Grande Ourse de Romain Verger

 

 

En lisant Grande Ourse, publié chez Quidam Editeur en 2007, j'ai pensé au morceau Finland de Cult of Luna dont les rythmiques tribales nous immergent dans un univers épuré. Cette musique crée un espace de pures sensations, où les battements du tom basse et de la caisse claire vibrent à l'unisson dans la cage thoracique alors que la mélodie lancinante des guitares électriques fait se dérouler des paysages polaires, désertiques, dans lesquels je me perds volontiers. Comme souvent quand j'écoute cette musique, je me laisse déborder par les résonances primitives, l'empreinte ancestrale d'émotions simples, de besoins élémentaires, qui nous relient à une humanité dont nous ne savons plus rien. L'écriture de Romain Verger est à cette image, dense et sauvage, sophistiquée parce que travaillée et précise.

J'ai terminé Grande Ourse en ayant le sentiment de ne pas avoir compris. J'y ai vu un homme préhistorique Arcas, que j'ai aimé pour sa persévérance et sa façon de suivre son instinct et j'ai retrouvé son jumeau Mâchefer, vivant à notre époque et perdant malgré lui la force mentale de son aîné. L'un meurt après avoir lutté contre la faim, l'autre cherche à l'éprouver comme si le dépouillement ne pouvait se faire que par la condamnation du corps et de la chair. Arcas marche dans un univers de glace, qui est à l'image de l'espace mental de Mâchefer, lisse, blanc, pur. « Il s'imaginait vaguement chuter dans le vide, balloté entre d'énormes trous blancs qui avaient absorbé toute la matière du monde pour l'en débarrasser. Dans ces moments-là, il se savait proche de ce qu'il recherchait avec acharnement sans pouvoir le nommer. Et ça se présentait toujours dans le retrait de ses forces ultimes, au point limite où, pensait-il, s'accrochait la vie ».

Dans cette expérience volontairement ascétique, la représentation des femmes est troublante. Les êtres féminins que ce soit la Grande Ourse que rencontre Arcas ou l'énorme Mia amie de Mâchefer sont trop puissants et donc destructeurs pour l'homme. Alors que l'animal réveille les pulsions érotiques d'Arcas et l'aide en le vivifiant à aller au bout de sa marche, la compagne de jeux érotiques de Mâchefer l'enferme dans la folie. Avec ses deux bouches reliées par un corps informe, cette femme sans féminité est l'image inversée de l'homme: grasse, prête à ingérer la nourriture, elle devient un fantasme monstrueux, comme le fils qu'elle engendre, sans yeux, avec une bouche énorme, « comme l'expression matérielle d'un dérangement psychique, l'oncologique incarnation du vice ». Ces êtres gloutons avalent le monde, pendant que Mâchefer s'en défait. C'est le croisement d'un monde fantasmé et irrationnel et d'un univers spirituel, aux rites ancestraux perdus, ne permettant pas au personnage de s'élever au-dessus de sa condition, si ce n'est en allant au-devant de sa propre mort.

Le souvenir de la Grande Ourse, c'est la mémoire de cette impossibilité de s'unir avec un être de la même espèce que soi, c'est garder à l'esprit que l'homme est capable de lutter au-delà de ses forces pour retrouver les siens et de se laisser mourir quand les siens sont des êtres dégénérés. Ainsi, au clan d'Arcas correspond la société des hommes modernes, une société produisant des êtres ignobles comme Ana qui conduit Mâchefer à un mariage infernal. L'homme dépossédé de son corps est mis à nu par une assemblée d'êtres fous. Et finalement, l'homme préhistorique prenant sa femme Era sous les cascades évoque un monde sauvage parfaitement organisé, quand la civilisation met en musée les carcasses de ce monde disparu. De fantasmes en allégories, l'écriture de Romain Verger, curieuse, énigmatique, fait appel à des représentations qui bousculent l'ordre l'établi et l'idée de progrès. L'expérience de la faim, imposée, recherchée, permet par un regard halluciné de toucher les limites de l'humain et par une difficile réminiscence de fouiller la vie de ses ancêtres. Mais dans un monde moderne, qui ne nourrit plus, elle érige en Messie un être désincarné ayant perdu toute emprise sur ce monde. Mâchefer semble renaître alors même que son désir de vivre est mort, et le récit nous laisse avec cette sensation curieuse que la transgression de l'espace sacré est irréversible.

L'union d'Arcas et de la grande ourse a produit un fils dénaturé, que Mia a porté et qu'elle donne à Mâchefer 35000 ans après. En ce sens Grande Ourse fait l'histoire du monde moderne. La cosmogonie qui en résulte n'a plus rien de naturel. Elle montre ce que devient l'humanité quand elle oublie les lois élémentaires de l'existence. Ainsi peut-on lire Grande Ourse comme un mythe moderne, le mythe d'un monde dégénéré.                                                              VR

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