Le roman de notre pensée

Jean-Philippe Domecq

 

Ce livre est le troisième d’un ensemble qui comprend :

1 – Histoire d’un homme

2 – Histoire d’un autre homme

3 – Le roman de notre pensée

 

à CdC

 

 

« Il y a quelques êtres humains

parmi les hommes. »

(Arnold Schönberg, rentrant d’un concert de huées, à Vienne)  

 

 

 

 

 

 

§1

 

Que la vie vaille le détour !...tant qu’à vivre.

Sinon, on peut toujours survivre, sousvivre. On peut toujours l’échec existentiel. Seul échec, à vrai dire. Qu’est-ce que l’échec social à côté… ou, pire encore, « réussir »? Où peuvent bien passer ces regards d’autrui au regard de la mort ? Autrement tonique, si on ne l’oubliait sans cesse, imparable et net le tri entre nos plaisirs et nos peines qu’éclaire, face à nous depuis le début, le faisceau de savoir d’avance qu’on n’y sera plus un jour. Là, on voit. Pourquoi attendre la fin pour voir, quand on peut voir enfin tout du long ? Prodige !

Mais ce que j’en dis, n’est jamais que ce que je dis. Quand je pense quelque chose, je sais qu’il y a autre chose. (Ayons toujours cette voix-off à chaque pensée, chaque souffle)

Vivre ne se suffirait-il pas ? Faut-il toujours une vision qui nous aimante vers la version humaine de la vie ? L’humanité en a commis tant, de sens et de sens auxquels elle a cru tour à tour, qu’il y a de quoi renvoyer ce besoin au besoin d’illusions. D’ailleurs, aujourd’hui tout le monde semble en être revenu, et ça a l’air d’aller, l’Ambiance est aux « je » qui, chacun, prend son chacun pour monde. « Says I, To Myself, Says I », annonce pour demain le vernissage d’une grande galerie d’art international.

Chacun son sens ? Si ce n’était là que contresens ; mais psychologiquement même c’est étouffant, pour « moi-même » (et « moi-m’aime », allez). Je n’ai jamais compris qu’onse contente d’être soi-même. Pourquoi se borner à ce point ? Ce point que je suis. Faire comme si de Rien n’était ? comme si nous ne pressentions tout ce qui n’est pas soi, en soi, hors de soi, hors de l’humain même ! Alors que nous ne sommes qu’humain, apparemment, apparemment. L’infini a été fait par et pour l’homme ; les chiens et les chats ont autre chose, ressentent la nuit sans bouger, de cela aussi nous n’avons pas (encore) idée mais nous interrogeons. Pour nous, vivre est en question, pas pour eux.

Le Tout-sauf-soi vient de nous et nous va comme l’énigme de vivre, partout tangible, à fleur de peau comme par-delà l’Univers depuis notre boîtier crânien. Il y a de quoi adhérer à ce vertige qui fait de notre laps d’existence individuelle l’exact bonheur.  

 

§ 2

 

N’est-ce que moi, est-ce vous, est-ce tous que l’actuelle Ambiance étouffe ? Où est passée aujourd’hui l’aspiration à plus que soi ? Est-on seulement quelques-uns avec ça ?

On peut trouver cette interrogation vague et bien métaphysique. De toutes façons, à chaque temps ils trouvent et trouveront fumeux ce qui peut changer tout pour tous : l’Inconscient parut douteuse fumisterie viennoise dès 1901 ; fin 1788 les vieux et jeunes tenants de l’Ancien Régime (car il y a autant de jeunes qui sont vieux que de vieux qui sont jeunes, toujours) ne balayaient-ils pas d’un revers de « métaphysique » que le Tiers-Etat (la majorité du peuple) aspirât à être « quelque chose », et pourquoi pas avoir quelques droits proclamés « universels » ? Universels, au fait : c’est précisément ce qui s’oppose au chacun sans tous d’aujourd’hui ; universel s’est vu alors l’individu, plus libérateur et d’avenir que l’individu minimal du chacun son sens. Cette allusion de philosophie politique n’est pas si passéiste qu’on le croit provisoirement, ni particulièrement éloignée de notre besoin d’interroger la vie.

Nous pouvons tout à fait éprouver qu’il n’est rien de plus humainement réaliste que ce qui vaut métaphysiquement par la grâce de la mort d’emblée pré-vue. Mais, par une exception historique qui, pour le coup, invente le narcissisme historique d’une époque qui se croit sans commune mesure avec toutes autres, au XXIème siècle et depuis la fin du XXème l’individu n’aurait plus d’autre aspiration que la satisfaction de sa personnalité. La question du sens, portant par définition au-delà de soi, ne se poserait plus pour vivre. Mettons. Mettons que peu importe le sens que nous croyons alternativement bon de prendre. Sauf que la démarche humaine ne peut faire autrement que d’empêcher sa chute en mettant un pas devant l’autre, un sens après l’autre. Que l’on puisse à la rigueur se passer de sens mais pas d’aller de sens en sens, nous tient, nous tire en avant, et même parfois du lit, sinon, hein... On se demande bien. C’est l’intrigue, l’intrigue de toutes intrigues humaines, qui a pour suspens l’énigme à jamais énigme.

Du reste, à bien la considérer, l’histoire de la pensée a tout l’air d’un roman où les idées, sens et concepts se rencontrent et se confrontent tels des personnages, se croisent en situations, font figures, figurants, signes. Il n’est que de lire les philosophes : ils passent un à un sur la tête de leurs prédécesseurs, grâce à eux et ils sont les premiers à le reconnaître, disant que c’était fort bien, le prédécesseur, mais pas assez, il manquait ceci et cela, etc.

Eh bien, c’est l’heure du roman de notre pensée, pour qui cherche encore quelque motif de persister qui ne vaille pas que pour soi. Dans cette quête, la littérature est ce qu’il faut, elle seule ne ment pas puisqu’elle ne prétend jamais à vérité unique, elle ne livre d’explications qu’en situations – la vie même. D’un chapitre à l’autre, le roman de notre pensée se manifestera à plusieurs, à ceux que l’Ambiance étouffe. Autant dire qu’on se sera peu, tout n’est que question d’appétence, quand on vit. C’est bon, on n’est toujours que Quelques à avoir l’appétence de transformer le monde intérieur, extérieur. Être seulement, n’est pas être seul.

 

§ 3

 

Les « Quelques », donc. (la suite au prochain numéro…)

2 thoughts on “Le roman de notre pensée”

  1. KLEIN Colette dit :

    "la démarche humaine ne peut faire autrement que d’empêcher sa chute en mettant un pas devant l’autre, un sens après l’autre." C'est exactement cela et cette phrase, admirable, pourrait éclairer ceux qui ne me comprennent pas lorsque j'ai écrit "C'est la terre qui marche sous mes pas".

  2. Domecq dit :

    Oui, Colette Klein, cette sensation existentielle que "c'est la terre qui marche sous mes pas", est le "peut-être", littéralement, qui nous fait humain dans cet univers, éperdûment. J'ai aussi toujours eu la sensation qu'autour de mes pas, de mes semelles même, "le vide est notre seul appui". Ce vertige n'est pas négatif, au contraire. A condition d'y adhérer. Ce n'est pas le gouffre qui nous donne le vertige, mais de voir en même temps notre chaussure à côté.
    Jean-Philippe Domecq

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