On continue de Jean-Baptiste Malartre

 

 

Une première version de "On continue" de Jean-Baptiste Malartre a été publiée dans Les Actes du Colloque autour d'Alain Nadaud aux éditions Tarabuste, en décembre 2017.

J.-B. Malartre y évoque la mort de son ami A. Nadaud. Je reproduis ici la dernière version.

 

Nous avons mis l'ancre dans une anse abritée sur le petit îlot de Nikouria. Un étroit passage nous sépare d'Amorgos. Ici commence le récit du dernier acte de la vie d'Alain Nadaud, écrivain mort en mer le 12 juin 2015.
Pas de signe précurseur dans le ciel ou sur la mer. Nous étions calmes, tranquilles. Le jour s'éteignait comme il le fait chaque soir, paisiblement. Une bonne fraîcheur montait de l'eau ou descendait du ciel avec l'effacement lent et uniforme de la lumière. La montée de l'ombre et l'inquiétude qui l'accompagne nous rendaient graves un peu, comme recueillis sur la disparition du jour.
Aucune construction n'était visible sur la côte. La haute montagne au-dessus du rivage s'est obscurcie jusqu'à bientôt devenir noire. De loin en loin les phares d'une voiture grimpant une route invisible en lacets trouaient la nuit tombante. Et plus rien d'autre que cette nuit aveugle qui maintenant gagnait le ciel.
Jacques était fatigué, il est allé dormir. Nous sommes restés, Alain et moi, en silence, dans la nuit. Et puis il m'a demandé si je voulais écouter Atys, l'opéra de Lully. Il avait assisté avec Sadika à l'une de ses représentations à l'Opéra Comique. Il en gardait un souvenir ébloui. Il m'en avait parlé déjà, à plusieurs reprises, et cette simple évocation le remplissait de bonheur. Son regard s'aiguisait, un vrai transport de joie le saisissait. C'était une des plus belles musiques qu'il eût entendue, et sa mémoire la faisait plus belle encore. Quelque chose de l'enfance lorsqu'il en parlait semblait renaître en lui. Une innocence l'illuminait, comme une confiance sans limites dans les beautés du monde.
La nuit maintenant était noire. La voix d'Atys s'élargissait dans la nature, glissait sur l'eau, sur le silence. Et nous ne prononcions pas un mot, émus et fragiles parmi tout cela qui nous entourait. Il n'y avait plus que nous, la nature endormie, la musique et la nuit.
En vérité, c'était le moment, et, de fait, c'était le dernier, comment aurais-je pu le savoir, la dernière occasion pour causer de cela qui lui empoisonnait la vie et que nous n'avions jamais abordé vraiment. Il n'y en aurait pas d'autres. Nous étions seuls, lui et moi, pour la dernière fois, avec la musique, la nature, la nuit. Je ne savais comment m'y prendre, où trouver les mots justes. Même pas forcément justes. Des mots tout simplement. Et puis, muré comme il l'était dans sa souffrance et son orgueil et ne voulant rien en laisser paraître, il n'offrait guère d'ouverture pour qu'on l'approche. Ou bien, par maladresse, par excès de scrupule, par crainte aussi de raviver un mal dont, peut- être, je m'exagérais les effets, je n'avais tout simplement pas le courage d'aborder cette question puisqu'aussi bien il était évident qu'il ne le ferait pas lui-même. Avec moi en tout cas. Il ne pouvait pas le dire. Qu'il avait cessé d'écrire, qu'il était empêché d'écrire, qu'il ne pouvait plus écrire. Qu'il était interdit d'écriture. Qu'il n'arrivait pas à vivre avec cela. Qu'être privé de ce à quoi on a voué sa vie rend la vie impossible. Que c'est être mort déjà. Qu'on peut faire semblant de vivre et être mort déjà. Et qu'on ne peut pas le dire. Qu'il serait indécent de le dire, déplacé, inconvenant. Personne ne peut entendre cela. Personne n'a la place pour l'entendre. Au nom de quoi infliger à autrui un tel fardeau. An nom de quoi. De l'amitié ? De l'amour ? Chacun n'a-t-il pas son propre destin à traîner ? Je n'ai pas su trouver le moment, voir le moment, l'entendre. Il était là, avec nous, nous y étions dedans. Je l'ai laissé passer. Et nous nous sommes absentés dans le silence. Je ne sais pas, je n'ai pas eu la générosité de parler. Je n'ai pas su saisir l'instant. J'ai manqué d'attention, d'acuité, de vigilance, c'est certain.
Mais aussi nos relations s'étaient construites de cette façon, oblitérées sans doute par une pudeur, une timidité qui devaient nous convenir par ailleurs. Et nous gardions aussi peut-être, pour d'autres circonstances, d'autres sujets encore à explorer et mettre sur la table, de quoi bâtir et développer une manière d'intimité, quelque chose à partager vraiment. Ou pas. Peut-être c'était mieux comme ça. De rester toujours sur un seuil. Peut-être c'était mieux comme ça. Et puis maintenant il est trop tard.

Je n'aurais jamais imaginé la fin sous cet angle. La mort a été si brutale, hors de toute raison, sans déroulement logique, une pure fatalité qui a surgi et qui l'a emporté, brisant toute continuité, tout ordre connaissable. Il n'y a même plus avant ou après, être ou ne pas être, car rien ne peut plus passer, circuler, il n'y a plus de sens à cela, plus rien à dire. De fait. Les heures se sont posées, elles se sont remplies, elles se sont épuisées. Il est mort avec elles. Dans l'espace d'une heure inachevée. Le temps s'est brisé pour lui.

Il est trop tard. C'est le dernier jour. Alain va mourir demain.

Nous prenons le petit déjeuner sur le Fovéa. Comme chaque matin, Alain avale sa pilule contre la tension. Il s'étonne que je boive de l'eau au réveil. Il avale sa pilule avec du jus d'orange. Nous désamarrons le canot gonflable. Nous le mettons à l'eau et nous gagnons le rivage, une étroite bande de sable derrière laquelle s'élève une colline couverte d'un maquis de roches et de buissons. Au milieu de cette plage une sorte de buvette déglinguée et qui n'attend personne, seule construction visible sur cet îlot de Nikouria avec une petite chapelle blanche dédiée à la Vierge Panaghia, la Toute Sainte. L'eau est trop fraîche encore pour moi en ce début du mois de juin. Pendant qu'Alain et Jacques nagent dans la mer, je vais escalader quelques rochers plus loin sur le rivage. Puis nous revenons au bateau. Nous longeons une côte sauvage, creusée de failles profondes découpées dans d'immenses falaises servant de contreforts à la montagne qui couvre entièrement l'île d'Amorgos, jusqu'à l'anse au fond de laquelle on aborde au petit port de Katápola. Les formalités accomplies nous déjeunons dans la taverne To Mouraghiou qui donne sur le quai où nous venons d'amarrer le bateau.
Nous balançons entre monter à Khôra ("le pays, le lieu habité"), vieux village perché en haut de la montagne ou visiter le site archéologique de Minoa. Nous optons pour Khôra, plus facile d'accès. Un taxi nous y conduit. Nous nous promenons dans les ru- elles escarpées de ce très beau village aujourd'hui presque entièrement voué au tourisme. Heureusement pour nous la saison n'est pas encore commencée, le village est désert. Alain s'ennuie, il est maussade un peu, déçu par cette journée. Son goût pour l'archéologie lui fait regretter que nous ne soyons pas allés à Minoa..
Le soir, nous dînons dans une taverne de l'autre côté de la rade. Quelques tables sont installées sur la petite plage bordée de tamaris aux troncs blanchis à la chaux. Les lumières de Katápola s'allument de l'autre côté de la rade. De lourds nuages noirs courent et s'enchevêtrent sur les montagnes. Nous sommes à l'abri du vent. Il fait un peu frais. Une calme mélancolie glisse sur les choses et nous pénètre lentement. Nous buvons du vin blanc en attendant notre plat de spaghettis à la langouste. J'interroge Jacques sur sa vie d'expatrié. Il a mené toute sa carrière de professeur en Afrique puis au lycée de Cayenne où il enseignait le français. Il n'aimait ni la Guyane ni la ville de Cayenne mais il y est resté dix ans. Il élevait seul sa fille. Elle se plaisait à Cayenne. Il n'est jamais allé dans la forêt amazonienne. Jamais non plus au Brésil tout proche.
La bouteille est vide maintenant. Je propose qu'on en commande une autre. Proposition refusée.
Puis nous évoquons ce voyage qu'avaient fait Alain et Jacques dans les années 70, en stop et en bateau. Après l'Egypte, ils remontèrent jusqu'en Iran où ils se séparèrent. Et Alain continua seul pour achever son périple au Népal après avoir traversé l'Afghanistan. Plus tard, il connaîtra un long exil en Mauritanie, au Nigéria, puis à Bassora où la température monte couramment jusque 45 degrés, où il ne pleut que deux fois l'an, où les moustiques vous dévorent. Des années à se chercher toujours, ou chercher l'autre en lui, une fuite en avant, une quête à vide et qui s'ignore elle-même, une course éperdue. Qu'est-ce qu'on cherche quand on cherche ? Rien, j'imagine. Poussé en avant par une force inconnue. Chassé de ses propres pas, poursuivi dans sa course par un rêve sans consistance et qui cogne dans la tête. Où vacille la conscience. A la place de l'amour, un vide où s'égare la mémoire. Il est perdu celui qui n'a pas été aimé au bon moment. Il n'est pas fini, comme pas fini, privé de sens. Et il lui manquera toujours ce morceau essentiel, cette place qui fait de vous un homme parmi les autres, reconnaissable et légitime, adopté par les autres. On ne l'a pas ? On ne l'a pas, et c'est sans discussion. Il faut dès lors trouver autre chose, un substitut. L'art, l'écriture par exemple. Mais ce ne sera jamais qu'un substitut. Et s'il vient à vous manquer, ce substitut, si vous le perdez en route, et si vous ne trouvez plus rien, alors c'est l'errance. L'errance sans phrase. J'interprète à ma manière. Suivant mon intuition. Peut-être je me trompe complètement. Il est trop tard maintenant.
Je leur propose d'aller boire un verre avant de monter sur le bateau. Nous devrons nous lever très tôt le lendemain. Ils préfèrent aller se coucher tout de suite. Je vais seul faire un tour dans le village endormi. Il reste juste une taverne ouverte.
Quand je suis rentré, Alain dormait sa dernière nuit dans la cabine arrière, celle du capitaine. Jacques dans la cabine avant. Moi, je me suis couché sur ma banquette dans l'habitacle.

C'est le petit matin. Rose, gris et bleu. Le chant d'un coq monte dans l'air salé. Les martinets déjà parcourent le ciel en criant. Le moteur d'une barque de pêche pétarade en s'éloignant vers la sortie de la baie. L'air est calme, avec une traîne de fraîcheur, un vestige de la nuit. L'épicier à côté de la taverne commence à sortir ses cageots de fruits et de légumes. Nous quittons lentement la rade de Katápola. Silencieux tous les trois. Alain est à la barre. Le soleil rouge sort de la mer à l'horizon. Nous contournons un îlot pour prendre notre route vers Santorin, notre prochaine destination. Tout est absurdement normal. Puis vient le moment de hisser les voiles et de couper le moteur. Une bonne brise s'est levée qui va nous pousser vers le large. Plus de bruit, juste le glissement de l'étrave dans l'eau que nous pénétrons lentement et le vent dans les voiles. Je suis assis sur la banquette à bâbord, du côté de l'île dont nous nous éloignons en suivant une ligne oblique. La vue est très belle. A un moment Alain de- mande à Jacques qui se trouve à l'intérieur de l'habitacle de lui passer la bouteille d'eau. Je n'y prête pas d'attention particulière. Avec toutefois un très léger trouble mais dont je n'ai pas conscience sur le coup — je ne relèverai le fait que plus tard, bien après, quand j'essaierai de rassembler mes idées et que je chercherai dans ma mémoire des signes avant-coureurs, des indices qui m'aideraient à mettre un peu d'ordre dans le déroulement des choses. Alain, étrangement, ne buvait presque jamais d'eau. Pas le matin en tout cas, je l'ai dit. Et il comprenait mal qu'on en boive tant. Boire de l'eau est si banal pour moi que je ne m'en suis pas inquiété quand Alain a demandé la bouteille. J'ai seulement tourné la tête dans sa direction et j'ai vu Jacques lui tendre la bouteille, Alain la saisir et boire au goulot. Et je suis revenu à ma contemplation du paysage.

Désormais le temps va se ramasser, se consumer très vite jusqu'à la catastrophe. Nous longions une petite île déserte à tribord avant de rectifier notre course pour nous placer dans l'axe de Santorin. Alain était assis sur la même banquette que moi, mais de l'autre côté. J'étais tourné vers Amorgos qui s'éloignait. Alain était hors de mon champ de vision. Et je l'entends soudain qui se racle la gorge. Je n'y prends pas garde. Puis ce raclement de gorge se transforme en expectorations sourdes entrecoupées de soupirs, puis une sorte de feulement qui m'arrache à ma rêverie. Tout cela s'est déroulé de façon très brève, en deux ou trois secondes peut-être, à vrai dire je n'en sais rien car la mesure du temps s'était détraquée déjà, se rétractant et s'allongeant dans un même mouvement impossible à saisir. Dans un affolement de toute notion du temps. Je me retourne alors. Alain est tombé en avant. La barre a retenu sa chute. Il est resté assis, incliné vers l'avant, les deux bras pendant de part et d'autre de la barre où sa tête est posée. La pointe de sa langue dépasse de ses lèvres et sa bouche est légèrement déformée, molle on dirait, penchant sur un côté. Ses yeux surtout sont fixes. Ils ne regardent rien. Tout va tellement vite, l'espace d'une fraction de seconde incalculable, bousculée elle-même par d'autres perceptions, sensations, images fragmentées, avec des mots en vrac surgissant dans la conscience, un affolement complet du temps et de la disposition des choses, un désordre sans nom, un émiettement, un morcellement des causes, des repères.
L'espace de cette même fraction de seconde je crois — comment pouvais-je le croire ? —  qu'il me fait une farce, une plaisanterie idiote, comme si c'était son genre. (Curieusement, quelques heures plus tard, quand j'apprendrai ce malheur à Sadika par téléphone, il me faudra répéter plusieurs fois la même phrase, l'implorant de me croire, la même atroce nouvelle, la répéter encore, jusqu'à lui faire admettre que ce n'est pas une farce que je lui fais, comment pourrait-on faire une farce pareille). Non, Alain ne fait pas l'idiot. Je sais déjà qu'il est en train de mourir mais je ne peux pas le penser, je ne le veux pas, je me précipite sur lui en appelant Jacques au secours. Nous le redressons. Nous ne savons que faire. Nous lui passons de l'eau sur le visage. Il a fermé les yeux. Il a dû s'évanouir. Nous l'entourons de coussins, dégrafons sa ceinture, lui tapotons les joues de façon dérisoire. Nous l'appelons, nous l'appelons encore, il n'entend rien. Il faut joindre les secours. Quels secours, où ça les secours ? Jacques se jette sur le tableau de commande où sont disposés des boutons, des manettes que nous enfonçons, tirons, poussons sans résultat. Jacques connaît un numéro de secours d'urgence international, le 112. J'ignorais même qu'on tel numéro existât. Il joint dans un anglais approximatif — le mien est pire encore — une voix à qui il donne notre position et qui va nous mettre en relation avec les garde-côtes d'Amorgos. Lesquels, en anglais toujours, nous disent qu'ils vont venir le plus rapidement possible, le temps de trouver un bateau de pêcheurs disponible, un médecin, de ne pas nous affoler, de revenir vers Katápola. Mais nous en sommes incapables, impossible de remettre le moteur en marche. En hâte, maladroitement, nous affalons les voiles. Nous dérivons maintenant. Et encore nous appelons Alain, nous l'implorons, il ne veut rien entendre. Quand, tout à coup, ses yeux fermés bougent sous ses paupières, sa tête se soulève un peu. Ses yeux s'ouvrent, c'est incroyable ! Je crie : "Alain !" Nous crions. Un espoir impossible nous saisit. C'était juste un malaise, une défaillance, il va reprendre ses esprits. C'est fini, on va s'occuper de lui, on va rentrer au port, qu'il nous dise seulement comment on met le moteur en marche, on va l'emmener voir le médecin, il faut qu'il se repose, ça va aller mieux, qu'il ne s'inquiète pas. Son regard est très lointain encore, perdu derrière un voile d'inconscience, mais il va s'éclaircir bientôt, c'est certain, il va revenir. Il est comme dans un rêve. Est-ce qu'il voit quelque chose ? Est-ce qu'il nous voit ? "Alain ! tu m'entends ? Alain ! tu as eu un malaise ! on rentre ! Alain tu m'entends ? on rentre ! on retourne au port !" L'ombre d'un sourire alors se dessine sur son visage, j'ai l'impression que c'est un sourire, et dans ses yeux comme une expression de défi mêlé à de l'orgueil, presque un amusement, oui, comme s'il nous jouait un tour, sa bouche s'entr'ouvre, il en sort un grommellement confus. On dirait qu'il cherche à se concentrer, à retrouver le chemin du langage, son effort est visible. Et enfin, d'une voix faible, toujours avec cette espèce de sourire, ou d'ébauche d'on ne sait quoi, comme s'il avait enjambé déjà une limite infranchissable et que, passé sur l'autre rive de la connaissance, il nous offrait son dernier souffle, il articule faiblement : "On continue..."
Et ses yeux se referment. Sa tête tombe sur sa poitrine.

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