Entretiens Domecq-Rossignol 1

 

Une quête mystique?

Domecq pour Les Corps Célestes

Domecq pour Les Corps Célestes

 

 

 Lecture de la première lettre de Kafka à Félice

 

 

V.R.: J'aimerais qu'on parte du Traité de banalistique. A vingt-six ans, vous avez écrit un texte inaugural que vous avez intitulé « L'effet Pernod, le malgré tout ». Vous vous êtes arrêté un jour devant le Dépôt Régional Pernod et vous l'avez observé. Par cette observation, vous avez créé un espace intérieur, que l'on va explorer. Je vous cite: « On sent le pouvoir d'envoûtement de la discrétion, la violence latente de ce (ou ceux) qui ne demande qu'à passer inaperçu. Exacte froideur de ce qui ne réclame pas le regard, de ce qui n'a que faire de toute espèce de regard, de ce qui n'a pas besoin d'être vu pour exister. (…)
A ce titre, la simple contemplation du bâtiment Pernod me fait pressentir qu'il y a dans l'esprit des cases vides qui attendent notre visite. Il faudrait que nos perceptions laissent sa place au vide, qu'on puisse enfin voir le point aveugle, comme on désire la mort. »

Avez-vous déjà contemplé un être de cette façon?

 

J.-Ph. D.: On ne peut pas dire du tout qu'il y a du vide à propos d'un être. En revanche, le charme est toujours discret. Je le dis à propos de mon livre sur Ruysdael. Je dis que ça a commencé comme ça, chaque fois que je rentrais tout jeune dans des musées internationaux, dans les salles de paysages hollandais, j'allais tout de suite vers les tableaux qui étaient les plus discrets, et c'était ceux de Ruysdael qui pourtant est considéré comme le plus grand paysagiste de cette période et probablement de l'histoire. C'est quelqu'un qui m'attirait à force de discrétion. Par rapport à un être, dans la relation amoureuse, quelqu'un nous attire d'autant plus qu'on sent une part secrète qui ne s'affiche en rien. C'est ça qui trouble vraiment, c'est ça qu'on veut rejoindre, c'est ça qui nous interroge, que l'on scrute et qu'on laisse tel quel. C'est extrêmement prenant, d'une douceur ravageuse. Les charmes affichés ne sont pas charmants.

 

V.R.: Dans cette perspective, avez-vous peint d'après modèle vivant?

 

J.-Ph. D.: Ca m'est arrivé oui, on a envie de saisir ce dont on sait que ça nous échappera toujours. On a envie d'en approcher quoi. Dans la question que vous posez il ne faut pas oublier ce mot encombrant de vide. On continue sur le charme discret et d'autant plus prenant, incontestable en plus, si cela se confirme dans la relation, alors à ce moment-là le rendez-vous est pris avec le vide, ce qu'on partage tous. Appelons-le comme on veut, l'inconnu à jamais inconnaissable, l'infini, rien, nada, Dieu si on veut, tout ça, c'est interchangeable. La mort de l'être en question, la mort de chacun, grâce à quoi nous pensons à cet infini, que je viens de nommer en le dénommant, en le dépensant en le dé-pensant etc, le charme donne rendez-vous avec ça, inexplicablement; et en même temps le charme nous satisfait complètement par rapport au vertige que peut donner la mort et l'infini inconnaissable. Devant la finitude d'un être on a rendez-vous avec ça, et là tout à coup, la mort nous sourit toujours, mais on lui sourit enfin.

 

V.R.: Cette expérience vous amène à définir ce qu'est selon vous la poésie: « J'appelle ici et momentanément poésie l'opération par laquelle l'esprit donne à la surprise l'écho le plus conscient. Le trouble alors ne s'arrête pas au seuil de la conscience, mais tente de gagner le champ de la réflexion. » et « Cette nécessité d'un renouvellement constant, d'une « révolution permanente » de notre verbe aux fins de perception aiguë du monde, je l'ai nommée poésie, en y accolant la définition qu'en donne Novalis: « La poésie, c'est le réel absolu ». La poésie, c'est le réel absolument à la crête des mots. »

Quels sont les écrivains qui s'inscrivent dans cette démarche?

 

J.-Ph. D.: Y en a beaucoup, qui ne sont pas que des poètes. Je pense à Henri Michaux, Gherasim Luca, Novalis, Pessoa, Kafka...

On pourrait presque dire ceux que j'aime.

 

V.R.: Revenons au Traité de banalistique et à ce que vous avez écrit au sujet de l'observation du bâtiment Pernod,

 

J.-Ph. D.: Le bâtiment Pernod est le bâtiment qui présente le moins d'intérêt au monde. Là, il n'y a pas de gloire, pas de sens, rien. A partir de là, je me suis rendu compte que ce rien renvoyait à mon rien, à notre rien, fondateur, qu'est-ce que je fais là?, qu'est-ce qu'il fait là? qui est une question qui nous revient régulièrement à tous, quels que soient nos âges. En pleine banalité, la plus plate, la plus sotte, au sens où il n'y a rien en dire. C'est partir d'une expérience commune. Ça, ça me plaît, ce n'est pas une expérience particulière, et là, on a le surgissement du décalage qu'on a par rapport à notre perception habituelle. Je suis un être vivant qui sait qu'il a un laps de temps limité et du coup, qu'est-ce que je fais là?. Et je regarde partout, je m'interroge. Je me demande ce que je fais là quoi. Comme je me demande ce que je faisais là et que je m'arrêtais devant un bâtiment qui n'avait strictement aucun intérêt, ça rejoignait la question ultime et la question basique. Il y a deux forces qui nous animent, Freud a bien montré que c'était la libido, mais moi j'insiste aussi sur la force de Thanatos, pas au sens de pulsion de mort, comme il le disait. Je veux dire par là que c'est une force formidable, la conscience de la mort. C'est un élan, un ressort aussi grand que la libido et pour moi c'est totalement relié. Je désire parce que je sais que je suis mortel, et je sais que l'autre est mortel, et je désire d'autant plus que je sais que je suis mortel. Non pas pour se dépêcher de vivre par rapport à la mort, la conscience de la mort peut diffuser un état extrêmement serein. A partir de là, il y a cet éveil, sur quelque chose qui n'est rien, qui nous renvoie tous à notre rien fondateur, à notre étourdissement de vivre, à notre étonnement de vivre. On ouvre les yeux, on a les sens aux aguets, et à ce moment-là, on sait bien que plus on captera, capter ça veut dire intégrer au niveau oculaire, au niveau crânien, par là-même avoir conscience de ce que l'on voit, être capable de détailler des choses à l'intérieur de ce que l'on voit, et en même temps d'avoir une vue d'ensemble, ou des vues d'ensemble multiples ou singulières, plus on voit ce que l'on voit, plus on voit. Plus on entend ce que l'on entend, plus on entend. Et donc, on est obligé de trouver le langage, pas seulement les mots, ca peut être le langage des arts plastiques, la musique, la vidéo, on est obligé de trouver le langage de ce que l'on perçoit d'étonnant. On en perçoit d'autant mieux l'étonnement et on en jouit d'autant mieux. C'est une question d'expansion du plaisir.

 

 

 

V.R.: Dans ce processus que vous décrivez, il y a un terme qui revient: l'idiot. « Lorsqu'on se retrouve parmi les gens - et il faut bien y passer -, lorsqu'on se retrouve dans une réunion, ou pire encore dans une seule pièce avec des amis, on peut se taire, et observer. On les voit alors, les humains, on voit aussi comment on les voit. Simple jeu optique, dira-t-on; jeu de société, dirai-je. Et instructif, avec ça: car qui dit façon de voir dit façon d'être. Autant connaître sa façon. » Vous parlez ensuite du « regard vertical. » et vous dites: « Il vous voit de haut l'idiot ». Plus loin, vous faites référence au surréalisme, et plus précisément à André Breton et vous écrivez: « J'ai débouché sur tout autre chose avec l'abanalité: en lieu et place du saillant, la platitude; de l'enchantement, l'idiotie, et de l'exaltant, le déconcertant. Une stupeur muette qui vous fige, là où le Merveilleux fait tremplin à l'imaginaire. »

Pourquoi se sentir idiot dans cette conscience accrue de la réalité?

 

J.-Ph. D.: Là, vous faites bien de poser la question parce que j'emploie l'idiot au sens de celui qui ne comprend pas le code général de ce qu'il est convenu de penser de ce que l'on voit, de ce que l'on entend, de ce que l'on pense. Il n'a pas ce code général qui fait notre inattention générale, je passe devant telle chose ou tel être parce que ce n'est pas important, il y a tout un code général qui fait qu'il y a des choses qui sont banales et d'autres qui ne le sont pas, des perceptions en nous qui sont intéressantes et d'autres pas, et c'est comme ça qu'on ne voit rien. J'appelle l'idiot celui qui ne comprenant pas ce que les autres comprennent, comprend autre chose et voit de façon plus tranchée, plus aiguë, plus déconcertante, plus pénible peut-être parfois aussi pour lui. Mais aussi, si nous faisons appel à l'idiot en nous, ça n'est pas nécessairement douloureux, c'est éveillant. On fait le pas de côté, par rapport aux perceptions communes qui font que nous ne voyons pas vraiment, nous filtrons tout par le voile de l'habitude. Là, tout à coup les œillères de l'habitude sont desserrées, pendant le temps qu'on y parvient et c'est là que le langage, la poésie, au sens de l'engagement dans la situation fait son effet. A ce moment-là nous avons l'impression d'être dans ce que Novalis appelle le réel absolu. Je n'aime pas le réel au singulier, je valorise le mot absolu, non pas qu'on croie à l'absolu, simplement il y a quelque chose qui n'est plus relatif. Absolu a un intérêt par rapport au relatif, relatif au sens de degré. Il n'y a plus de degré, il y a une présence des choses, une présence des êtres.

 

V.R.: C'est une forme de recul? Un recul qui donne du sang froid? Quel est le jeu de la sensibilité dans cette perception ?

 

J.-Ph. D.: J'ai dit un pas de côté. Non ce n'est pas dans ces termes, parce que le recul qui produit le sang-froid, c'est la maîtrise. Là, on n'est pas dans la maîtrise. On est déconcerté. On est étonné. On est hors des sentiers battus de nos propres perceptions.

 

V.R.: Dans une forme de vulnérabilité?

 

J.-Ph. D.: Ah sûrement. On est exposé oui. On retrouve la question de la lumière de la gloire. On prend tout en pleine lumière oui. Même l'obscurité bien sûr.

 

Regard sur autrui

 

V.R.: Donc cette capacité à recevoir change le regard sur autrui. Vous écrivez: « Il considérait la distance séparant les buveurs solitaires – ils étaient rares. Certains étaient saturés d'intentions, d'autres emmurés. Il suffisait d'écouter par en-dessous. »

Que cela signifie-t-il?

 

J.-Ph. D.: Grâce à ce décalage, de même qu'on perçoit des choses qu'autrement on ne regarderait même pas, alors qu'on les voit, de même au niveau des êtres. Et la communication est différente, à ce moment-là. On s'aperçoit que dans la communication, même la communication aiguë, affinée, je ne parle pas de la communication quotidienne, professionnelle etc. où c'est évident, même entre amis, on sollicite très peu de nos facultés de réflexion, de sensibilité. Nous avons beaucoup plus de facultés que celles sur lesquelles on s'appuie. La découverte va se passer en essayant d'aller vers ces facultés que nous laissons en jachère, que nous n'utilisons guère. Les gens comptent uniquement sur un certain type de langage, sur les mots alors qu'il y a tellement d'autres modes de communication.

 

V.R.: Comme l'intuition?

 

J.-Ph. D.: L'intuition en est une. L'intuition est une faculté, une opération de l'esprit. J'ai écrit dans le bilan qu'on m'avait demandé de faire pour la réédition de mon livre sur Robespierre, comment j'avais procédé en tant qu'écrivain pour faire un travail sur la chute de Robespierre. Me réinterrogeant là-dessus, je me suis réinterrogé sur l'intuition en général, puisque c'était ça qui m'avait guidé vingt-cinq ans avant d'avoir écrit le Robespierre. L'intuition poétique, l'intuition créatrice, l'intuition des êtres, l'intuition de soi aussi d'ailleurs. L'intuition n'est pas un à côté de l'intelligence, ni de la rationalité, c'est une imagination de la pensée.

 

V.R.: Dans cette observation qui est intuitive vous convoquez des sens? Que se passerait-il si on se privait de la vue?

 

J.-Ph. D.: L'intuition fonctionne sur tous les sens oui. Même dans l'amour. Comment ça se fait qu'un homme et une femme peuvent se connaître l'un l'autre intimement et savoir ce que l'autre désire? C'est de l'intuition. En l'occurrence, ça passe par les sensations. C'est quand même une attitude de l'être qui semble solliciter un grand nombre de facultés de l'humain. Quand je dis ça, je ne suis pas en train de dévaloriser la rationalisation qui elle a besoin de l'abstraction pour mettre au clair et c'est lumineux également.

 

Le corps comme conscience

 

V.R.: Ceci m'amène à aborder la question du corps comme conscience. Vous avez écrit un texte intitulé: « Des verbes où penser et sentir sont indissociables », pour le Dictionnaire des mots manquants.

 

J.-Ph. D.: Je vais dire les choses de façon trop schématique mais je vais les dire à ma façon...

Une cigarette?...

Je trouve que les sensations, les perceptions et le plaisir sont des choses tout simplement formidables. J'aime bien le mot formidable, d'ailleurs. J'aime beaucoup cette expression populaire, « il n'y a pas de menus plaisirs ». Tout plaisir est immense d'une certaine façon. Profondément réjouissant et par rapport à ce qu'on a dit au départ sur notre conscience de la mort, ce n'est pas du tout que le plaisir répond à la mort, le plaisir, c'est tranquille, c'est intense, mais c'est serein. C'est joyeux. La condition humaine est très bien, on accepte toutes ses limites, toutes ses données etc. Je parle de la condition humaine en dehors du social en dehors de l'injustice. C'est grâce au corps esprit que nous avons cette sensation de joie de vivre.

 

V.R.: C'est une façon de retrouver une forme d'unité, par rapport à ce recul qu'on avait au début?

 

J.-Ph. D.: Oui, c'est très unitaire.


V.R.: Dans l'observation, on est dans une forme de recul, de distance.

 

J.-Ph. D.: Oui mais attention distance par rapport à soi. Je parle plutôt de pas de côté par rapport à nos perceptions habituelles qui font qu'on arrive à un carrefour, on est là, il y a un feu rouge on attend, on démarre quand le feu est vert, il y a un bâtiment banal, on se dit c'est banal et je ne le regarde pas et on ne le voit même pas. On ne fait que se diriger. On a une vision utilitaire pour s'en tenir à la simple vue. Si on fait le pas de côté par rapport à ça, c'est pas du recul, c'est que tout d'un coup on voit et on pense ce qu'on voit et on s'interroge sur ce qu'on voit et on jouit d'autant plus de ce qu'on voit etc. Et là, on est unitaire, on n'est plus l'individu social, on n'est plus l'individu vernaculaire, on n'est plus le véhicule de soi-même.


V.R.: Dans la joie de vivre que vous évoquiez,

 

J.-Ph. D.: C'est pareil, tout ça c'est de l'étonnement, la joie de vivre est étonnante.


V.R.: Vous la percevez comme étonnante au moment où vous la vivez?

 

J.-Ph. D.: Oui... Il y a différentes modalités de l'étonnement, la joie est consciente d'elle-même aussi. Mais c'est vrai que ce que vous pointez c'est que la joie est... La joie ne s'interroge plus, c'est un point culminant de l'étonnement. Un point culminant qui peut durer. C'est pas une apogée.


Reculer les limites intérieures

 


V.R.: Je voudrais en venir aux limites intérieures qu'on recule. Dans votre conception de l'existence vous accordez une attention particulière aux limites intérieures que vous tentez de reculer. Vous écrivez: « Il y a donc dans les récits surréalistes un halètement, une force d'attention, un sens des aguets qui est une leçon de vie et dont j'ai entre autres tiré encouragement à reculer toujours les limites de mes perceptions et pensées ». Avez-vous des exemples?

 

J.-Ph. D.: On a parlé d'une expérience originelle, partant d'un bâtiment qui n'a aucun intérêt, on est à la source même du plus petit étonnement possible. A partir de là, tous les autres étonnements peuvent s'ouvrir, puisque là, on est au point de départ de ce qui ne devrait pas du tout étonner, on est étonné de notre étonnement dans ces cas-là. Mais l'étonnement, on le vit souvent et je dois dire que c'est une de mes raisons de vivre. Tant que je suis étonné, j'aime la vie. A partir de l'exemple qu'on a donné au départ, de cette illumination sans dieu, ni sans révélation devant la platitude apparente, c'est pas nécessairement joyeux, ce n'est pas lyrique, ce n'est pas sinistre, ce n'est pas dramatique, ni sombre, ni lumineux, on est au point de départ. Ça rejoint ce qu'on appelle le sentiment de vivre... La fait de se sentir vivre est étonnant.


V.R.: C'est se défaire d'un conditionnement social très fort,

 

J.-Ph. D.: Pas seulement social, culturel, poétique, quand je parle de ce que je dois au surréalisme comme formidable impulsion de vie en même temps, à un moment il a fallu continuer, non pas pour dépasser le surréalisme mais grâce à eux continuer à toujours essayer d'ouvrir le plus possible l'oeil et l'esprit, reculer nos limites toujours, les limites qui nous sont inculquées pour faire notre chemin dans la société dans laquelle on est.


V.R.: Et idéologiquement, vous le faites aussi?

 

J.-Ph. D.: Evidemment. Par exemple, la révolte, on en a une image impulsive. La révolte, loin d'être une façon de se jeter dans le mur, c'est une façon de voir d'autres possibles devant une situation accablante, sur cette lancée-là l'esprit révolté est amené à voir d'autres possibles à côté de que ce qu'il a devant lui et qui fait barrage...


V.R.: Vous avez des exemples?

 

J.-Ph. D.: Prenons un exemple contingent... Par rapport à l'économie... L'économie est le discours englobant, comme le religieux était le discours englobant du temps de St Louis... Dans le domaine économique, on est des barbares. Je pense que dans cent ans dans cent cinquante ans on sera étonnés de voir qu'on avait apparemment l'horizon bouché. Constater cela, ça vient d'une révolte. Il y a quelque chose d'inadmissible qui donne pour le coup ce que vous appelez le recul. La révolte, est un recul, ce n'est pas seulement une façon de se jeter dans la mêlée ou de bondir pour parer au plus pressé. Ca donne une impulsion à l'esprit qui ensuite, par intuition, puis en déclinant l'intuition, en en traduisant les synthèses extrêmement concentrées, les détaille et les analyse et produit de nouvelles idéologies...

Sur le plan économique, le pas de côté que fait faire la révolte est extrêmement productif, productif de façon positive, au sens de propositionnel. C'est cette impulsion-là qui fait sourdre et ensuite se développer de nouveaux projets pour l'humain social. C'est là qu'on peut localiser le rapport entre la création poétique qui a l'air de ne se passer que dans le terrain culturel et l'ensemble du corps social. Je crois beaucoup à ce que j'appelle la pression poétique. Si un pays a quelques minorités qui travaillent la forme dans les différents langages de la culture, cinéma, mots, littérature, poésie, musique, peinture etc, s'il y a des minorités actives à cet égard, ça crée une pression poétique qui agit sur les autres formes de langages, jusqu'au politique. C'est ça le rapport. Ce n'est pas un rapport d'analogie, ce n'est pas un décalque, ce n'est pas non plus une stricte simultanéité. C'est pourquoi j'ai toujours cherché à ce qu'il y ait à côté de la création strictement solitaire un groupe car la société ne veut jamais d'un nouveau regard sur les choses. On est toujours seul quand on crée mais en même temps la fédération de ces solitudes nous portent plus loin que la stricte solitude. Ce n'est pas incompatible, la stricte solitude et la mise en commun par des groupes.


V.R.: Qui vous a rejoint sur ce terrain-là?

 

J.-Ph. D.: J'ai souvent mené des tentatives de création de fédérations d'individus. Les différences individuelles pouvaient s'accorder sur un certain nombre de choses. A Renne en Province, autour de ce que j'ai appelé la banalistique, ensuite à la revue Esprit, il y a un climat qui est remarquable de réel débat qui sait faire grandement abstraction de la pesanteur psychologique. Il y a dans l'ADN de la revue Esprit ce personnalisme qui fait que la personne se perçoit et perçoit l'autre en voyant très bien la psychologie et en sachant se dégager de cela. Maintenant je le refais avec le groupe des Quelques-Uns. Je crois beaucoup à cela. Il semblerait que dans l'histoire c'est comme ça que ça se passe. Prenons des écrivains solitaires, Kafka n'était absolument pas seul, il était avec Max Brod et bien d'autres, dans le noyau le plus énergétique de la culture de l'Europe centrale. Ne parlons pas des encyclopédistes qui se réunissaient deux à trois fois par semaine et qui à ce titre avaient des relations extrêmement serrées qui faisaient que telle lettre de Rousseau à Voltaire pouvait compter par rapport à tel monarque, à tel endroit en Prusse... Des lettres qui sont recopiées en trois exemplaires. Il y a là des images très fortes de ce que j'appelle la pression poétique, c'est-à-dire une fédération d'énergies suffisamment qualitative pour qu'elle soit très active sur le corps social dans son ensemble.


V.R.: Revenons à la question initiale, au fait de reculer les limites intérieures et à Senna. Vous écrivez dans Ce que nous dit la vitesse: « Aussi, lorsque Senna disait qu'il cherchait à aller « plus loin, encore plus loin », il pointait là les espaces intérieurs en gigogne dans lesquels il entrait, pénétrant dans l'un puis dans l'autre à chaque seuil franchi ». Avec Senna, Vous passez du mode contemplatif, statique, à une conduite intérieure vertigineuse. Est-ce contradictoire?

 

J.-Ph. D.: Non pas du tout.100_3477_2 Je ne vais pas y revenir parce que je l'ai quand même écrit dans mes textes sur Ayrton Senna et j'y suis revenu dans mon texte sur l'intuition dans la réédition du Robespierre, je parle d'extase sportive. Tout grand sportif côtoie ce genre de choses, c'est un univers extrêmement codé, extrêmement précis, extrêmement restreint. A l'intérieur de cela, on voit bien ce que vous citez c'est-à-dire le recul progressif des limites. C'est visible, c'est une transcription extrêmement rigoureuse de cet apprentissage qui est une leçon pour nous tous de reculer les limites. Là, c'est dans la performance. Reculer les limites ce n'est pas uniquement une performance, sinon ce serait une vision extrêmement tendue de la vie, on peut reculer les limites par l'extrême mollesse, par des comportements très émollients, par un laisser-aller, un abandon total...

 

 

Domecq pour Les Corps Célestes

Domecq pour Les Corps Célestes

Le point de recul le plus fort

V.R.: Si on recule encore les limites intérieures, on atteint un point crucial que vous évoquez dans Les mots manquants, « Ni Je, ni Nous, ni On, ni… » : « Comment dire cela qui est en chacun comme une infime particule d’énergie multi-nucléaire, plus énergétique même que le désir, que le désir qui vient sans doute de là, d’une soif d’après néant, de la conscience du rien, de rien, de l’infini qui serait fini, et de l’infini que nous découvrons, étonnamment, dans un être fini, aimé? ». Avez-vous déjà senti la force centrifuge de cette infime particule d'énergie multinucléaire? Une sorte de perte de contrôle de soi par la mise en circuit de notre énergie avec une énergie plus puissante que la nôtre?

 

J.-Ph. D.: Oui bien sûr, nous l'avons tous en nous ça, simplement on l'accueille plus ou moins. C'est là que commence le travail sur soi, qu'on peut appeler la poésie, l'éveil intérieur, et il n'y a pas besoin pour cela de passer par des moments extrêmes ou d'entrer au couvent, même si j'ai beaucoup de respect pour le couvent parce que le couvent est la cellule intégratrice qui permet par le retrait total une extrême concentration sur les facultés dont on disait qu'elles sont peu utilisées chez l'humain, les facultés contemplatives, les facultés de rencontre avec l'univers qui se font par l'intériorité.

La série romanesque que j'ai intitulé le cycle de la Vis et du Sablier, que j'appelle la métaphysique fiction, c'est ça. Tous les êtres et les perceptions sont dans cette imprégnation de tout ce qui dépasse. Tout est vu du point de vue de tout sauf soi, que nous avons en nous en permanence. Simplement, on s'accroche à notre personnage, à notre ego. Il en faut de l'ego, mais ce n'est pas par lui que ça va se passer. Il me semble que ça imprègne tout ce que j'écris.

Ca peut être l'émerveillement renouvelé devant un paysage, que l'on connaît, que l'on retrouve... Là le langage a du mal à suivre. Ca peut être un champ qu'on connaît par cœur. J'ai une petite maison dans le Cotentin depuis vingt-cinq ans. A chaque fois c'est le même silence qui se fait en moi. Silence dans la nature avec au loin peut-être un aboiement de chien dans une ferme très lointaine ou ces moments à partir de six heures du soir où tout à coup il y a une douceur, comment disait ce merveilleux titre d'Ira Levin « Un bonheur insoutenable », une douceur insoutenable, c'est très violent comme douceur, il y a un calme tel. Ça nous laisse sans voix quand même. Pourquoi?... Il y a un contentement de vivre. Être content de vivre. Pour moi, c'est très important. La joie, ce sont des moments et le contentement englobe la joie. Être content.

 

V.R.: Lors de notre première discussion, nous avions évoqué ce qui tient tout seul au-dessus du vide, du Néant. Je voudrais vous lire un texte...

« Des grandes initiatives, comme c'est facile d'en avoir ! Mais être capable de les faire durer - durer - ah, ça c'est une autre aventure ! Maintenant ces quelques mots que je vous adresse. J’ai toujours partagé tout ce que je vivais ; toute mon œuvre, toute mon écriture était un partage de mon expérience de vie. Faire de la vie un haut lieu d’expérimentation. Si le secret existe, le privé lui n’a jamais existé ; c'est une invention contemporaine pour échapper à la responsabilité, à la conscience que chaque geste nous engage. Alors ce dont je veux vous parler c’est tout simplement de ce que je viens de vivre. Ma dernière aventure. Deux mois d’une vertigineuse et assez déchirante descente et traversée. Avec surtout le mystère de la souffrance. J’ai encore beaucoup de peine à en parler de sang froid. Je veux seulement l’évoquer. Parce que c’est cette souffrance qui m’a abrasée, qui m’a rabotée jusqu’à la transparence. Calcinée jusqu’à la dernière cellule. Et c’est peut-être grâce à cela que j’ai été jetée pour finir dans l’inconcevable. Il y a eu une nuit surtout où j’ai dérivé dans un espace inconnu. Ce qui est bouleversant c’est que quand tout est détruit, quand il n’y a plus rien, mais vraiment plus rien, il n’y a pas la mort et le vide comme on le croirait, pas du tout. Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tous les barrages craquent. C’est la noyade, c’est l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C'est la substance même de la création. Et c’est pour en témoigner finalement que j’en sors parce qu’il faut sortir pour en parler. Comme le nageur qui émerge de l’océan et ruisselle encore de cette eau ! C’est un peu dans cet état d’amphibie que je m’adresse à vous. On ne peut pas à la fois demeurer dans cet état, dans cette unité où toute séparation est abolie et retourner pour en témoigner parmi ses frères humains. Il faut choisir. Et je crois que, tout de même, ma vocation profonde, tant que je le peux encore - et l’invitation que m’a faite Alain l’a réveillée au plus profond de moi-même, ma vocation profonde est de retourner parmi mes frères humains. » Christiane Singer

Avez-vous déjà vécu ce moment de perte de contrôle, durant lequel on se sent submergé?

 

J.-Ph. D.: Oui, plusieurs fois. Ce témoignage est très fort et irrécusable... Il recouvre plusieurs types de douleurs et ce à quoi vous fait accéder la douleur. Il y a aussi ce que le texte dit sur le principe d'amour qui est étrange et ça c'est quelque chose que vous m'aviez dit la première fois qu'on avait parlé. Ca m'avait beaucoup intrigué et vous m'aviez apporté, là, vous aviez mis le mot sur quelque chose pour moi. Mais on va commencer, par le point d'accès, par la douleur. On a parlé jusqu'ici de la joie, du contentement, de l'abandon etc. Je fais déjà un tri. La douleur, j'ai constaté qu'elle m'avait souvent rendu idiot, au sens négatif du terme, abruti, stupide, stupide pas au sens de stupéfait, raisonnant, comme on dit, con quoi. J'ai rarement été aussi con que dans mes moments de souffrance. Attention à la valorisation de la souffrance, il faut faire le tri. Ça alourdit la souffrance. On est dans une civilisation qui valorise la souffrance, depuis l'image du Christ. L'idéologie esthétique du romantisme m'incommode puissamment à cause de ça. Elle valorise la souffrance, c'est une resucée du masochisme chrétien. Mais j'ai souvent vécu de ces périodes de mort psychologique, et quand il n'y a plus rien, il y a tout à coup cette expérience de noyade intérieure, il y a un moment où l'on n'a plus envie de se débattre. On est bien là. On est bien dans cette zone laiteuse. J'ai connu plusieurs fois des périodes comme ça... Plus de ressort, plus envie de rien, c'est très pénible et très lourd au départ et il y a un moment où on est au point de noyade, où l'on va plus pouvoir respirer. Et là, il y a une remontée qui se fait. Et d'ailleurs, l'image est juste, on est ruisselant, on est ruisselant de ce qu'on a connu en-bas. Dans les trois ou quatre passages de mes livres où je parle de ça j'ai employé l'image du ludion. C'est un petit instrument qui m'a toujours fasciné. Plus on l'enfonce profond, plus il remonte énergiquement. Il y a de ça chez nous. Je ne dirais pas qu'il faut qu'on remonte pour témoigner à l'égard de nos frères humains. L'humain ce n'est qu'un petit élément du paysage qui nous reste et ce n'est pas celui qui nous donne envie de remonter. Il se passe quelque chose que restitue bien l'image du ludion. On ne vit pas pour être soi. On vit pour vivre. On vit la vie en nous. On est un être de passage où la vie passe. On se sert de notre personne pour essayer de capter la vie mais indépendamment de notre personne le plus possible d'où l'idée de reculer les limites. Ne pas me contenter de Jean-Philippe Domecq. Je suis obligé de me se servir de quelqu'un, donc autant prendre celui-là, parce que je suis né là-dedans. Et essayer de vivre non seulement la condition humaine, mais l'univers. Et c'est pour ça qu'on remonte. A un moment, on est totalement dépouillé et c'est la vie qui fait remonter. C'est pas l'envie de vivre. C'est ce pour quoi au fond on vit.

 

V.R.: Ce que Christiane Singer appelle amour, vous dites c'est la vie.

 

J.-Ph. D.: Le texte a raison de poser la question de cette chose énigmatique qu'est l'amour. J'ai parlé de la vie. On ne remonte pas pour l'amour. J'essaie de décrire le mécanisme à l'intérieur de soi quand on sombre et qu'il suffit de pas grand chose pour qu'on y reste. On remonte à ce moment-là et on remonte parce qu'on est allé très très profond. On renaît dépouillé. C'est la vie qui fait remonter.

Vous m'aviez parlé de l'amour comme principe de l'univers. Je me trompe pas?

 

V.R.: Je rejoins ce qu'écrit Christiane Singer. Par rapport à la discussion que nous avions eue, je dirais que ça ne tient pas au-dessus du vide, ça tient au-dessus de l'amour.

 

J.-Ph. D.: Qu'est-ce que c'est que ça dont vous me parlez?

 

V.R.: Ce qui résiste au dépoussiérage, quand on s'est déconditionné, qu'on a fait table rase de tout ce que vous évoquiez tout à l'heure...

 

J.-Ph. D.: Ce que je trouve de juste dans ce que vous aviez dit lors de notre première discussion et qui a quelque analogie avec cela c'est que dans l'amour, il y a une formidable acceptation de ce vide fondateur, qui autrement peut nous angoisser terriblement. Plus qu'un consentement, plus qu'un stoïcisme, plus qu'une ataraxie... Ça c'est énigmatique, c'est tellement énigmatique que ça me paraît rejoindre l'énigme de notre condition. Par conséquent je crois que vous avez mis le point au sommet de l'architecture, vous n'avez pas tort de dire que dans l'amour il y a le code secret quoi. Mais ce n'est pas antinomique avec le vide. Pour moi, ça va de pair.

 

 

Thérèse, Kafka

V.R.: Vous écrivez dans un article intitulé « Thérèse et Jean jouirent-ils assez à Avila ? » qui va sortir dans L'Atelier du roman du mois de septembre: « En tout cas, ce serait bien se brider les possibilités infinies de vivre que de ne voir que les rets du religieux dans le langage que tiennent les deux mystiques chrétiens d’Avila. On y trouve une liberté de point de vue dont on aurait tort de se priver ». Quelle est cette liberté de point de vue?

 

J.-Ph. D.: Se dégager de tous les points de vue dans lesquels on vit communément. Ce qui est gênant c'est que pour s'en dégager ils s'appuient sur un langage très codifié et extrêmement contraignant, le langage religieux.

 

V.R.: Oui, Thérèse, quand on lui demande d'écrire son expérience, le fait avec une spontanéité et une fraîcheur,

 

J.-Ph. D.: D'accord, mais elle trimbale tout le tremblement chrétien masochiste extrêmement répertorié. On entend les casseroles partout. Je ne suis pas en train de diminuer ce qu'elle a vécu puisque j'ai écrit un texte qui la valorise me semble-t-il, non?... Mais tout ce langage de la soumission...

 

V.R.: Elle s'en échappe quand même,

 

J.-Ph. D.: Comme Ayrton Senna ne fait pas que de la bagnole,

 

V.R.: Elle est très soumise à l'institution et à ce qu'elle doit faire mais les passages où elle décrit précisément son intimité et son intériorité sont libres.

 

J.-Ph. D.: Bien sûr. On est bien d'accord. A l'intérieur de cela, elle a reculé les limites. A ce moment-là, lire ses textes, plutôt ses témoignages d'expérience nous rappelle que nous avons cela en nous, c'est-à-dire, la sortie de soi. A travers ce langage de la soumission qui malheureusement donne du prêchi-prêcha et qui donc empêche les gens de se servir de cela...

 

V.R.: Mais, vous parlez de quelle soumission, parce qu'il y a la soumission à l'institution,

 

J.-Ph. D.: Le christianisme a quand même été,

 

V.R.: Non mais je parle de Thérèse, pas du christianisme,

 

J.-Ph. D.: Il me semble que St Thérèse d'Avila c'est pas loin du christianisme quand même.

 

V.R.: Oui, mais je veux vous parler de son langage à elle... Quand elle parle de soumission, parfois elle est soumise à son confesseur, il y a cette forme de soumission-là,

 

J.-Ph. D.: Ca ça ne me gêne pas, c'est des conditions historiques, on ne va pas lui demander d'être une libertaire,

 

V.R.: Mais la soumission, c'est ce qu'on disait tout à l'heure, c'est aussi une capacité d'accueil et d'ouverture complète.

 

J.-Ph. D.: Mais voilà on est bien d'accord, là c'est le changement de point de vue.

 

V.R.: Donc, elle laisse son ego,

 

J.-Ph. D.: Là, c'est le changement de point de vue, bien-sûr. On est bien d'accord. Ce qui est amusant c'est que ce lâchage-là donne la description d'états, de rencontres avec le Seigneur qui sont orgasmiques, je ne vais pas revenir sur cette évidence et qui sont encore plus forts que les plus grandes extases de Casanova telles qu'il les décrit, alors qu'il les décrit bien.

 

V.R.: Dans le même article vous écrivez: « Cela nous dit que l’envie de vivre est telle chez l’être qui se sait mortel, qu’il veut jouir aussi de sa conscience de la mort. « Je me voyais mourir du désir de voir Dieu et ne savait où trouver cette vie, si ce n’est dans la mort », exhale Thérèse d’Avila. Preuve que « l’infini » est un mot de trop puisqu’il y a « vie »: celle-ci va jusqu’à s’annexer la mort, jusqu’à en faire un ressort de vie. » J'ai l'impression que la conscience de la vie et la conscience de la mort se juxtaposent au point d'abolir la notion de durée.

 

J.-Ph. D.: C'est l'extase.

 

V.R.: Bon. Les ravissements de Thérèse résultent d'expériences graduelles.

 

J.-Ph. D.: Ça se voit très bien dans Le Château intérieur.

 

V.R.: Sa piété est un cheminement, un travail sur elle-même très exigeant qui s'inscrit dans la durée. Dès lors, Thérèse n'est plus préoccupée par la mort, sa jouissance n'est qu'une tension extrême vers Dieu qui lui fait désirer sortir de sa condition de mortelle, et non en jouir. Le but chez les mystiques chrétiens n'est pas la jouissance, celle-ci n'est qu'une conséquence. Êtes-vous d'accord avec ça?

 

J.-Ph. D.: Oui, c'est ce que je leur reproche même.

 

V.R.: Que l'intensité soit un but ou une conséquence, ça change tout. Dans un cas, on cherche à obtenir quelque chose, dans l'autre cas on reçoit, comme si on était un réceptacle...

 

J.-Ph. D.: La distinction entre recevoir et obtenir, c'est pas si séparable que ça. Y a qu'à voir ce qui se passe dans la sensualité entre un homme et une femme, entre deux êtres qui se désirent, donner et recevoir,

 

V.R.: J'ai pas dit « donner », j'ai dit « chercher à obtenir », ça veut dire que si l'intensité ou la jouissance est un but, on cherche à l'obtenir, alors que dans l'expérience de Thérèse c'est une conséquence, elle arrive à vivre ça, comme point culminant, mais elle ne le cherche pas en soi, ça arrive tout seul, ça arrive presque malgré elle.

 

J.-Ph. D.: Ça arrive par le travail sur soi, intérieur extrêmement chevillé, extrêmement puissant et subtil, qu'elle fait mais le libertin cherche à obtenir la jouissance oui, c'est une différence entre les deux. Le résultat est quasiment le même. Ce qui m'intéresse c'est qu'au fond entre le libertin, j'entends le libertin vraiment fort, jouisseur comme sait l'être Casanova, parce que Casanova jouit de tout... Entre l'extase de Sainte Thérèse et les parties fines de Casanova, qui jouit le plus? C'est quasiment la même tenue. Quand je dis jouir, ce n'est plus seulement en terme de plaisir, c'est en terme d'amplitude du potentiel humain, de ce qu'on appelait au départ, reculer les limites, on est dans une expansion de l'être formidable.

 

V.R.: Pensez-vous avoir omis la notion de durée dans votre démarche mystique?

 

J.-Ph. D.: Non, parce que j'ai insisté sur le fait qu'il ne fallait pas être piégé par ce que j'ai dit de l'extase sportive, ça ça implique une certaine concentration, une limite dans la durée, alors qu'il y a l'abandon, le laisser faire, le lâcher prise, la léthargie géniale. Pour vous répondre abruptement, le bonheur est pour moi un état permanent. Je ne dis pas que je vis cela, la conception que je me fais du bonheur, c'est un état permanent qui inclut d'ailleurs des souffrances inévitables... Je vais répondre encore plus clairement à votre question, bien-sûr qu'il faut la durée, il faut tout, on ne va pas se contenter de quelques éclairs, quand même non? S'il s'agit de jouir et d'être content de vivre, il faut l'être le plus longtemps possible et si possible, tout le temps. Le but est extrêmement simple.

 

V.R.: Et s'il y a une continuité,

 

J.-Ph. D.: Et donc,

 

V.R.: Et donc?

 

J.-Ph. D.: Sur le plan politique, il est inadmissible que certains jouissent au détriment des autres. C'est le nerf de la justice. C'est ce que j'ai appelé la métaphysique sociale. Nous savons tous que nous avons un laps de temps limité parce que nous sommes tous conscients de notre nature d'être mortel, et pendant ce temps-là on en voit qui jouissent mieux que nous de ce même laps de temps ou on en fait souffrir d'autres qui vont jouir moins que nous, ça c'est la racine même de l'injustice. C'est la racine métaphysique de l'injustice sociale. C'est le grand scandale. Passé l'autre scandale qui est celui de voir l'humain faire du mal à son semblable. Là, il y a urgence, il faut que ça s'arrête tout de suite. Au-delà, il y a ça. Dans ce sens, la sécurité sociale fut une création extrêmement métaphysique. De contribuer à ce que tous payent pour que tous aient le même droit à lutter contre la douleur et contre la mort, ça c'est une conquête sociale dont on n'a pas assez souligné la dimension existentielle, métaphysique très profonde. Si on veut mesurer les civilisations, ça fait partie de ce que la France apporte à la politique de tous les peuples.

Écoute d'Olé de Coltrane

 

 

 

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