Jean Montaurier, prêtre et écrivain par Valérie Rossignol
Jean Montaurier, prêtre et écrivain
Maison paroissiale de Randan
Jean Montaurier (1906-1992) est le pseudonyme d'Edmond Fleury, prêtre du Diocèse de Clermont. Issu d'une famille paysanne modeste, il déclare dans un entretien avec Pierre Dumayet1 : « Je ne suis pas entré au séminaire tout de suite, car mes parents avaient besoin de moi pour travailler. J’allais apprendre le latin le soir chez mon curé. C’est seulement après le régiment que je suis entré dans une maison cléricale ». À son retour de l’armée, en 1928, il étudie à la Maison cléricale d’Orcival puis au collège de Courpière dans le Puy-de-Dôme. Il entre ensuite au Grand Séminaire Richelieu de Clermont, où, sous la direction des prêtres sulpiciens, il fait ses études de philosophie et de théologie. Après son ordination le 29 juin 1935 en la cathédrale de Clermont, il est vicaire, puis curé de campagne. Il quitte sa paroisse pour partir à la guerre comme lieutenant d’infanterie. Fait prisonnier le 18 juin 1940, il est retenu cinq années dans un camp, l'Oflag XVII A où il étudie l'Ecriture Sainte, l'italien et les Lettres. Revenu en France en 1945, il est d'abord nommé, pour raison de santé, curé d'une petite bourgade d'Auvergne, puis en 1951 curé-doyen de Randan, dans le Puy-de-Dôme. Il y reste quinze ans et y écrit une importante monographie de sa paroisse2 qui lui vaut le Prix de l'Histoire de la Compagnie des Ecrivains méditerranéens et le Prix des Lettres de l'Académie des Sciences Arts et Belles-Lettres de Clermont-Ferrand.
En 1962, Gallimard publie Comme à travers le feu, roman prodigieux qui le fait connaître en France et à l’étranger. Dans son Nouveau bloc-notes3, François Mauriac s'interroge : « On se croit bien seul ; mais voici que des livres déposés par la dernière vague sur ma table, celui d’un inconnu se détache, s’ouvre de lui-même et me retient, me captive, moi qu’aucun roman n’intéresse plus. Qui est Jean Montaurier, l'auteur de Comme à travers le feu (chez Gallimard)? Un prêtre ? Ou un laïc comme Bernanos qui s'est fait curé de campagne pour tenir un journal ? S'il faut parier, je dirai : un prêtre, bien qu'aucun « nihil obstat » ne figure à la première page et que le souci d'être véridique l'emporte partout sur le désir d'édification. » Le pari de F. Mauriac est juste et l'attention qu'il porte à l'absence d'approbation officielle de l'Eglise est d'autant plus intéressante que l'ouvrage aurait pu être lu comme un brûlot à son encontre. En adoptant un pseudonyme, le curé crée un espace de liberté inviolable.
Comme à travers le feu ou raconter la prêtrise
Comme à travers le feu relate une expérience singulière, celle d'un prêtre auvergnat exilé. Le texte, qui revêt la forme du journal intime, a une valeur autobiographique, Jean Montaurier ayant été appelé tardivement : « C'était en un de ces matins tellement clairs, tellement purs, tellement légers que je ne pensais à rien qu'à faucher de la lumière. Je la coupais, par tranches, et elle renaissait, elle courait en riant, devant moi, elle se faisait poursuivre en me disant : « Coupe ! Coupe ! Avance ! Mais regarde, tu n'en finiras pas, plus tu avances, plus je suis belle ! » je lui offrais mes bras aux manches relevées, ma poitrine, ma tête. Nous nous parlions, et c'est alors que Dieu me parla. » L'écriture de Jean Montaurier, précise, simple, sert sa volonté de dire avec exactitude ce qu'aura été sa prêtrise. Muté en bord de mer et fragilisé par cet exil, le narrateur, profondément amoureux de son pays, vit mal le déracinement.
Jean Montaurier ne se voit pas comme un homme de lettres mais comme un témoin exigeant qui ne cesse de reconquérir un territoire confisqué par les hommes, par la représentation qu'ils se font des curés, par les mensonges que la société véhicule, tant dans le monde profane que dans l'Eglise. Il s'agit d'approcher la vérité de la vie d'un prêtre, sans tricher et par conséquent sans rien omettre de ses aspirations et de ses difficultés. Le lecteur est amené à oublier ce qu'il en a appris dans les livres, puisque selon lui, ils en offrent une vision erronée : « Je ne pense pas qu'il soit jamais possible à personne de comprendre le prêtre. Tout ce que l'on a pu dire ou écrire sur lui est faux, ou niais, ou terriblement incomplet. Les romanciers y perdent leur latin, et plaise à Dieu qu'ils en aient enfin conscience ! Leurs jugements sur le prêtre sont puérils, vains, sans profondeur véritable et sans exactitude. […] L'histoire du prêtre ne sera jamais écrite, pas plus que celle du saint. Le prêtre et le saint sont des abîmes de ténèbres et de lumière ». On peut donc lire Comme à travers le feu comme une œuvre littéraire - un journal intime romancé - destinée à rendre compte de l'expérience intérieure d'un homme croyant, engagé et marginalisé.
L'ouvrage, composé de six parties : « Solitude », « La rencontre », « Les questions », « La lutte », « Le voyage » et « Le rendez-vous » retrace un parcours initiatique. Jean Montaurier a choisi la prêtrise dans le but d'accomplir strictement les paroles de l'Evangile. Or, son discours est en complet décalage avec celui des bien-pensants et des puissants de son canton. La première difficulté consiste à faire face à des êtres manipulateurs, menteurs et bavards, comme la colonelle qui entend soumettre le curé. Cette femme libère sa conscience en se dévouant à la paroisse tout en gardant une emprise terrible sur les êtres qui l'approchent. Quant aux autres, leur langage est tellement rudimentaire qu'ils peinent à prendre la mesure des discours du prêtre. Face au sentiment d'impuissance mais aussi à la peur de devoir céder aux pressions des plus forts, le narrateur doute. La vie paroissiale jugulée par les attentes toutes morales des uns et des autres et les exigences d'une hiérarchie intransigeante heurtent celui qui n'est prêt à aucun compromis et qui redoute de devenir un lâche au regard du Christ. Ainsi, la première marche dialectique est-elle posée. Or, le dépassement attendu ne se fait pas dans le sens pressenti : personne ne tente d'adoucir le prêtre, de le raisonner pour qu'il accepte sa condition. C'est une rencontre tout autre qui donne au livre sa force interne et son rayonnement. En effet, le narrateur fait la connaissance du Doyen qui exerce son activité de prêtre depuis une quinzaine d'années. Ce personnage connaît les mêmes difficultés, le même refus de céder à la facilité et à l'hypocrisie, mais cela il l'éprouve de manière beaucoup plus violente. Le Doyen est un révolté, un frère d'âme de Léon Bloy, criant sa colère face à l'homme faible et conciliant. Leur question commune : comment rendre leur présence efficace? ne peut en aucun cas suivre une pente douce, qui les amènerait insidieusement à renoncer à l'éveil des consciences. Le Doyen, sans relâche, relance le dialogue, met à l'épreuve le narrateur qui, tout en le comprenant intimement, ne peut marcher dans ses pas puisque lui n'est pas empli de colère mais tient grâce à une résistance passive et obstinée. Leurs confrontations les conduisent chacun à trouver des réponses pour ne pas trahir le Christ dans un monde qui ne l'entend plus. Le tour de force réside dans la restitution des pensées intérieures et des dialogues qui, loin de l'assurance des théologiens, relèvent de la sensibilité des poètes et peut-être des saints, de ceux qui n'ont cessé de chercher Dieu et qu'on a trop souvent ridiculisés ou bannis.
Le clergé même est remis à sa juste place. Tous deux ont souffert de l'impossibilité de parler à un pair. Le Doyen confie : « Mon calvaire le plus douloureux fut cette absence d'affection véritable et de confiance entre les prêtres. Pendant de longues années, je ne savais même plus lequel choisir comme confesseur. J'ai perdu foi en eux. C'est notre drame. Il leur manque d'être francs. La préoccupation, noble en soi, qu'ils portent du salut des âmes leur fait oublier la pratique des humbles vertus de l'homme et les introduit dans un labyrinthe de demi-vérités, de ruses, d'amabilités soi-disant rentables pour... le ciel, de sourires de juges d'instruction, auxquels je préfère les plus violentes colères. C'est un état morbide. Certains en sont devenus les robots du sourire. […] Professionnel et maniaques d'un sourire de peau qui ne trompe que les naïfs et les bigots et qu'ils appellent la Joie chrétienne. » Pour ne pas perdre le sens de leur prédication, les deux hommes dialoguent mais s'isolent aussi, trouvant dans le silence des souvenirs, des images ou des exemples qui intensifient la portée de leur remise en cause. La question de l'obéissance devient centrale : « Le tragique se situe exactement à l'intersection de ces deux lignes : celle de la fidélité à ses engagements d'âme et celle d'une obéissance où une lâcheté sollicitait une impossible adhésion. » A mesure que le questionnement se déploie, les possibilités d'évolution se resserrent, puisque tous deux doutent de leur capacité à continuer sans pouvoir changer les conditions extérieures. « C'est anticiper très dangereusement sur l'avenir et bâtir cette anticipation sur deux hypothèses douteuses : 1° les « bien-pensants » comprendront, c'est-à-dire
changeront de comportements, et 2° l'autorité sera amenée à reconsidérer ses formules. Or, ces deux hypothèses sont plus que douteuses, elle sont fausses : les « bien-pensants » ne cèdent jamais et l'autorité refuse de modifier ses points de vue quand on la met au pied du mur. L'autorité ne fléchit pas devant la force. » Pourtant, ces contraintes, tout en conditionnant une forme de désespoir, permettent aux deux hommes de poursuivre un cheminement intérieur de plus en plus juste et fort. Ils n'ont de ressources que celles qui dépendent de leur foi. Comme s'il avait fallu démonter tout système pour atteindre une perte de repère propice à la communion des âmes, chacun accède, par une voie qui lui est propre, à un état de grâce. Le langage même, fragilisé par l'effondrement intérieur des personnages, devient une plainte douce, libérée du poids du monde. L'échelle des valeurs s'est inversée et, tout rapport de force ayant disparu, la dialectique elle-même s'est dissolue dans un regard ému.
Ainsi le monde finit-il par graviter autour des deux prêtres, comme si la recherche de l'essentiel ordonnait les tensions et les échecs, par une logique interne efficace, dynamisant leur trajectoire intérieure, rendant caduque toute emprise extérieure. Comme à travers le feu est l'illustration d'une libération par un acte de foi et de courage absolu. L'échappée existe et elle se résume dans le verset 15 du chapitre III de l'épître aux Corinthiens sous l'égide duquel l'auteur écrit et dont Chouraqui propose la traduction suivante : « L'œuvre de chacun, ce qu'elle est, le feu l'éprouvera. Si l'œuvre de quelqu'un demeure, celle qu'il a construite, il en recevra salaire ; si son œuvre brûle, il en assumera la perte, mais lui-même sera sauvé, comme à travers le feu. »
La réception de l’œuvre
A l'issue de cette publication, le journaliste Jean Prasteau4 note dans le Figaro littéraire : Les Goncourt « ont trouvé Jean Montaurier trop avancé en âge pour faire un lauréat et l'ont soupçonné d'être un écrivain d'occasion capable de ne plus jamais écrire de romans... » Frédéric Gugelot précise5 : « Il n'obtient aucune voix au tour final. Si l'âge de l'auteur a pesé, les critiques contre Bernanos ont beaucoup compté. L'aspect documentaire a amplifié ce sentiment d'être en présence d'un témoignage plus que d'un roman. » À J. Prasteau qui l'interroge au sujet de G. Bernanos, J. Montaurier répond : « Mes paroles à la télévision ont dû être mal interprétées... Je suis plein de respect pour l'écrivain. Je me sens si petit à côté de lui. Seulement, nous, les curés de campagne, nous ne nous reconnaissons pas dans le héros de Bernanos... » L'effet de polarité est puissant : J. Montaurier a recherché l'amour de Dieu quand G. Bernanos a tenté de débusquer Satan, la beauté de l'écriture de l'un naît de l'absence d'artifices et d'une volonté de serrer au plus près une quête spirituelle qui préexiste à l'acte d'écrire, quand l'autre, laïc, fait de ses romans sur la prêtrise un objet absolument littéraire. Les vocations spirituelles et littéraires des deux écrivains, parce qu'elles sont inversées, se rapprochent sans se rencontrer.
Le 24 mars 1963, le journal La Dépêche6 annonce que Jean Montaurier reçoit le Grand Prix catholique de littérature et titre son article : « Une injustice réparée : c'est en ces termes que notre éminent collaborateur Daniel-Rops, membre du jury, a commenté le résultat au cours de la réception qui a suivi l'attribution du neuvième Grand Prix catholique de Littérature à Jean Montaurier ». L’ouvrage, qui reçoit aussi le Grand Prix de l'Académie du Vernet et le Prix Jean Cibié est traduit en sept langues. Quand J. Prasteau7 demande à J. Montaurier s'il a l'intention d'écrire d'autres romans, il répond : « Pourquoi pas ? Pourquoi n'en écrirais-je pas d'autres? Comme à travers le feu a été écrit pendant mes insomnies, là-haut... Elles durent toujours... Je n'ai rien en train actuellement, mais il n’y a aucune raison que je ne recommence pas... » L'année suivante confirme les aspirations de l'auteur.
En 1964, les éditions Plon publient un second roman, Et ils le reconnurent..., qui obtient le Grand Prix des Volcans. Jean Montaurier confie à son ami Gaston Combette8 : « mon éditeur est enchanté de ce livre qui se vend très bien. Je crois qu'ils ont tiré jusqu'à 30 000 exemplaires ( Beaucoup d'auteurs en voudraient bien le quart ! ) Et ils sont sûrs de le réimprimer. Je pense que le chiffre de 50 000 sera atteint. Les Italiens ( "la societa editrice internazionale" ) en ont déjà acheté les droits. D'autres pays suivront sûrement. C'est un livre d'avenir. Il le révèle chaque jour. Plus lentement que le premier, mais ensuite ça marque. »
Malgré le succès immédiat de ses premières œuvres et la réédition de Comme à travers le feu en Livre de poche en 1968, l'auteur est tombé dans l'oubli. Les autres ouvrages n'ont pas été réédités. Dans le Nouveau Bloc-Notes, le 6 septembre 1962, F. Mauriac mentionne rapidement Jean Montaurier, il n'y fait plus référence après. De plus, l'abbé n'a noué aucune amitié littéraire. Il se tient à l'écart de ce qu'il appelle « le landerneau parisien ».
Un article du critique littéraire André Blanchet, paru dans la revue Etudes9 en novembre 1962, souligne sa filiation avec Bernanos : « sa dépendance à l'égard de Bernanos crève les yeux », or, c'est précisément à cette époque que les écrivains d'inspiration chrétienne10 perdent leur influence et que les ordinations reculent. La société se modernise et subit l'influence du structuralisme et de la psychanalyse. Le Nouveau Roman s'impose en littérature. Si la revue Tel Quel, fondée en 1960, peut défendre certains auteurs mystiques comme G. Bataille ou L. Calaferte, c'est que leur écriture, hallucinée, transgressive est un gage de renouvellement formel.
Ce que l'époque n'a pas perçu et qui fait que l'œuvre de J. Montaurier résiste à l'épreuve du temps, c'est qu'il a, comme Bernanos, rompu avec le roman psychologique et réaliste que F. Mauriac prolongeait à n'en plus finir et que N. Sarraute et les tenants du nouveau roman ne pouvaient et voulaient plus lire. J. Montaurier est le dernier auteur de son époque à ne pas se détourner de sa vocation et à faire de cette vocation un lieu où les combats intérieurs les plus forts sont révélés par l'écriture. Il prolonge et dépasse l'image du prêtre créée par Bernanos dans la mesure où il a exorcisé Satan et renoncé à toute sainteté. Il s'adresse en quelque sorte aux lecteurs d'aujourd'hui désireux de connaître l'état d'esprit d'un prêtre suffisamment libre pour ne pas céder à la pression sociale, qu'elle soit religieuse ou littéraire, et donner à sentir ce qu'est le sacerdoce.
La liberté évangélique comme source
Dans Et ils le reconnurent..., Jean Montaurier concentre les lignes de force de Comme à travers le feu et crée la situation qui permet de les dramatiser. En effet, il met en scène des personnages par le truchement desquels il déjoue ou dépasse le sentiment de colère et d’injustice que le prêtre éprouve face à l’évitement de paroissiens qui ne désirent aucun engagement mais une prédication facile de l’Evangile. Pour faire face au sentiment d’impuissance lié au constat de la médiocrité des hommes, il a recours au personnage de l’innocent le seul qui, en se sacrifiant, est susceptible d'atteindre le cœur d’hommes et de femmes cupides et endurcis. Par l’amitié que partagent trois personnages (Martin, figure de l’idiot et de l’innocent, le « gardian », étranger au pays et proche de Martin et le prêtre, conscient mais impuissant), c’est tout un village qui est amené, non sans peine, à modifier ses perceptions. Loin de l’institution, le prêtre endosse sa responsabilité : il incite le « gardian » à agir en l’aidant à ne pas renoncer à ses aspirations les plus secrètes et les plus profondes, ce qu’il appelle son « rêve » : « Vous avez peur […] qu’en vous un rêve ne meure étouffé. Cela ne le remplacera pas de faire l’équilibre sur vos chevaux. Et demain, cela ne le remplacera pas d’embrasser cette fille au bord du grand étang. Rien ne le remplacera. Et vous saurez aussi qu’il n’offre rien en contrepartie, car rien n’est payant de ce qui nous élève. Si vous le tuez vous n’oserez même plus l’embrasser, cette gitane brune, car votre haleine sentira le cadavre. Les gosses qu’elle vous donnera seront marqués au front… Il vit encore. Vous avez essayé de vous en affranchir. Un rêve ne s’arrache pas comme ça de notre ventre. Tuez-le et vous ne serez qu’un rigolo qui passera sa vie à agiter des marionnettes, dont une, coiffée d’une belle mantille, s’appellera Angela. […] Au fond, le péché, le péché-unique, le péché-péché, c’est peut-être bien cela, que cela, tout cela : l’assassinat d’un rêve… Vous êtes venu chez moi pour ne pas devenir un assassin. » Avec Et ils le reconnurent..., Jean Montaurier agrandit l’espace que son exigence réclame. Il ne s’agit aucunement de soumettre les hommes par des interdits ou des lois morales mais de les amener à préserver l’élan qui les conduira à la source. Il conjugue ainsi des attentes fortes, - la foi, l'amitié, le don de soi, - sans fragiliser l'insoumission qui le fait se dresser face au monde.
D'autres romans suivront : Ils luttèrent jusqu'à l'aube11, Tout le reste est silence12 et Je suis à celui qui m'aime13. Par ailleurs, la liberté qui anime l'auteur l'incite à écrire des textes inclassables, comme Ni saints ni maudits14 ou Archives de mon coeur, son dernier ouvrage.
Ni saints ni maudits illustre la volonté de Jean Montaurier de rester proche de l’Evangile, d'avancer en toute humilité et en douceur. C’est une mise à nu, puisque l'image que l'on donne de soi n'a plus aucune importance, mais aussi une mise à l’épreuve littéraire et spirituelle : l’homme, confronté à l’indicible, met en forme son amour pour Dieu. Ici, l'auteur se détourne de la société des hommes et de leur incrédulité pour révéler sa relation intime à Dieu. Utilisant la forme épistolaire et la prière, il fait alterner diverses paroles : celle du prêtre à son seigneur, celle de Dieu à son Fils, celle du prêtre à ceux qui se livrent à lui. Il prend soin de noter entre parenthèses la référence du Livre qui l'a inspiré, guidant ainsi le lecteur. Le tutoiement crée la proximité de la relation, la parole la nécessaire médiation pour se rapprocher de la source, chacun faisant un pas de plus vers celui qui l'aime. Comment ne pas comprendre où Jean Montaurier veut nous emmener ? L'écriture ne peut être jugée qu'à l'aune de l'amour et, en cela, elle se rapproche de celle de Jean de la Croix. Le critique littéraire peut en reconnaître la force, alors même qu'aucune esthétique n'est recherchée, qu'aucun courant ne la traverse, toute influence extérieure ayant disparu. Le théologien sentira les prémices d'une vie de saint : c'est le dépouillement recherché par le prêtre bernanosien avec, au fond du cœur, une joie et une santé que celui-ci ignore. C'est un acte d'authenticité servi par une écriture précise, dense et gorgée d'amour.
L’attrait d’une beauté universelle
Alors qu'il se promène dans la forêt de la Boucharde à Randan avec Jean Prasteau, l'abbé Fleury cite Henri Pourrat : « C'est la forêt des primevères et des narcisses, la seule vraie forêt du muguet de mai …[…] Sous le bruissement pullulant de la feuille, de salle verte en salle verte, le peuple des troncs gros comme des tours s'en va, s'embrouille au cri alarmé du pivert..." »15 En citant Henri Pourrat16, Jean Montaurier révèle sa filiation littéraire : dans son œuvre, l'abbé décrit tout autant le sacerdoce que l'intense joie que lui procure la nature. C'est un amour infini de sa terre de Limagne, de son parler dont il relève des phrases en patois, de la paysannerie dont il relate la vie. L'écriture se déploie dans la transcription des sensations les plus fines : l'air qu'on respire est pur, les animaux manifestent leur présence et la narration est rythmée par le changement des saisons. Aussi, quand on interroge Jean Montaurier sur ses ambitions littéraires, il répond : « Vous savez, nous, les Auvergnats, nous n'aimons pas que l'on parle de nous. Regardez Pourrat. Il fuyait les journalistes, prenait sa giberne et sa canne, puis partait dans sa campagne... ». D'autres fois, Montaurier déclare être un Jacquou le Croquant. S'il admire l'écriture de Bernanos, il reste indifférent à celle de François Mauriac17 : « Quand j'écoute certaines grandes plaintes, comme, la nuit, le cri toujours tragique du hibou, je me redis que Le Nœud de vipères n'est que la bien gentille musiquette et que François Mauriac, tout François Mauriac qu'il était, n'a fait là qu'effleurer l'écorce du buisson. » Jean Montaurier attendait beaucoup des écrivains : « Et c'est pourquoi, je crois, les vrais écrivains sont ceux que la souffrance allège. Alors, les murs de leur prison s'écroulent...[…] Des mots? Des cris plutôt, du sang qui ne s'est pas caillé ». Et les vers de Verlaine : « L'art, mes enfants, c'est d'être absolument soi-même », ceux de Baudelaire, de Rimbaud, de Gérard de Nerval, de Dante lui reviennent à l'esprit.
Penser que J. Montaurier « exprime un profond anti-intellectualisme »18, qu'il « s'en prend aux intellectuels et écrivains »19 est une erreur. En affirmant : « je hais, de féroce haine, tout ce qui est abstrait », Jean Montaurier opère un juste tri. Ses affinités électives en rendent compte. Dans le chapitre « In memoriam »20, il rend hommage à Alexandre Vialatte dont il lit régulièrement les chroniques littéraires : « A Vialatte, à Billy, comme à tant d'autres, je ne sais que trop bien ce qui a manqué : d'être des Jean de la Croix. Ils en ont tous eu l'étoffe. Peut-être le désir. La grâce leur aurait-elle manqué? Peut-être ont-ils dû porter, en creux, cette offrande d'un désir vers une Beauté dont ils ont deviné l'irrésistible attrait. » Surtout, il avoue se reconnaître en Kafka : « je me rends compte, à en être malade, de l'incommunicabilité des êtres. Je me retrouve en Kafka (encore un souvenir de ce cher Vialatte !) « Le Procès », « Le Château », « Le Verdict », « La Colonie pénitentiaire », « La Métamorphose » », preuve qu'il ne cherchait pas particulièrement la proximité des écrivains catholiques mais qu'il accueillait intensément la littérature universelle.
C'est donc bien par la littérature et la religion que Jean Montaurier réalise ses rêves. L'une comme l'autre lui ont permis d'accéder à une foi incarnée. Pour l'une et pour l'autre, il en a rejeté les discours pontifiants, les leçons et les facilités au nom d'un principe unificateur qui lui a paru essentiel et qu'il résume en ces mots : « Qui brise ses racines charnelles est absolument incapable d'enraciner son cœur dans la Beauté de Dieu »21. VR
1 Dumayet P., Vu et entendu, Stock, 1964, p.110 -111
2 Montaurier J., Randan, mon beau pays, éd.Vichy, 1959
3 Mauriac Fr., Le Nouveau Bloc-notes, 6 septembre 1962, Flammarion, 1968, p.182
4 Prasteau J., « Le curé de Randan a déjà oublié l'échec de Montaurier au Goncourt », Le Figaro littéraire, 22 déc. 1962
5 Gugelot F., La messe est dite, Presses universitaires de Rennes, 2015, p.154
6 Ibid p.156
7 Prasteau J., « Le curé de Randan a déjà oublié l'échec de Montaurier au Goncourt », Le Figaro littéraire, 22 déc. 1962
8 Il s'agit de lettres inédites de l'auteur trouvées dans l'ouvrage Et ils le reconnurent...(Plon, 1964)
9 Blanchet A., « Un curé de campagne écrit un nouveau « journal d'un curé de campagne » », Etudes, nov. 1962, p.210-219
10 La figure du prêtre ouvrier marque un apogée dans l'intérêt du public, avec notamment le succès des Saints vont en enfer de Gilbert Cesbron paru chez Robert-Laffont en 1952.
11 Montaurier J., Ils luttèrent jusqu'à l'aube, Gallimard, 1967
12 Montaurier J., Tout le reste est silence, Plon, 1969
13 Montaurier J., Je suis à celui qui m'aime, Morel, 1972
14 Montaurier J., Ni saints ni maudits, Plon, 1965
15 Prasteau J., « Le curé de Randan a déjà oublié l'échec de Montaurier au Goncourt », Le Figaro littéraire, 22 déc. 1962
16 Auteur notamment des Vaillances, farces et aventures de Gaspard des montagnes (Albin Michel, 1922-1931) et de Vent de mars (Gallimard, 1941, Prix Goncourt)
17 Montaurier J., Archives de mon cœur, éd. S.O.S, 1977 p.152
18 Gugelot F., La messe est dite, Presses universitaires de Rennes, 2015 p. 156
19 Ibid p. 157
20 Montaurier J., Archives de mon cœur, éd. S.O.S, 1977 p.101
21 Montaurier J., Archives de mon cœur, éd. S.O.S, 1977, quatrième de couverture
Passionnant article qui évoque toutes les questions qu'un catholique, et surtout un écrivain catholique, peut se poser aujourd'hui, notamment celle du rapport que l'Eglise entretient avec la littérature, de la place de la parole poétique dans l'évangélisation et, in fine, de la foi comme source de la vocation littéraire. Je lirai cet auteur dès que possible, ayant d'autres lectures en cours en ce moment! La manière dont vous avez découvert cet auteur me touche profondément: cette succession de "hasards" n'est-elle pas un signe de la Providence?
Merci, Elisabeth, pour votre passage sur Les Corps Célestes. Pour l’anecdote, cet été, j’ai été reçue par une amie de Jean Montaurier qui m’a amplement parlé de lui. Elle a sorti un article écrit par l’abbé J.-L. Chantelauze. Il y rapporte l’admiration de Mauriac pour Comme à travers le feu et précise : « Mais tel ne fut pas l’avis de l’évêque de Clermont, Monseigneur de la Chanonie. Au cours de la réunion des doyens de la région de Clermont, l’évêque exprima son amertume : d’abord, ce livre n’avait pas reçu l’Imprimatur comme c’était l’usage à l’époque; de plus il contenait de virulentes attaques contre certains membres du clergé qu’il était facile de reconnaître. Et l’évêque d'alors de conclure: "Je ne vous recommande pas la lecture : c’est un mauvais livre ". Bien sûr, dans cette œuvre, il y a du bon et du mauvais. A côté de pages splendides, il y a des longueurs qui alourdissent le récit et puis ces phrases au vitriol contre certaines personnes - pas toutes ecclésiastiques - donnent une impression pénible ».
Ces phrases témoignent et de la liberté de Jean Montaurier et de la difficulté des membres du clergé à juger une œuvre littéraire. Si certaines personnes se sont reconnues, l’abbé a réussi à en dresser des portraits qui traversent les époques : la dénonciation de certains comportements est plus que jamais d’actualité. Molière savait le faire, aujourd’hui nous en sommes incapables. Cela montre aussi l’audace du curé, suffisamment connu et aimé de ses paroissiens pour qu’hommes et femmes parcourent 40, 50 kilomètres pour se confesser. Jean Montaurier a réussi ce tour de force de rester proche de son amour pour Dieu, de ses paroissiens, de la littérature à laquelle il consacrait ses nuits sans se soumettre à la pression cléricale qu’on sent dans l’article que je viens de citer. Je ne connais pas d’auteurs chrétiens aussi libres.
Pour répondre à votre question, la découverte de deux livres du même auteur et de ses lettres le même jour m’a fait une drôle d’impression: comme si Jean Montaurier venait à ma rencontre et avait deviné que j’écrivais… Après avoir reçu des signes aussi forts de la Providence, je m’étais promis de le défendre, si et seulement si, il suscitait en moi une adhésion complète. Ce qui fut le cas.