L'acte créateur ou l'expérience de la médiation divine
A Elisabeth B.
« L'amitié est une égalité faite d'harmonie », Pythagoricien anonyme
S. Weil déclarant dans ses Commentaires de textes pythagoriciens: « la création est de la matière mise en ordre par Dieu, et cette action ordonnatrice de Dieu consiste à poser des limites », je ferais volontiers d'Enkidou l'incarnation de la volonté de Dieu sur terre.
Enkidou est celui par qui tout commence, en littérature, et dans l'histoire de l'humanité. Si, comme le précise S. Weil, « Le un suprême est Dieu, et c'est Dieu qui limite », Enkidou est le premier homme à avoir posé une limite franche au roi Gilgamesh prêt à sacrifier l'amour le plus sacré. Il est celui qui, à partir de cette limite, a permis de créer un ordre nouveau. C'est ainsi qu'il permet au monde de s'ordonner et de se renouveler, à l'infini. Il est le passage du chaos au monde pensé, du règne de la violence à l'amour, c'est en cela qu'il est exemplaire.
Quiconque est capable de poser une limite à la manière d'Enkidou crée un espace de liberté complète. Plus cet espace est éloigné de la société des hommes, plus il est grand. L'occuper pleinement rend libre.
L'espace de la création, comme celui de la prière, est un espace intouchable, qui permet d'opérer le passage du chaos à l'amour originel. Le renouvellement de la société ne passera que par l'exploration de cet espace intime, qui relie l'être à ce qui l'entoure. La toute puissance dont on croit que Dieu est pourvu et dont on rêverait de se pourvoir est une illusion. S. Weil précise: « Ce n'est pas directement entre Dieu et l'homme qu'il y a quelque chose d'analogue à un lien d'égalité, c'est entre deux rapports. » Dans cette perspective, l'indépendance de Dieu comme celle de l'homme n'est qu'une chimère. Nous sommes tous dans un rapport d'inclusion à ce qui est plus grand que nous. « Est juste quiconque devient au Fils de Dieu, comme le Fils est à son Père ». S. Weil fait ainsi un lien entre la mathématique et la relation à Dieu, cette égalité de rapport se traduisant ainsi: a/b = b/c, a étant Dieu, b le Fils de Dieu, c l'homme suivant, prêt à s'en remettre au Christ et à en être le médiateur pour un autre. « La définition pythagoricienne de l'amitié, appliquée à Dieu et à l'homme fait apparaître la médiation comme étant essentiellement amour et l'amour comme étant essentiellement médiateur ». Sans cet amour, le rapport n'a pas lieu et l'existence ressemble à une grande dérive.
Sculpter d'après modèle vivant permet de faire l'expérience de la médiation divine. Quand je crée, je suis dans un espace clos, à l'abri du regard des autres. Aucune contrainte ne pèse sur ma pensée. Cette liberté d'être ouvre à la médiation qui est le passage entre deux. Je n'ai pas plus d'importance que le modèle, ce qui compte, c'est l'espace vacant entre nous. C'est par cette distance que la médiation peut se faire. La terre, informe, a la même fonction médiatrice que le Verbe, et l'inspiration la même fonction que le Saint Esprit dans la Trinité, dont S. Weil rappelle justement qu'il s'agit du feu, ou Hestia, le foyer central.
La création est un acte de dépossession qui nous permet de toucher la beauté grâce à un regard d'amour. Si je pensais mon oeuvre réalisée comme un but en soi, je ferais de l'art un acte autotélique parfaitement stérile. L'oeuvre n'est pas seulement le résultat, elle est ce qui se joue entre deux êtres au moment de créer. L'alchimie la plus réussie échappe au regard de tous. Elle est éphémère. Elle est de l'ordre de l'invisible et permet une mutation profonde de l'espace intérieur. C'est en cela qu'elle participe au nécessaire renouvellement de notre monde.
Sculpter une personne nue, c'est créer un espace de réconciliation, celui dont tout le monde rêve, entre deux êtres, pour moi, entre l'Homme et la Femme. S. Weil souligne: « Quand on applique aux hommes la formule: « l'amitié est une égalité faite d'harmonie », harmonie a le sens d'unité des contraires. Les contraires sont moi et l'autre, contraires si distants qu'ils n'ont leur unité qu'en Dieu. » Je m'oublie quand je modèle, comme le modèle s'oublie quand il pose. Nous sommes les instruments de quelque chose de plus grand que nous, matérialisé par mes gestes, dont le résultat est la sculpture. Nous opérons le passage entre le multiple et l'un, c'est une union invisible entre l'homme qui s'offre et la femme qui crée, union possible parce que nous avons laissé un espace vacant entre. C'est le regard d'amour, qui se loge dans cet espace, qui permet aux deux de ne faire plus qu'un. L'expérience de la sculpture, par la réunion des contraires que sont l'homme et la femme, permet ainsi d'éprouver la médiation divine.
Dans cet espace, le lien social n'existe plus. Nous sommes proches d'une expérience mystique dans la mesure où le don et l'abandon sont les conditions nécessaires à l'accomplissement de la rencontre. Cela rejoint ce que dit S. Weil: « La justice surnaturelle, l'amitié ou l'amour surnaturel se trouvent enfermés dans toutes les relations humaines où sans qu'il y ait égalité de force et de besoin il y a recherche du consentement mutuel. Le désir du consentement mutuel est charité. » L'homme qui pose est le médiateur du masculin, la femme qui saisit ce qu'elle voit, traduit dans un langage non verbal, des impressions qui synchronisent des instants fugitifs de l'existence, c'est en cela qu'elle est à la fois Mère, Soeur, et Amante. Elle redéploie en quelques heures toute la connaissance qu'elle a de l'homme, tout en s'appropriant ce qu'elle perçoit de la nature profonde du modèle qui accepte d'être découvert.
C'est une mise à nu qui ressemble au dénuement de l'être qui prie. Dieu en créant l'homme avait à l'esprit cette communion possible entre lui et sa créature. L'existence est une longue recherche de ce contact originel profond et harmonieux. Quand on a conscience de la beauté et de la vulnérabilité de cet état, l'acte créateur n'est qu'une reconnaissance infinie de cette ouverture possible et accordée. VR