Irène, Nestor et la Vérité de C. Ysmal

 

A vous tous, je rends la couronne, texte court publié par Quidam éditeur en mai 2014 m'a permis de découvrir la langue de Catherine Ysmal. J'ai lu dans la foulée Irène, Nestor et la Vérité publié un an auparavant chez le même éditeur. J'avais à peine commencé la lecture du roman que m'est revenu à l'esprit un conte de Serge Rivron, Les murmures du vent. Rien à voir pourtant, a priori.
La forêt peut-être et la sensation que tout s'inverse de l'un à l'autre, tout s'inverse et converge vers le même point: la beauté de la poésie. La petite fille de la montagne dans l'histoire de S. Rivron, retrouve la parole grâce à un ami. Un ami source, celui qui sera là autant de fois que cela sera nécessaire pour que la parole coule sans jamais s'interrompre. Irène, n'a nul besoin d'être aidée pour parler. C'est un flot intérieur intarissable, de sensations qui se heurtent au réel, comme si le monde était décidément trop petit pour accueillir cette intense vibration intime. Les mots sont cueillis à vif, à même l'existence, sans la présence d'autrui. Cette solitude du poète m'a ravie. Solitude que goûte la petite fille muette de S. Rivron qui ne sait pas qu'elle est coupée du monde. Comment pourrait-elle se sentir isolée alors que tout lui parle, que la nature l'appelle de ses bruissements et craquements continus et qu'elle aime cette musique avec toute l'ingénuité de l'enfance? Son mutisme ne peut être un problème que pour les autres, ceux qui attendent une communication selon les règles. C'est bien de cela dont il s'agit dans le roman de C.Ysmal. Les mots ont une telle puissance d'évocation que l'univers qu'ils nomment n'existe que pour celle qui perçoit, reçoit, encaisse et transforme le tout grâce à la magie de l'écriture. Pour les autres, elle est une folle, une marginale. Pour le lecteur, elle est dans une fiction tangible, tellement sensible qu'on finit par ressentir avec une extrême précision le malaise du corps qui souffre, de l'âme qui cherche un exutoire et n'en trouve que dans l'acte d'écrire, ou de parler intérieurement, parce qu'il ne s'agit pas de bavardages, mais d'une alchimie possible grâce à la création. Catherine Ysmal écrit comme on modèle. Elle aurait pu se soumettre aux émotions envahissantes qu'elle décrit, au point d'épuiser le lecteur, mais elle maîtrise la matière. Elle a dans les mains l'énergie de la volonté. Elle pétrit les mots, les travaille jusqu'à faire de la souffrance un juste revers de ce qui est vivant. Elle les lisse, les chérit au point d'en extraire le secret de son existence à elle. La narratrice adopte le point de vue d'Irène, puis celui de Nestor et de Pierrot, un ami du couple. C'est là que commence l'élaboration de l'œuvre, par le changement de points de vue.

Nestor pose un regard rationnel sur le monde. « Je raconte une histoire, la mienne. Avec un début et une fin et pas de ces choses qui sautent les unes sur les autres qu'on ne sait plus qui fait quoi et dit, de ces choses embrouillées, parfois jolies à l'oreille, je le reconnais, mais qui égarent ou qui déplacent - c'est pire - , grandes parenthèses qui s'ouvrent et qui ne se referment jamais sur rien. Moi je sais où je vais. Ma vie suit un tracé, un plan décidé un jour. Je n'invente pas. » Nestor est l'écho qui rend la présence d'Irène effective. Il donne un contour à cette femme insaisissable et rentrée en elle. Lui cherche à comprendre ce qu'elle ne fait qu'éprouver. Comprendre, c'est déjà introduire un semblant de raisonnement dans un monde qui ne tient que par les sensations et les vibrations. Chercher à comprendre l'excès de sensibilité, le vacarme du monde, l'irritation causée par le moindre frottement avec l'extérieur, c'est creuser l'écart infranchissable entre deux êtres.
Le monde perçu par Irène est chaotique, éclaté parce qu'il est filtré par des sensations auditives et visuelles très fortes. « Je vois devant et derrière, d'un même mouvement. Une aptitude à voir tout autour de ma tête des formes géométriques qui tanguent parfois ou qui me heurtent d'aigus tranchés, brisures nettes sans ombre, raclures de lumière noire et blanche. Découpes de murs de ville qui m'apostrophent. Suis-je allée là, dans cet inconnu qui me modèle aujourd'hui et qui défile à vitesse incroyable. Je remue sans bouger.
Il y eut des décombres.
Voilà: c'était la guerre.
Monsieur Nestor écoutait sa radio, débout près de la fenêtre, maugréant que j'avais dû le faire exprès. Je me suis approchée de cet homme avec lequel je vivais et, soudain, je n'ai plus entendu. Ah si... Peut-être quelque chose qui tombait au sol et une répercussion lointaine en vrille ou en spirale et des lumières tout autour, bleues surtout, allant vers un bleu liquide, plus pâle et sans coagulant, souillant la terre et le ciel, tous deux ramenés en un point fixe que ma poitrine aspirait et crachait. »
Et la langue sème des indices de la voix d'Irène, devenant véritable reconstitution des faits par la voix de Nestor, comme si la réalité ne pouvait prendre forme que par la confrontation d'un langage avec un autre.

Au milieu du roman, l'image de Mélusine m'est apparue. Mélusine racontée par Claude Louis-Combet, qui souligne les contrastes de cette femme légendaire puissamment créatrice, femme de la nuit, transformant par ses dons le monde, liant à elle l'amant, jusqu'en des recoins inconnus de l'âme. « L'homme qui vit sous le signe de Mélusine serait, assure-t-on, doué d'une nature aqueuse, taciturne et crépusculaire qui fixerait son destin dans le goût du secret, du retrait et dans la quête amère de l'immortel au sein du périssable et de l'éternité au cœur de l'instant.
Les temps passeront. Il se peut que cette race d'hommes, mal taillés pour la vie, disparaisse avec les derniers poètes et les derniers amants. Mélusine rejoindra d'autres contrées intérieures suivant les voies tortueuses du désir. Aussi longtemps qu'il y aura de l'esprit et des sens, aussi longtemps qu'il y aura de la contradiction, de la lumière et des ténèbres, du fini et de l'infini, il y aura une faille dans la suffisance de l'homme et Mélusine s'y logera avec son nom de musique, son profil de femme et sa forme d'ombre dont nulle raison humaine ne peut venir à bout. »
La narratrice confirme la disparition avec les derniers poètes et les derniers amants de « cette race d'hommes mal taillés pour la vie ».
La poésie, force créatrice qui irrigue la narration, se heurte à la réalité. Mélusine pouvait transformer l'environnement qui était à sa portée. Il n'en va pas de même pour Irène, qui vit dans un monde qui a poussé les poètes dans leurs retranchements. Pierrot dit « le bruit assourdissant des médias et leurs micros hystériques, les pétarades des petites nouvelles qui constituaient notre monde, histoire de nous en cacher les majeures, capitales, peut-être même tragiques, le folklore, l'anéantissement que je sentais partout en moi; autres causes peut-être, un pourrissement sans que je puisse bien le signifier mais que je percevais à la ville où j'allais encore, ces choses anodines pour la plupart des gens qui nous faisaient du mal et dont chacun cherchait à s'échapper; répondant alors qu'Irène n'était pas le centre de la débâcle mais une conséquence parmi d'autres, un drôle d'animal, certes, mais en vie et qu'elle était comme nous, c'est-à-dire de notre côté. Nous étions des humiliés. »
La tension qui ne cesse de croître dans le récit naît de ce sentiment d'impuissance face à une société qui n'ouvre aucun horizon et isole les êtres. C'est ainsi qu'Irène en suivant l'appel de ses sensations et en cherchant les mots qui leur donneront une existence s'éloigne de Nestor pour qui les mots doivent restituer la cohérence du vivant. A la vérité se heurte la contradiction. Irène devient un personnage emblématique de notre époque, elle est celle qui résiste de toutes ses forces pour maintenir le contact avec ce qui la fait vibrer, quitte à accroître le sentiment d'incompréhension qu'elle suscite, quitte à prendre le risque de se perdre.
Et c'est violent, très violent. Parce que toute union, toute rencontre unifiant les perceptions dans une relation harmonieuse est devenue impossible. Parce qu'il n'y a de dépassement que dans le don qui nous est conféré, à Irène celui de dire de façon singulière, étrange, ce qu'elle seule voit. Irène, à l'inverse de Mélusine, ne réenchante pas le monde, préférant la liberté de « vivre sans être déviée de ce qu'elle désire, en paix et seule ». « La ligne tue, j'en suis certaine. Du moins dans mon esprit de rocailles qui chante les songe-creux et qui ne supporte que du pli, le pli d'une robe, le faux pli que je lisse la journée durant, prenant ma paume pour un fer chaud. Ce pli, symbole de ce que je serais, tout entière et donnée comme un pli du hasard. A voix haute, j'affirme qu'un chemin n'a pas l'utilité d'une route, qu'il n'est pas forcément tracé. J'y mets ma liberté. Là, dans les branches que j'écarte de nouveau quand je m'enfonce dans la forêt et qui m'entaillent le visage lorsqu'elles reviennent comme les cingles d'un fouet. »                                        VR

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.