Sade à Acapulco d'Olivier Saison
Sade à Acapulco, publié en août 2015 par les éditions Cambourakis, ne met pas en scène l'univers de Sade. Il aurait fallu, pour récupérer complètement le philosophe libertin, s'identifier au personnage, imaginer ce qu'il a éprouvé, ce qu'il a vécu et fait vivre, l'imaginer en toute conscience et sans réticence. Une telle identification nécessiterait un corps à corps, un combat intérieur qu'Olivier Saison ne livre pas. La douceur de son personnage amène à décaler la perception que l'on a de Sade, à considérer la situation sous un angle nouveau, celui de la mélancolie.
Le libertin est rarement mélancolique. S'il l'était, il serait piégé par la distance qu'elle instaure avec le monde. La mélancolie est le fruit du doute et de la désillusion.
C'est donc une entorse au mythe, une mise en scène fantasque du libertin, que nous propose O. Saison. Le personnage ne va pas dans un élan de culpabilité se convertir, se confesser ou s'amender, mais plutôt assumer tranquillement son retrait. Olivier Saison imagine donc un Sade lucide qui veut en finir avec l'Europe. Le roman s'ouvre sur ces mots: « Moi Sade. Débarqué ici parce que je ne voulais plus du vieux monde. Moi, Sade, entité pourrie d'une tradition spectrale. Ici l'on ne me connaît pas, mon nom n'évoque rien, mon titre pas davantage et lorsque hier en me rendant à la librairie Marquises le cireur de chaussures entendit qu'une sale Européenne psalmodiait mon nom, il me demanda si « Sade » était ce mot qui suivait de près l'amour et coulait sur les joues fardées des femmes. Tristesse. »
Que devient un libertin sorti de son milieu, un libertin vivant dans les collines humides d'Acapulco? Il reste un esthète, puisqu'il aime lire et transmet ce goût, devient un ermite choisissant une vie solitaire, un homme aimant faire jouir mais de façon détournée. C'est justement dans ce détournement que tout se joue. L'homme désabusé finit par trouver une voie qui ne contrarie ni son athéisme, ni sa liberté.
Et dans ce retrait, l'écriture offre ce qu'elle a de poétique, de foisonnant et d'extravagant. Olivier Saison accompagne son personnage avec humour. L'autodérision du narrateur traverse le roman. Face aux forces hostiles de la nature qui déclenchent une tempête, l'homme, retranché dans sa cabane, ne tremble pas. Il regarde amusé, médusé, l'effet produit: « Ne m'aspirez pas, Dieu, par pitié, je ne suis qu'un pépin, et vous m'avez déjà craché. Se peut... Se peut-il? Il faudrait inventer un procédé chimique pour répéter au monde ce que je vois.
L'arbre couché. Mon manguier.
Voilà qu'il se relève!
Le vent lui agrippe la tignasse.
Pincez-moi, les singes.
Ça y est.
Il est debout.
Il chancelle... On jurerait un ivrogne...
Puis retombe. Ai-je rêvé? C'est comme s'il n'avait jamais changé d'état. Est-ce un signal, une main qu'on me tend?
Une allégorie de ma propre naissance? Le voilà qui roule, à présent. Notre Dieu est donc bûcheron? Non: cuisinier.
Le toit de ma remise, là-bas, tremble tel un couvercle de marmite; on l'agite par en-dessous.... Il est pris de fou rire, de convulsion. Refermons le rideau sur cette triste scène. Ma tabatière, tout d'abord.
Prisons.
Ensuite, procédons dans l'ordre.
Poussons la malle contre la porte.
Réfugions-nous sous le lit.
Et de là, attendons la fin. C'est quand même amusant.
La malle tremble, se met à bouger. La porte s'ouvre à la volée. C'est Éole. Il entre, ou plutôt s'engouffre. L'ogre, c'était lui.
Je suis Sade, enfant. »
La cruauté s'est transformée en douce dévotion. Le libertin aurait presque des élans de tendresse et de pitié pour la figure innocente de la femme goûtant la volupté dans le calme. L'esprit garde sa distance avec la comédie humaine, permettant des rencontres avec les indigènes, dont Irène, qu'il guette, attend secrètement et qu'il appelle « mon Irène ».
Sade n'est plus le libertin qu'il était jusqu'au jour où il fait connaissance de l'Européenne, qui connaît sa réputation et saura lui rappeler qui il est. Et c'est un second souffle qui anime le roman puisque la présence de ce personnage corrompu va raviver en Sade son goût du jeu et son cynisme. La mélancolie quitte progressivement le personnage qui cède fatalement à la perversité, comme si rien, pas même l'exil ou la rencontre d'Irène, ne pouvait transformer le libertin. Les concessions faites au vice renforcent la désillusion du lecteur. Sade consume jusqu'au bout sa vie sans espoir, sans échappatoire possible. Et la douce Irène devient la femme qu'on pourrait facilement pervertir. Au moment où tout bascule Sade regrette de perdre son jardin: « Sur ces quelques arpents ardents vivait une utopie. Une utopie du désir, de l'imagination. Qui, occupant le corps et l'esprit, laissait le cœur en paix. Et notre état hors des folies baptismales de l'Église. »
L'exploration jubilatoire de l'écriture qui ne se laisse enfermer dans aucun système joue avec les codes, les représentations humaines, affirmant le pouvoir du démiurge qui crée son œuvre et s'en libère aussitôt en déjouant les attentes du lecteur – effets de surprise, accélération du rythme, passages poétiques, satiriques, inversion des rapports de force, moqueries – le but n'étant sûrement pas la résolution du destin sadien dans une quête de transcendance mais l'amour du langage, la construction d'un miroir aux alouettes et d'un jeu de piste dans lequel le lecteur s'implique volontiers. On retrouve dans Sade à Acapulco, l'imaginaire foisonnant et fantasque de Knut (1997) et la fascination pour l'amour de Rapport sexuel (2002). Olivier Saison n'avait pas écrit ou plutôt publié pendant de nombreuses années et c'est un plaisir de le lire à nouveau. VR
J'ai beaucoup aimé ce texte. Libérateur et nostalgique.
Je fais circuler.
CT