Giratoire de Dominique Paravel
Giratoire est un roman de Dominique Paravel publié par Serge Safran en 2015. Joaquin, décorateur de rond-points de la société Savinco, attend Vivienne, une consultante qui doit le conduire à la mairie d'un village de la Drôme, afin d'y défendre son projet, lors du conseil municipal. L'attente angoissée de Joaquin, puis le voyage interminable qu'elle lui impose font voler en éclats la perception qu'il a du temps. Il y a le temps subi, long et stérile, à l'image des tours de rond-points que Vivienne enchaîne à loisir et le temps volé. C'est l'accélération que Vivienne donne à la vie.
On peut lire Giratoire comme un roman sur le monde contemporain, tel qu'il s'impose à nous et transforme la vie des êtres par ses mécanismes oppressifs, ses lois financières, ses logiques managériales. Mais pour Dominique Paravel, c'est la possibilité d'opposer à ce monde une autre logique, onirique, de liberté reconquise. Il faut pour cela faire cohabiter des personnages aux caractères différents: Joaquin fragilisé par le diabète et la consultante Vivienne, froide, aux réactions brusques et affirmées. Vivienne devient la figure de la femme émancipatrice et initiatique. Aussi désabusée soit-elle, la distance qu'elle a prise avec les lois de ce monde lui permet de faire vivre à Joaquin une autre réalité. Si elle tient dans ses mains son destin professionnel, elle lui permet aussi une échappée, grâce à ses humeurs capricieuses, sa vision de la vie, détachée mais sensible. Ainsi le retard pris devient-il un prétexte pour sonder le champ mental qu'ouvre le désir de fuite. C'est un ralentissement du rythme, c'est le saisissement face à des images simples, fugaces, c'est un étourdissement face au décalage entre l'urgence de la réunion et la liberté de prendre son temps. Le récit met en tension le malaise créé par le retard, les angoisses de Joaquin décuplées par sa maladie et une joie face à la désobéissance et aux situations insolites qu'elle génère. « Il n'arrivait pas à situer le lieu précis de ce changement, était-ce ici même, sur ce ralentisseur, ou bien dans ce virage, que la ligne se franchissait, que le passage avait lieu, la carte routière ne l'indiquait pas, c'était une conjugaison soudaine de signes, netteté des tracés, aridité des pierres, sonorités de l'eau.
- On est passé au sud, n'est-ce pas?
Elle sourit sans le regarder. La cigarette s'est consumée jusqu'à ses doigts, elle la jette par la fenêtre, rétrograde, amorce un virage. Il voit les kilomètres fondre un à un. Emmène-moi. Emmène-moi ailleurs, je t'en prie, emmène-moi plus loin. »
Lors d'un voyage en voiture, les pensées intérieures se calent sur le rythme du véhicule : arrêt à un feu, rond-point pris, trois fois pris par Vivienne, accélérations. Le paysage défile, comme les pensées. « Elle conduisait avec calme, comme si un glacis la recouvrait, comme si depuis toujours sa vie consistait à dévider des routes, à détricoter les heures. » L'instant est constamment saisi, avec son éclatement, ses brisures, ses lignes suivies avec ou sans la présence de l'autre. L'incommunicabilité de la vie intérieure est restituée. L'habitacle de la voiture protège des personnages murés dans leur silence et étrangers l'un à l'autre.
Giratoire, c'est aussi la rencontre entre un homme et une femme blessés par la vie. Dès lors, ce qui se tisse entre eux suit une logique secrète, intime. Là encore, D. Paravel défie les codes sociaux. La forme même du récit épouse la géographie intérieure des personnages. Chacune des étapes du voyage est relatée du point de vue de Joaquin puis de celui de Vivienne. La même scène est vue deux fois, si bien qu'il se crée un réseau de correspondances qui nous amène à une compréhension intime des personnages et de leur perception. Le procédé s'estompe quand tous deux finissent par vivre la même histoire.
Au-delà du voyage, au-delà du désir d'une rencontre inopinée et forte, il y a la possibilité de se rejoindre par la force du rêve ou de la prémonition. Vivienne se fragilise. On découvre par ses pensées intérieures le poids de son passé, de son enfance, ses joies dans le parc du château familial. La perte de sa mère qu'elle voit mourir sous ses yeux. Evanouie. Et c'est le même étourdissement mortifère qui saisit Joaquin quand il pénètre en rêve dans son jardin: « Corolles mouvantes, bruissantes des roses oubliées. Blanches, mousseuses, aux fins pétales nacrés, parfum fuyant de cèdre et de tourbe. Rondes et roses comme des seins. Pourpres, confites dans des arômes de girofle, d'abricot et de miel. Il n'ose avancer, de peur que le jardin de Vivienne ne disparaisse, que la merveille s'efface.
Elle le regarde, un filet de sang coule sur son épaule nue. Il fait un pas vers ce visage qui l'attend, il fait un pas et soudain vacille, et avec lui tout le jardin, toute la perfection des roses, il tombe, son corps se dissout dans l'humus, il sent encore, à peine, des lèvres sur ses lèvres, des lèvres au goût sucré, le sucre d'un baiser. » C'est dans ce retranchement ultime de la mémoire que Joaquin parvient à rejoindre Vivienne. Alors que le diabète le conduit au cœur de lui-même, dans des divagations qui le mettent à distance de la réalité, il se rapproche de la réalité intérieure de Vivienne et la devine comme personne probablement ne l'aura fait. C'est à ce stade du roman qu'on mesure le plaisir qu'a eu D. Paravel de conduire ses personnages en marge de la société mais au cœur d'une réalité chargée de signes et de symboles, dans la communion des âmes, des poètes et des bannis. C'est l'heureuse rencontre de deux êtres qui, dans un élargissement de leur façon de concevoir le temps, échappent à la laideur du monde. VR