Attention à tes mots
« Attention à tes mots. Qu'ils serrent l'expérience au plus près – et ils ne la serreront jamais d'assez près. Ne cède jamais à l'assurance; le moindre effet de talent, la moindre facilité de style qui sur l'instant te détend, et c'est le faux pas. Léger faux pas, mais que d'autres suivront, qui finiront par te détourner du chemin. Alors, après les faux-semblants, tu connaîtras le trouble, puis le dégoût, puis... » J.-Ph. Domecq, Une affaire de présence, Le Castor Astral, 1984
Il y a dans cette citation quelque chose d'essentiel pour moi. L'écriture doit serrer au plus près le vivant, l'énigme derrière ce qu'on voit, à l'extérieur et à l'intérieur. Ne pas céder à la tentation de créer un style.
Lors de l'expérience du modelage, le va-et-vient incessant des yeux qui vont du modèle vers la terre, de la terre au modèle, conduit les mains. Il faut tout voir, même ce qui est derrière, tout saisir dans le même temps, car si l'on s'attache à un détail, l'ensemble sera déséquilibré. Le regard cherche à saisir la structure interne du corps, la charpente de l'être. L'écriture doit dire ce qui est essentiellement humain dans ce qu'on voit, cela signifie qu'il est vain de s'attarder sur une image furtive, l'éphémère conduisant à une impression fugace, au doute et à la confusion. L'écrivain qui maîtrise l'art d'écrire connaît les arcanes de l'existence, pour les avoir arpentés en aveugle pendant des années. Ce qu'il découvre progressivement revêt le caractère de lois immuables. Une fois qu'il les sait présentes, il leur donne la couleur de l'existence. C'est ainsi qu'un même lieu peut être perçu en vide ou en plein, il se teinte de mélancolie ou de joie, selon la vibration intérieure.
J'aime l'écriture quand elle dit à la fois ce qui est et le regard de celui qui contemple. Mais avant de donner ce regard, il faut avoir exploré ce qui nous résiste, connaître quelques lois de l'existence. C'est une façon aussi de déjouer le relativisme ambiant: tout ne se vaut pas. Une écriture sans observation préalable est un corps sans colonne vertébrale; on a beau la recouvrir de tous les oripeaux, emphase, lyrisme, cynisme, fausse objectivité, s'il n'y a pas eu cette tentative de cerner l'architecture du réel, l'écriture nous ment. Elle n'est que projections de fantasmes. Elle dit tout de l'ego et rien de ce qui est universel en l'homme.
Rien n'est plus difficile que d'obtenir le résultat de ce que l'on voit. L'écriture, comme la terre, résiste au réel. C'est une connaissance pragmatique, technique, une question de rapport et de proportions. Et notre esprit ruse avec le réel. Il aime faire croire qu'il a compris. Mais a-t-il compris sous tous les rapports?
On ne sculpte pas des êtres morts, ni des poupées articulées. Derrière la justesse des proportions, il y a l'humain. Il y a l'énigme, ce qu'on pressent, devine, perçoit non avec la raison mais avec notre sensibilité, nos doigts. On peut sculpter les yeux fermés, on peut écrire les yeux fermés, connectés à l'essentiel, sans que peurs, angoisses, projections en tous genres encombrent la mise en relation. C'est en cet instant que tout se révèle. Certains diront « instant de grâce », peut-être, oui. Instant où ma conscience rentre en communication avec l'être sensible.
A partir de là, je deviens dépositaire de la magie du réel.
A partir de là, je me sens responsable de l'autre. Responsable dans le sens où il me revient de dire précisément ce qui se passe, sans mentir, sans tricher, sans tenter d'en rajouter, parce que ça fait joli, d'en enlever parce notre raison décrète que cela n'existe pas dans la réalité. Cela existe dans l'instant de l'intuition qui donne à l'artiste la conscience de ce qu'il crée. Tout est dans la mise en relation, dans l'espace qui nous sépare et qu'on comblera grâce à l'oeuvre.
L'art de vivre consisterait à garder l'ouverture intérieure maximale qui nous permet de préserver ce regard, cette connexion à l'invisible.
Les rapports de force brisent cette faculté. Dès lors qu'on cherche à prouver qu'on a raison, que l'autre a tort, la mise en relation d'être à être se perd.
Rêver d'un dialogue fécond, c'est montrer en quoi cette mise en relation décuple nos facultés de voir, de sentir, nous rend profondément joyeux. Il y a cette alchimie secrète qui fait qu'on voit du même regard que l'autre et c'est une joie d'arriver à nommer ce qu'on a vu. Ainsi, deux personnes peuvent sculpter le même modèle, même si le résultat sera sensiblement différent, elles auront appris à connaître les lois secrètes de ce corps.
On se prive de ces échanges. On ne dit pas à l'autre ce qu'on a vu de lui, comme il ne nous dit pas ce qu'il a vu de nous. On ne dit pas ce qu'on a vu d'une oeuvre et on a à peine la curiosité de savoir ce qu'elle a produit sur telle ou telle personne amie. Nous occultons des pans entiers de notre existence à cheminer, sans rien dire.
A l'inverse, quand un artiste nous donne la joie de voir la structure interne du monde et par là même la façon dont lui le restitue, quand on a la chance de pouvoir le partager avec quelqu'un qu'on apprécie, tout se déploie. Il n'y a pas d'écriture sans objet et sans lecteur, il n'y a pas d'énigme sans un regard pour la percevoir et une oeuvre pour nous la transmettre. Tout est mise en relation. Médiation. Espaces intermédiaires et intérieurs. VR
Oui, vous l'écrivez, Valérie: on ne "connaît les arcanes de l'existence" que pour l'avoir longtemps "arpentée en aveugle", sans doute. A cette condition du moins on peut parler, sans flou ni lyrisme, de "magie du réel".
Votre comparaison avec le corps dévoilé jusqu'à l'ossature même éclaire aussi ce qui, dans l'Ambiance présente, prévaut et nous asphyxie : le goût de l'absence d'os, la veule tendance comme axiome de l'heure et d'avenir.
Je suis plus sceptique sur l'ouverture de dialogue que vous décrivez. C'est certes ce que l'on souhaite, mais l'ouverture à l'autre...tout dépend quel autre vraiment. Vous n'ouvrirez jamais les yeux à quelqu'un qui trouve l'Ambiance tendance par exemple, et qui vous dira "c'est ainsi désormais, c'est ça l'époque". Seul le temps ouvre les bouchés.
Mais, pour cela, il faut en effet parier quand même, et lancer les choses.
Jean-Philippe Domecq
D'accord avec Domecq
Claire