Expérience du modelage

Vous m'avez demandé lors de l'entretien ce qui se jouait au moment de modeler. Je vous ai évoqué rapidement l'effondrement de mon système de représentation, puisque ce que je voyais de cet homme nu qui posait pour nous, ne correspondait pas à l'image que j'avais de « l'homme ». Il a fallu, oui, que je remette en cause, les fondements les plus profonds de ma façon de voir, l'héritage pesant que je véhiculais à mon insu. Deux concepts étaient vides de sens pour moi: la « beauté » et la « force » de l'homme ; ces concepts susceptibles de faire surgir les émotions les plus violentes étaient des cases vacantes. Autrement dit, j'avais pu constater auparavant que tel homme était charmant et séduisant, sans que cette beauté esthétique ou ce charme me bouleverse. De même, la force était physique, et donc mesurable. On est loin de l'émotion que génère le sentiment que l'être est fort... Dans cette froideur qui était la mienne, il y a de mon histoire. Je crois qu'on ne m'a pas particulièrement appris à aimer, encore moins à regarder les hommes, au contraire. La rencontre, la vraie, demeurait, rare, exceptionnelle. Grâce à cette expérience du modelage, j'ai été amenée à bousculer mes repères. Il a fallu que je prenne de plein fouet cette émotion liée à la nudité et que je la comprenne.

On m'avait menti en me faisant croire que le corps masculin n'était pas digne d'intérêt. Or, l'émotion ressentie n'est pas d'ordre amoureux. Il n'y a dans cette expérience aucun désir de possession. Nous sommes dans une appréhension de la réalité beaucoup plus profonde. La présence de l'homme nu n'est pas gratuite, il est nu pour qu'on le modèle. Autrement dit, il va falloir rendre compte de cette nudité. C'est ce qui change tout. On devient responsable de ce que l'on voit. On n'est plus un simple spectateur, ou une femme avec tous ses affects, on devient dépositaire d'un être qui s'offre. A partir de ce moment-là, on regarde autrement. On prend conscience de ce qu'est l'autre. On est obligé de s'ouvrir en grand pour pouvoir restituer ce qu'on a vu. Ca rejoint ce que vous dites du fait d' «écouter par en-dessous ». La rencontre est possible car on a évincé toute possibilité de tricher. On recherche avant tout une justesse du regard, et c'est cette justesse qui nous renvoie à notre conditionnement. Un homme nu dégage beauté et force, il mérite par conséquent qu'on le représente autant que la femme l'a été dans les Arts. Pourquoi cette omission, ce vide? Il est impossible que l'émotion ressentie soit exclusive. D'autres que moi peuvent voir aussi. Il est temps de dévoiler le corps masculin... Regarder par en-dessous, c'est se défaire des codes sociaux et rentrer en communion avec l'humain. C'est pour cette raison que mon discours devient mystique quand je tente de décrire ce qui passe face à la nudité. Sans signe apparent d'appartenance sociale, il reste l'homme brut, il reste ce qui est inhérent à un homme et tout homme, ce qu'on nous cache. La vulnérabilité entre autres. Tout être qui s'expose ainsi est vulnérable. On n' a pas appris aux hommes à s'exposer, bien au contraire. Ca va mal avec l'image de l'autorité à laquelle ils tiennent... Alors que la beauté de la nudité qui se matérialise ne met pas à mal l'honneur ou la dignité, au contraire, elle fait résonner l'essence même du corps masculin qui associe une harmonie des formes et une impression de force, de puissance. Quand on est face à cette essence de l'humanité, je ne peux m'empêcher de penser au corps d'Enkidou, homme sauvage et sensible, et qu'on doit en rendre compte, on est pris de panique. La création nous met face aux limites de la représentation. Quel sera le geste suffisamment précis pour rendre compte de cette beauté-là? Quels seront les mots qui nous permettront de dire avec exactitude, l'extrême pudeur qui consiste à montrer sans trahir, à rendre hommage sans enfermer, sans recouvrir de visions erronées, personnelles ou sociales... La tâche est difficile, et on ne peut pas revenir à du déjà vu, puisqu'on découvre, avec étonnement.

J'ai regardé un jeune homme nu comme vous avez observé le bâtiment Pernod. Avec l'étonnement de la découverte, avec l'exaltation que génère l'impression qu'on a tant à découvrir encore. Quels corps pour dévoiler quels aspects de l'humanité? Le corps qui exulte, le corps qui souffre, qui vieillit et se fane et qui dit à chaque fois qu'il n'est rien sans le regard de l'autre.

Je rejoins par là cet espace sacré que je recherche, qui est à la fois la conjonction de la rencontre et un lieu inaccessible à la pesanteur sociale. Dans cette expérience, je fais table rase de ce que je crois savoir, des certitudes des uns et des autres et je me réapproprie, tout doucement, à ma manière, la réalité.       VR

7 thoughts on “Expérience du modelage”

  1. darkhaiker dit :

    Magnifique texte dans son humilité et son authenticité, ce qui est devenu rare au féminin. Il y a dans le corps dont vous parlez, peut-être quelque chose de féminin, ou de ni féminin ni masculin, mais d'humain, de mystérieusement humain, caché derrière la forme convenue sexuée. Texte important dans son approche de l'Autre et son mystère caché ou oublié, et dans ses liens, si évidents quand on nettoie sa perception, avec le sacré. Il est un message incarné dans un être, dont personne ne veut entendre parler : il est trop tard, et nul ne sait plus pourquoi. Il y a une nudité dont nul ne veut plus – qui était celle de l'âme. Nous ne voulons que des nudités psycho-esthétiques de compensation de cette perte irrémédiable. L'étrange présence remplacée par du signe rassurant qui baisse le voile sur les vraies limites de l'être.

    • admin dit :

      Merci Darkhaiker. « Derrière la forme convenue sexuée », il y a tout ce que le conditionnement social nous fait perdre, dès qu'on se fie aux stéréotypes qu'on nous a inculqués. Tant mieux si vous ne percevez plus du féminin ou du masculin dans ce regard que je pose sur l'autre mais l'essence de l'être. Je suis touchée que vous soyez sensible aux liens avec "le sacré" (sans connotation religieuse). Il me semble que cette nudité de l'âme que vous évoquez, « Cette étrange présence remplacée par du signe rassurant qui baisse le voile sur les vraies limites de l'être », on peut la retrouver à condition de ne pas avoir peur. C'est oser la mise à nu et ne pas craindre de se sentir vulnérable dans la perception de ses propres limites.
      Amicalement,
      Valérie

  2. Cannone dit :

    J'aime ce que vous dites sur la beauté masculine, et notamment que nous (femmes) n'avons pas été formées pour l'apprécier. J'ai toujours été frappée par le fait que nos imaginaires sont éduqués à percevoir la beauté féminine, en détail (de la peinture à la publicité, c'est une formation inévitable pour les deux sexes), tandis que la beauté masculine ne va pas de soi, comme si ce qui importait dans l'homme n'était pas son corps, mais sa puissance symbolique (peut-être). J'ai mis du temps à prendre la mesure de la beauté masculine, à la goûter. Mais je note aussi que les hommes eux-mêmes ne s'y attachent pas assez. Dans un livre sur les femmes et les féminismes, j'ai écrit un chapitre qui a fait gronder les hommes les plus bienveillants à l'égard du livre par ailleurs : "Messieurs soyez beaux". Il y a une merveille du corps, de tout corps, qu'il faut apprendre à regarder et à aimer. C'est ce que l'expérience du modelage vous a enseigné, merci de nous l'avoir livrée.
    Par ailleurs je vous propose une notion qui me paraît riche pour essayer de comprendre l'émotion face à la nudité : l'intimité. Il me semble qu'elle est à l'œuvre dans le jeu amoureux, dans l'étreinte, et qu'elle remplace avantageusement tout ce que nos aïeux avaient conçu autour de la transgression. Cette dernière notion devient caduque à l'heure où toute pratique est possible et assumée. En revanche, restera à jamais le tremblement, le sentiment d'un sacré, l'émerveillement qui nous viennent dans le partage de la nudité, dans celui des caresses et de l'union charnelle. Nous serons toujours émerveillés de ressentir ce désir d'intimité avec un autre, toujours "étonnés" de ce que nous aurons envie de faire, avec quelqu'un et pas avec un autre. Ce franchissement des limites de l'intime, c'est cela le véritable sens de la transgression (franchir, aller au-delà). Et cette expérience n'a pas à voir avec les interdits mais avec le désir. Votre émotion devant le corps de l'homme nu, n'était-ce pas, recréée par la situation "fictive" de la séance de modelage, un rappel de ce qui se joue dans la chambre : la saveur ineffable de l'intimité partagée ?
    Belinda

    • admin dit :

      Question passionnante, Belinda, qui me fait me dévoiler!
      Si intimité il y a, ce n'est pas la même que celle qui nous trouble dans la chambre. C'est très personnel, mais pour moi, l'intimité amoureuse passe plus par le contact physique que par le regard. Un geste, la chaleur, la douceur d'une main me font goûter « la saveur ineffable de l'intimité partagée ». L'émoi lié au contact charnel existe pourtant dans l'expérience du modelage. Mon initiateur avait comme projet de travailler avec des aveugles. Son idée était de sculpter avec les yeux bandés en touchant le modèle, comme le ferait une personne privée de la vue. Je me suis demandé ce que pourrait faire naître cette expérience en moi. Et je suis sûre que la transgression serait trop forte. Ce serait de l'amour pur. Ce serait intérioriser le corps de l'autre au point de ne plus le distinguer du sien. Même si ce doit être très beau, je n'oserais pas le faire. Ca rejoint très précisément ce que vous décrivez: « En revanche, restera à jamais le tremblement, le sentiment d'un sacré, l'émerveillement qui nous viennent dans le partage de la nudité, dans celui des caresses et de l'union charnelle. Nous serons toujours émerveillés de ressentir ce désir d'intimité avec un autre, toujours "étonnés" de ce que nous aurons envie de faire, avec quelqu'un et pas avec un autre. Ce franchissement des limites de l'intime, c'est cela le véritable sens de la transgression (franchir, aller au-delà). Et cette expérience n'a pas à voir avec les interdits mais avec le désir. »
      Et pourtant, quand on modèle, on a aussi l'impression de voir avec ses mains. C'est très sensuel parce que la terre est la chair de l'autre et selon le principe des poupées vaudou, on a l'illusion de toucher un corps, de pouvoir lui faire du bien ou du mal. Effectivement, il y a une intimité troublante, parce que le modèle sent aussi que la sculpture est une projection de lui-même et la complicité passe par ce transfert. Mais nous sommes là dans une perception tactile.
      Si j'analyse l'émotion liée à la beauté de la nudité et donc au regard, je la distingue très nettement de celle que j'éprouve pour la personne avec qui je partage ma chambre. C'est comme si je prenais beaucoup de distance et que je voyais un être vulnérable parce que nu. Ce qui m'intéresse, c'est de le voir au fond de l'âme. Restituer ce qu'il est au plus profond de lui-même. Le corps raconte une vie. Et le modelage de ce point de vue est une vraie rencontre. Là aussi, c'est très particulier, parce que ce vécu synthétise tous les regards que je peux porter sur un homme, instinct maternel, fraternel, amical, élan spirituel, amoureux, c'est la mise en tension de toutes mes facultés altruistes qui construit ma représentation de l'autre. Je sollicite toutes ces facultés pour visiter mentalement le corps masculin. Et il arrive que le corps me déplaise. Je ne le comprends pas. Il n'y a pas d'intimité et donc pas d'alchimie. C'est alors une représentation purement technique.
      L'émotion esthétique la plus forte que j'ai eue a été extrêmement troublante. C'était la vision d'un corps tellement beau qu'on se sent trahie par l'éducation qu'on a reçue et les représentations sociales qu'on nous a inculquées. Comment est-il possible qu'on soit passé à côté de la beauté masculine à ce point. C'était une émotion complètement dégagée de l'attirance physique. Je me suis dit que finalement j'aimerais beaucoup que les hommes dans la rue soient capables de regarder les femmes qu'ils trouvent belles de cette façon-là.

      Amitiés,

      Valérie

  3. Cannone dit :

    chère Valérie,
    en réponse je me permets de me citer, car c'est la restitution d'une expérience, devant un danseur, qui a quelque chose à voir avec la beauté aperçue que vous évoquez dans votre dernier paragraphe :
    "Tu assistes au solo d’un jeune homme (un homme jeune), et son corps est tellement beau que tu souffres intensément. Chacun de ses mouvements t’atteint. Tu ne t’expliques pas ta douleur mais elle est violente.
    Donc tu réfléchis (ta manière d’accuser les coups, en général). Le désires-tu ? Pas que tu saches. Tu désires rarement un homme sur sa seule apparence et de plus celui-ci est plutôt antipathique (tu l’as entendu avant le spectacle : trop manifestement satisfait de lui-même). Pourtant tu pressens que cette douleur n’est pas sans lien avec le désir. Voyons. Si tu le désirais, tu regretterais certes de ne pas le tenir dans tes bras, mais tu crois que ce « débouché » lui-même constituerait un exutoire : c’est peut-être de ne se concrétiser dans aucun désir précis qui rend ton admiration douloureuse. Tu te demandes si dans la même situation un homme ne désirerait pas simplement prendre la femme, et ce désir, ce serait au moins ça. Vertu de la concupiscence ?"
    bien à vous.
    PS : décidément passionnant d'évoquer la beauté masculine! tout un champ de réflexion nouveau, très sérieux et fructueux...

    • admin dit :

      Merci, chère Belinda, pour cet échange stimulant. La douleur ressentie face à la beauté masculine permet un questionnement intéressant. Vous inversez les rôles, en évoquant la vertu de la concupiscence, et dans le même temps, vous montrez que le désir serait d'un autre ordre que charnel. L'émotion que vous avez ressentie renvoie peut-être à une impossible rencontre comme si le désir ne trouvait pas son objet. Etait-ce un désir de possession?
      Ce que nous pointons-là montre ce que je recherche dans la création: le changement de point de vue, la faille dans l'édifice de nos représentations. Certains ne voudraient surtout pas qu'on leur montre qu'ils se sont trompés, alors que l'erreur d'appréciation ouvre tout un champ d'analyse.
      Je reviens un instant sur les idées incroyables de mon initiateur. Il a été lui-même modèle et sait que ça peut être extrêmement douloureux d'être considéré comme un objet, et de fait, il crée les conditions d'enseignement pour que le respect du modèle soit total. A tel point, qu'il a envisagé de faire un stage réservé aux modèles qui deviendraient les sculpteurs. Encore une inversion qui ouvrirait des perspectives... Un homme peut-il être ému par la beauté d'un homme et une femme par la beauté d'une femme? Cela est-il forcément lié à l'attirance charnelle?

      Amitiés,

      Valérie

  4. Cannone dit :

    Chère Valérie,
    C'est une expérience étrange, certainement bouleversante (presque le thème d'une nouvelle) que cette idée de sculpter non ce qu'on voit mais, yeux bandés, ce qu'on a sous les doigts. Situation d'un érotisme si puissant qu'à mon avis, il empêcherait sa réalisation (et la réalisation de la sculpture)…
    La douleur devant la beauté : j'ai livré l'expérience parce qu'elle est demeurée mystérieuse pour moi. Il m'a semblé que si j'avais pu clairement éprouver un désir charnel pour le danseur, j'aurais moins souffert car j'aurais eu une direction, une "sortie" pour mon émerveillement. Et peut-être qu'ainsi je découvrais (je vous le dis sans être sûre de rien) un au-delà du désir, ou plutôt, son horizon : peut-être (que de peut-être ! je réfléchis en vous écrivant) qu'à l'horizon de tout désir charnel se trouve le désir d'atteindre l'autre. Autrement formulé : le Grand Désir ne serait-il pas, d'abord, d'atteindre l'autre, de partager avec lui une intimité (se rencontrer au plus près, dans la chair, dans l'esprit donc) ? Alors, le désir charnel, parce qu'il engage le corps-esprit, serait le moyen le mieux à notre portée d'atteindre cela. En somme, mon émerveillement devant la parfaite beauté de ce danseur, parce qu'il n'était pas accompagné de désir sensuel, se muait en funambule, au-dessus du vide, et pour cela devenait douloureux.
    Ah Valérie, tissu de conjectures… En tout cas, non : pas de désir de possession. Je ne comprends même pas vraiment ce mot en réalité. Je connais, pour diverses raisons, le souhait d'exclusivité du désir, en ce que celle-ci dit la force d'un désir, mais la possession, non.
    amitiés vives

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