Belinda Cannone

 

 

L'article de Belinda Cannone, « Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies », a été publié dans une tribune du Monde, le 9 janvier 2018.

 

 

L’extraordinaire mouvement de protestation contre le harcèlement et les violences faites aux femmes, qui a embrasé une grande partie du monde occidental, représente un bond en avant décisif dont nous pouvons nous réjouir sans réserve. On imagine mal comment les rapports entre les sexes pourraient ne pas être définitivement transformés par la vigueur et l’étendue de la dénonciation.

Si l’on a fait remarquer qu’elle comportait parfois des outrances ou des maladresses dans certaines de ses expressions, il n’en reste pas moins qu’aucun homme ne peut plus feindre d’ignorer la violence contenue dans des attitudes qui passaient jusqu’ici pour acceptables, sinon normales, et qu’aucune femme ne se reprochera plus d’exagérer lorsqu’elle souffre de cette violence.

Mais prenons garde aux écueils possibles. Une partie importante du féminisme qui s’est développé depuis 1949 a ceci de beau et de mûr qu’il a constamment évité plusieurs pièges, principalement l’appel à la guerre des sexes et son corollaire, le victimisme, mais aussi un puritanisme qui, on le voit ailleurs, transforme le commerce amoureux en procédure et affecte l’idée même du désir, avec ce qu’il engage de risque, d’inattendu et de tension.

Autant il me paraît capital de dénoncer enfin le lien du pouvoir et du sexe qui a privé les femmes de la maîtrise de leur corps, autant je crois nécessaire de continuer à combattre la morale désuète qui a toujours cherché à refréner les « désordres de la sexualité », de même qu’il faut, à présent, se méfier de la confusion qui pourrait naître entre expression du désir et violence de la domination masculine.

Cette confusion pourrait bien survenir du fait que la révolution sexuelle et le féminisme des années 1970 n’ont pas été suffisants pour modifier en profondeur les stéréotypes. Une asymétrie persiste, dans toutes les étapes de la relation amoureuse, si intériorisée qu’elle en est peu visible. La séduction, pour ne prendre que cet exemple, s’envisage encore généralement selon l’adage « l’homme propose et la femme dispose ».

Or, les façons de séduire – approche, invite, expression de la proposition, initiative, mots – sont des mises en scène ritualisées de la sexualité en général et se présentent comme un puissant révélateur des rapports de pouvoir entre les sexes. Certes, aujourd’hui, les femmes sont plus entreprenantes mais, outre que de nombreux hommes s’inquiètent devant un désir féminin explicité, l’idée reste vivace que le désir masculin est lié à la résistance féminine et que le non n’est qu’un oui qui sait se faire attendre. Sans compter que les femmes ne sont sans doute pas si pressées de renoncer à cette bienheureuse passivité qui nous met à l’abri de la blessure narcissique menaçant toujours celui qui prend le risque de se proposer.

Petite illustration révélatrice : à la recherche d’une compagne, un de mes amis a décidé d’en passer par un moyen de rencontre très récent, l’application Tinder. Il a été étonné de constater que si les deux sexes étaient également actifs dans la première phase (attribuer des « like » aux photos des utilisateurs de l’application), en revanche il n’a jamais vu une femme prendre l’initiative d’écrire le premier message – de formuler la première son désir. Curieuse permanence au cœur de l’ultracontemporain.

Le jour où les femmes se sentiront parfaitement autorisées à exprimer leur désir, où l’entreprise de la séduction sera réellement partagée, elles ne seront plus des proies et ne se percevront plus comme telles. Encore faut-il qu’elles aient la possibilité de devenir aussi entreprenantes que les hommes, aussi actives, aussi sûres de leurs désirs.

Tout le monde gagnerait à une réelle égalité dans l’érotisme, égalité qui passe par la prise d’initiative et de risque, et non par d’improbables
« contrats », très éloignés de ce qui se joue dans le désir. Chacun, tous genres confondus, étant tour à tour l’invitant ou le destinataire de la proposition, à jeu partagé, les hommes ne seraient plus perpétuellement en situation de chasseurs.

Le non des femmes n’étant plus sujet à d’hypocrites interprétations, il ne serait plus possible de prétexter qu’il est une feinte et les femmes en seraient ainsi mieux protégées. En somme, il ne s’agit pas seulement de réfléchir au consentement, notion qui, dans une certaine mesure, renvoie à une position passive, mais à la transformation en profondeur des comportements et des rôles.

J’aime la promesse contenue dans la conclusion que Beauvoir a donnée au Deuxième Sexe, prédisant que de l’émancipation des femmes naîtrait, entre les deux sexes, non pas l’indifférence, mais « des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée ». Nous n’en avons toujours pas vraiment idée. Et ce n’est pas en condamnant l’expression du désir, mais en assumant pleinement de la partager que les femmes verront leur condition s’améliorer.

 

2 thoughts on “Belinda Cannone”

  1. Patrick GUILLEMIN dit :

    Bonjour,

    Très bel article. En tant qu'homme je souhaite une reconstruction de la relation homme/femme d'égale à égale.

    Désexuer le vocabulaire de l'émotion (pleurer est féminin, éduquer de jeunes enfants de 0 à 3 ans est l'apanage du féminin…).

    Une motivation d’achat oblative correspondant à la volonté de faire plaisir à autrui en marketing est l'apanage du féminin.

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