a tissé des liens profonds que l'habitude du dialogue nourrissait. Son contact libérateur, sa parole féconde ont créé une émulation forte, en France et à l'étranger. Je n'irai pas plus loin sur ces considérations sur A. Dufourmantelle et sa « passion de l'amitié » car le livre en décrit les ressorts avec beaucoup de précision.
Le récit commence in medias res par l'alerte du danger de noyade, alors qu'A. Dufourmantelle et les enfants sont à la plage de Pampelonne et Domecq sur le lieu de résidence avec des amis. Le rapport à l'espace et au temps est bouleversé par l'enchainement tragique des faits et c'est à partir de ce moment, où tout bascule, que l'auteur met en place une géométrie mentale dont A. Dufourmantelle occupe le centre. A partir du récit de sa mort mais aussi de sa vie, le réseau narratif se ramifie, indiquant l'effet que provoque la brutale disparition, créant un subtil équilibre textuel entre l'amie, la famille, les amis impliqués et le fils.
Quand j'ai appris la nouvelle de la mort d'A. Dufourmantelle et que j'ai essayé de joindre Domecq, il était incapable de parler. Il a répondu par textos, me rassurant pour son fils Guilhem. J'ai senti le poids du chagrin, l'impuissance de tout réconfort et la nécessité d'attendre avant de renouer le dialogue. J'avais beau lire ce que relataient les médias, je ne comprenais pas ce qui s'était passé. Lors d'une soirée, au mois de septembre, il m'a raconté sa mort. Il me l'a racontée dans un débit lent et régulier, extrêmement doux, avec une telle précision qu'en lisant L'amie, la mort, le fils, j'ai revécu cet instant de confidences. Les mots ne mentent pas. Je garde en souvenir le souffle de sa voix car elle n'était pas claire et puissante mais murmurée, comme sur le point de s'éteindre. Sans doute était-ce l'effet de la douleur mais aussi, je suppose, la tentative patiente de décrire une expérience puissante et rare dont l'effet perdure. Il lui fallait restituer et comprendre, car au sein de la violence de la situation se logeait un regard, le saisissement face à quelque chose dont on ne sait si nous le créons ou s'il échappe à tout point de vue par la force de son mystère.
Ce qui nous paraissait étrange à tous les deux, dans la façon qu'il avait de restituer son souvenir, c'est à quel point son regard avait été omniscient et pénétré d'une connaissance de la situation par-delà toute émotion. En cet instant, il n'était pas seulement l'ami mais aussi celui qui voit et sait et se tait. Il me racontait et je le vois voir cette scène de mort : A. Dufourmantelle allongée près de la mer, enveloppée d'un drap grège. Une impression étrange s'est alors produite, celle de contempler le visage d'Anne sans que la subjectivité puisse interférer, comme si ce qu'il avait vu avait une existence propre, qu'aucun humain n'aurait pu démentir. C'est ce qu'il tente de décrire de la mort « objective », de la beauté d'Anne, de son visage mystérieusement apaisé et souriant, « telle qu'en elle-même » ; ce sont les mots qu'il a employés et qu'il gardera dans son livre. Un autre nous était venu alors que nous tentions de comprendre ce qu'il avait vu d'Anne entrant dans la mort. Ce mot était « la grâce ». Il ne l'a pas réutilisé mais il apparaît dans la citation finale d'Anne : « quand c'est presque au-delà des forces mais qu'il faut continuer encore, comme la levée de la nuit entre les pierres, quand il faut continuer quand même parce qu'au détour, là où c'est encore invisible, arrive quelque chose. Cette chose qu'on appelle la grâce. L'inespéré. » Ainsi son amie l'a-t-elle initié au point le plus reculé de l'existence. Il en a vu l'énigmatique beauté alors qu'il prenait de plein fouet le chagrin de la perte.
Reste le rapport au fils, qui était aussi l'ami d'A. Dufourmantelle et qui a failli mourir. C'est par son regard que la vitalité est rendue possible. Il me semble que dans la relation à l'amie et au fils se déploie une dimension de la vie fondamentale : celle du dialogue, profond et engagé. J'en souligne l'importance car il apporte une énergie vive dont Guilhem profite, grâce à la sollicitude de son père : « Nous parlons de tout cela lui et moi, en cheminant comme nous l'avons toujours fait ; et, cet été où mon fils sans le savoir en a besoin d'urgence, j'ai été soulagé que nous l'ayons toujours fait. » VR
A l'occasion de la sortie du livre le jeudi 6 septembre, Jean-Philippe Domecq sera présent :
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le 6 septembre à la Librairie de Paris, 7 place de Clichy, Paris 10ème, à 18h
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le 12 septembre à la libraire Michèle Ignazi, 17 rue de Jouy, Paris 4ème, à 19h