L'Apocalypse heureuse de Stéphane Lambert

 

 

Il est des événements qui brisent l’envol d’une existence. Et il est des milieux qui les favorisent. Qu’un père et une mère se taisent alors même qu’ils ont compris que leur fils était abusé est un acte incompréhensible. D’autres penseront peut-être secrètement :  au contraire, c’est malheureux, mais c’est compréhensible. Autour de cette réalité à deux points de vue se dessine une trajectoire qui les rend irréconciliables. Si j’aime l’écriture de Stéphane Lambert, c’est qu’elle requiert une force d’âme dont les êtres qui consentent et se taisent sont dénués. En énonçant cela, je forme un jugement de valeur. Et c’est précisément ce jugement de valeur qui permet de délimiter le moment à partir duquel le cheminement spirituel est possible.

Il est question dans L’Apocalypse heureuse (Arléa, 2022) d’une vie brisée par la pédophilie mais, après tout, ce n’est pas le sujet qui fait la qualité de l’ouvrage. Il existe toutes sortes de traumatismes polluant l’existence d’un adulte qu’un psychiatre saurait reconnaître et nommer, tout comme la société a son vocabulaire pour désigner « la victime », « la perversité sexuelle ». Ici, le langage est autre. En faisant face, en choisissant de circonscrire les circonstances qui ont favorisé l’abus sexuel, Stéphane Lambert est amené à nommer des comportements qui ont un effet dévastateur sur l’enfant puis l’adolescent qu’il a été. C’est faire état d’un milieu modeste, rendre compte d’agissements imbibés d’échecs, de lâcheté et de faiblesse. En racontant cette succession de défaites de parents qui ne peuvent se remettre en cause, changer, se métamorphoser, l’auteur accepte de voir la brèche s’ouvrir. Le récit est par ailleurs chargé de ces formules qui disent la faille, le gouffre, l’abîme, la déchirure et que désigne le nom du titre L’Apocalypse heureuse. On avance en terrain inconnu, loin de tout sentiment de sécurité.

Et pourtant, le miracle a lieu. À mesure que l’on voit l’ampleur du chaos se dessine le geste, lumineux, précis, de la main qui met en ordre. L’écriture de Stéphane Lambert a la vertu de clarifier si bien que l’histoire la plus malheureuse ne produit aucun effet de pitié, aucun ressassement dramatique - on est très loin du glauquisme (j’emprunte la formule à mon ami Jean-Philippe Domecq) d’un Houellebecq - mais au contraire révèle d’emblée ce qu’il faut d’exigence et d’humilité pour affronter le passé et ses démons. Nous sommes dans la lignée des penseurs introspectifs qui ont regardé et qui ont écrit. Aucune concession n’est faite ni aux autres ni à soi-même. Stéphane Lambert a adopté le registre des confessions, du juste, du vrai et de l’intime. J’aime son regard, parce qu’il assume ce que beaucoup fuient et qu’en assumant il fortifie.

L’ouvrage s’avère être un remède même à l’apocalypse de notre civilisation qui vacille sous le poids de ses erreurs, de ses manquements accumulés. Chaque fois qu’une faiblesse est dénoncée, que la médiocrité est mise à nu, l’écrivain offre la possibilité de croire en certaines vertus :  le courage, la conscience vive et la force morale. Stéphane Lambert a beau dire qu’il fuit, qu’il essaie de vaincre ses « empêchements » et ses peurs, dans le même temps, il se dégage et aspire à ce que j’appelle « la vie haute ». Quelque chose d’intensément lumineux brille en lui et, de fait, dans l’écriture :  sa fureur et sa joie de vivre mais aussi une quiétude logée au fond de lui-même, qu’il fait remonter à la surface. Le cheminement spirituel s’incarne grâce à l’écriture et, modestement, humblement, gagne l’espace d’un monde recomposé. 

VR

1 thought on “L'Apocalypse heureuse de Stéphane Lambert”

  1. DOMECQ dit :

    Oui, comme vous le rappelez: il est de ceux qui aspirent à "la vie haute", et votre texte en est l'écho.
    Jean-Philippe Domecq

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