La Cinquième impossibilité de Norman Manea

 

à B.W.

 

Norman Manea, écrivain roumain juif, rescapé d'un camp d'extermination à neuf ans, a vécu sous la dictature d'Antonescu puis sous la dictature communiste. Il a quitté son pays en 1986 pour rejoindre les États-Unis. Dans La Cinquième impossibilité (Éditions du Seuil, 2013), N. Manea interroge la judéité mais aussi l'exil d’auteurs opprimés et/ou condamnés. « Ce volume rassemble quelques-unes des mes notes anciennes ou récentes, provenant de ma terre natale ou de mon domicile transatlantique » écrit-il dans son introduction. Désormais, sa terre d'accueil est non seulement la littérature mais aussi la spiritualité qui découle de la souffrance partagée. Tous les matins, il relève avec ferveur son courrier. Les livres qu'il reçoit, ses lettres de lecteurs, d’amis écrivains, sont un habitacle qui le protège. Depuis ce lieu, il peut déployer sa pensée, sereinement, avec une acuité qui permet de penser toutes les époques. 
    Sa rencontre avec Cioran est très révélatrice à cet égard. Manea nous révèle le versant caché de l’histoire de Cioran que l’on connaît pour son scepticisme et son nihilisme. Nous avons finalement peu d'exemples de lettrés engagés dans un combat totalitaire (épisode de la Garde de fer pour Cioran) et finissant par regretter cet engagement. Norman Manea écrit ceci: « Et la publication, après sa mort, de deux livres posthumes, Ţara mea (Humanitas, 1996) et Cahiers, 1957-1972 (Gallimard, 1997), fut, comme on pouvait s'y attendre, largement commentée dans les deux pays. Ces ouvrages montrent que, contrairement à ses compatriotes intellectuels avec lesquels il était associé dans le mouvement politique d'extrême droite (Eliade, Noïca), Cioran fut, après guerre, obsédé par sa "coupable" jeunesse. Il considérait l'engagement pour la "révolution" d'extrême droite comme un mélange de folie et de stupidité dû au milieu suffocant de son médiocre et apathique pays, une impasse oppressive, dépourvue de passé et d'avenir. »
    Or, la médiocrité et l'apathie, n'est-ce pas précisément ce dont nous souffrons aujourd'hui en France? N'est-ce pas aussi ce qui a déclenché nos colères et nos élans d'insoumission? La question que je me pose est très simple: quel caractère revêt la colère dans ce qu'est devenue notre démocratie? Un lettré peut-il en remettre en cause les dérives sans rien concéder aux extrémismes? Le chapitre sur Cioran se termine ainsi: « Lors de sa première visite à Paris en 1972, Noïca étonne ses amis et ses admirateurs dans les rangs de l'exil roumain en leur demandant de le faire descendre de son piédestal: "J'ai éliminé l'éthique de mon univers." Cioran note à la suite de ses retrouvailles avec son vieil ami: "Il a une âme de disciple. De disciple perfide... Comment pourrait-il comprendre que j'ai abandonné tout ce qu'il défend?... Je ne peux pas discuter avec quelqu'un qui enseigne l'illusion, qui ne souffre pas du passage du temps et n'en retire pas le moindre enseignement. Je demande à mes amis de me faire la grâce de vieillir." L'allusion aux illusions de la jeunesse et au statut de disciple renvoie à la vieille obsession idéologique nationaliste.» Imaginons que Cioran ait pressenti cela très jeune. Il aurait peut-être écrit comme Norman Manea « Je me rappelle encore avec quelle émotion le vieillard que j'étais à l'âge de 9 ans, de retour de camp, reçut au jour solennel de son anniversaire un recueil de contes roumains. » Ainsi n'a-t-on pas besoin du passage des années pour sentir le poids de l'âge, le poids de ce dont on hérite, passé tragique qui joue le même rôle que la conscience de la mort en ce qu'il décille les yeux. Mais alors, pourquoi certains ont-ils conscience de cela à 9 ans, quand d'autres ont besoin de vieillir pour voir? Faut-il être marqué au fer par un régime liberticide pour percevoir notre finitude et aborder, comme le fait Manea, la littérature avec une humilité exemplaire? 
    Cet espace préservé, qui est à la fois un appui et un refuge, Norman Manea le qualifie ainsi: « La dictature m'a finalement forcé à reconnaître que je ne vis pas seulement dans une langue, comme je le croyais naïvement, mais dans un pays, et lorsque j'ai été sur le point de suffoquer j'ai quitté, sans la quitter, la malheureuse histoire de ce lieu. Le seul bien que je possédais, la langue dans laquelle je vivais, aimais et rêvais, je l'ai emporté avec moi, comme un escargot emporte avec lui sa maison dans ses pérégrinations. Elle constitue aujourd'hui encore le refuge intime des incertitudes, le code de l'intériorité et de la créativité qui cherche sa voix. » Alors même que l'engagement politique est vécu comme une impasse (soit on cautionne, soit on fuit), un autre espace émerge. C'est le dialogue des morts et des vivants, des écrivains partageant une communauté de destin. Et, comme s'il ne pouvait en être autrement, le dialogue ne se révèle jamais dans et par l'époque mais bien après, les âmes se rejoignant en un lieu inaccessible au monde profane, au monde contemporain. Cela, Norman Manea l'envisage en faisant se rencontrer P. Celan et B. Fondane, dans une lecture du Dialogue dans la montagne de P. Celan. Ceux qui n'ont pas vécu de près ou de loin l'Holocauste ne peuvent sentir dans leur chair ce qu'il a été, mais eux se rejoignent dans une expression commune de leur destin. Et, même si quelque chose d'ardu s'érige qui s'apparente à la souffrance portée et incarnée dans la parole des poètes, un événement a lieu, qui tient du miracle. Cet événement réside dans la simple présence du destinataire à qui l'on peut parler, vivant ou mort. À ce moment, on entre dans une autre dimension. Norman Manea suggère que seule la littérature peut contenir la vastitude de ce dialogue: « Ils se parlent l'un à l'autre et parfois parlent au bâton qui les connaît depuis longtemps et les accompagne dans l'ascension post mortem.  Et si le bâton était un livre? Les deux errants sont poètes et, même s'ils étaient des prophètes ou des prêtres, le livre serait toujours un bâton d'espoir. Le livre, à l'instar du bâton, les aide à chaque ascension; non seulement il écoute, comme le bâton, mais il dialogue. Nous ne savons pas si les deux errants de la postérité ont avec eux un livre, sur les lacets du chemin qui les mène l'un vers l'autre, comme nous serions tentés de le supposer. Nous ne savons pas, parce qu'on ne nous le dit pas, mais nous savons que, quoi qu'il en soit, on ne nous dit pas tout. Il n'est pas du tout exclu, il est même probable, que chacun ait un livre, visible ou caché. Ce qui est sûr, c'est qu'ils portent en eux un livre - plusieurs. Écrits par eux-mêmes, par l'autre et les autres. »
    On peut se demander en quoi les questionnements sur la judéité, l’exil et l’Holocauste ont une portée universelle. Quand l’expérience est à ce point singulière et difficile à nommer, dans quelle mesure pouvons-nous la comprendre? Finalement, la seule porte qui s’ouvre se résume peut-être à ces mots que Celan répète: « hörst du mich, du hörst mich », m’entends-tu? Ce n’est ni l’époque oppressante, ni la censure, qui conditionnent l’écriture mais le désir de parler à quelqu’un et d’en être entendu. L’exploration de ce qui reste dans l’angle mort de notre conscience n’est possible que si l’on envisage l’écoute de ce tu unique qui fait de la rencontre le point d’orgue de toute existence. Manea le dit en ces termes: « Au-delà du sacré et du profane, c’est le visage de ce TU originel qui nous accompagne même dans l’absence et qui veille par-delà l’existence ».        VR

 

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