Alep, le verbe, et après par Thibault Fourrier

Alep, le verbe, et après.

Jusqu’alors, je n’ai rien dit sur Alep, ni sur la Syrie. Rien, niente, nada. Pas un mot sur les bombes qui y pleuvent en permanence ou sur les morts déchiquetés, gazés, affamés qui s’amoncellent. Rien sur les corps qui pourrissent et dont se repaissent les mouches, les rats, les oiseaux, un chien parfois… Le même qui une semaine auparavant vous léchait la main vous la bouffe aujourd’hui car lui aussi n’a plus rien à clapper. Rien sur cette "guerre" en images qui aura toujours le bon goût, vue d’ici, de ne pas s’imposer à nous par l’odeur. L’image de guerre heurte le regard et effraie l’esprit ; le son de guerre secoue et écorche la perception, imprime éventuellement la mémoire… Mais il est une chose parfaitement insoutenable et improbable qui vous colle aux narines à jamais et convoque images et sons en une furieuse sarabande macabre pour peu que vous croisiez ses vagues effluves, sourdes et ambiguës ; l’odeur de guerre. Nous avons beaucoup de chance ici car elle n’existe plus depuis longtemps.
Alors oui, je n’ai rien dit sur Alep. Pas une seule indignation discrètement formulée ou gueulée avec tonitruance, véhémence. Que dalle ! Non pas que la chose m’indiffère, loin de là. Non pas que le sort de ces gens, aussi fragiles et légitimes à aspirer à une vie paisible que moi, me laisse froid. Ce serait même tout le contraire.
Simplement, il y a maintenant plus d’une vingtaine d’années, j’ai épuisé cette viscérale colère dans les brouillards de la Bosnie-Herzégovine. Que dire de plus sur ce qui aujourd’hui me ferait revenir à Sarajevo. Quelle voix nouvelle opposer à cette reconduction permanente du laisser-faire, véritable blanc seing international au "laisser crever". Quel intérêt de disserter sur cette distance, réelle et construite aussi, qui finalement se calfeutre dans un confortable NIMBY. Jusque là, tout va bien… Cette impression de répétition sans fin, je crois, m’insupporte. Me répéter m’insupporte, toujours. Remplacer des cadavres sans nom par d’autres m’insupporte...

Alors si, je vais quand même parler d’une chose. Mais rapidement, sans pathos ni emphase, sans effets ni passion, mais sans doute avec une rage rentrée face à un plat réchauffé qui décidément ne passe pas.
Je méprise les lâchetés, les impuissances, les dénis de réalité, les choix empreints de neutralité observatrice de tous ces états (et de leurs dirigeants) qui n’agissent jamais quand il le faudrait par prudence. Les déclarations tout en nuance de ces mêmes états émasculés s’abritant derrière des principes diplomatiques de real-politique qui voudraient, paraît-il, ménager des équilibres dits fragiles, et qui se faisant les fragilisent plus encore… Remember Munich en 38, et tu sauras exactement que cet aveuglement volontaire n’est pas récent et produit invariablement les mêmes effets, le pire. Je méprise ces temps d’atermoiement qui conduisent au pourrissement des situations, pour finir par les rendre insolubles, mais qui aussi bénéficient à l’engrangement de profits exponentiels… Tu peux tout mettre dans une guerre, toutes les passions humaines si tu veux, de l’héroïsme au sadisme, mais n’oublie jamais qu’elle est surtout une source de cash phénoménale… Demande à la RDC comment et pourquoi le "viol de guerre" est devenu une stratégie et observe ce qui se trouve dans les sous-sols de la région des Grands lacs… Ton smartphone, entre autres, te donnera la réponse. Cette question sur les profits, tu peux aussi la poser à Dassault en France, à Herstal en Belgique, au Congrès US sur la privatisation des moyens en Irak, aux chinois, aux tchèques…
La réponse au silence, je la connais. "Il n’est pas possible d’appliquer des raisonnements simplistes qui voudraient qu’il faille intervenir rapidement et clairement." - "Les contextes sont beaucoup trop complexes et nécessitent des approches plus composites et subtiles"… Certes, et c’est parce que les dictateurs ne s’embarrassent pas de ces contingences qu’ils réussissent !
Dire in fine que cette répétition continue sous le regard bienveillant et cauteleux des prétendues autorités internationales me fait profondément chier.
Non, je n’ai rien à dire sur Alep. Mais j’écrirai sans doute un jour là-dessus…        T.F.

4 thoughts on “Alep, le verbe, et après par Thibault Fourrier”

  1. Raymond Penblanc dit :

    Pour éclairer la tragédie d'Alep et essayer de comprendre.

    http://filiu.blog.lemonde.fr/2016/12/11/les-lecons-du-martyre-dalep/

    • Valérie Rossignol dit :

      Merci, Raymond. J.-P.Filiu éclaire de nombreux aspects du conflit, dont celui-ci: "C’est l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi qui apparaît comme le principal vainqueur de la bataille d’Alep. On ne rappellera jamais assez que Daech avait été expulsé de la deuxième ville de Syrie, en janvier 2014, par ces mêmes forces révolutionnaires contre lesquelles la dictature syrienne s’est acharnée. Je le répète au risque de lasser : c’est contre une cité libérée de Daech depuis près de trois ans que le régime Assad, la Russie et l’Iran ont mené la campagne la plus meurtrière du conflit syrien."

  2. Raymond Penblanc dit :

    En effet. J’ajoute qu’il y a déjà eu des villes martyres, Guernica, Beyrouth, Sarajevo, Grozny, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui Homs et Alep (d’autres encore que j’oublie), et qu’on assiste chaque fois avec le même mélange de révolte, d’horreur et d’accablement aux massacres – programmés - des populations abandonnées. Comment le monde peut-il survivre à pareille honte ?

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