Le visage de Marie
« Il est bien vrai d'ailleurs que les fous, les saints et les artistes ne servent à rien, dans notre société transformée en gigantesque étalage perpetuellement approvisionné par la rigole sale de la marchandise. Autant dire qu'ils sont devenus, alors que ce filet d'eau trouble s'étale en marécage, invisibles. Car, si c'est bien à l'époque où la crise spirituelle du monde paraît la plus profonde que croît aussi ce qui sauve, nous devons immédiatement ajouter que ce qui sauve, justement, cette poignée d'intercesseurs ou de justes inconnus, ces quelques dormants que nul ne connaît dans leur humilité radieuse, ne peut plus se montrer au grand jour, devant au contraire agir en silence, masqués dans l'obscurité et les moqueries. » Si Juan Asensio1 poursuit sa réflexion en faisant une référence au Christ, je pense à la figure oubliée de Marie et à la place que Serge Rivron lui accorde dans La Chair. Le lecteur peut-il envisager la mère de Michel comme un cas de destinées rares, un intercesseur dont la prière n'est pas entendue? « Parce qu'elle est de plus en plus certaine que le moment venu, son fils ne la croira pas, qu'il ne pourra jamais la croire.... « Jamais »: ce mot qui s'installe lentement entre elle et lui la submerge d'effroi, un chagrin infini où se noient tous les jours un peu plus les tendresses, les malices, les questions, les progrès, les jeux, même les rires de son enfant – un chagrin infini où s'enterrent l'origine et la fidélité sous la boue des possibles... Michel ne pourra jamais la croire... Mais pire encore que le jour de son désaveu, elle voit s'avancer ceux qui suivront et livreront, par elle et par le siècle, son petit homme au harcèlement du doute et de la folie, et plus tard, s'il en réchappe, à ces terribles errements du désespoir qui conduisent inéluctablement les êtres à la lâcheté, à la veulerie, ou au malheur. Oui, le monde a fait définitivement inacceptable l'incroyable vérité qu'elle doit à son enfant, à la chair de sa chair.
Elle ne dit rien de tout ça ni à Adrien ni à quiconque. Qui peut quoi que ce soit à l'inéluctable? Elle sait bien que plus le temps passe et plus ceux qui ont vécu près d'elle ce moment de son histoire, même ceux qui l'aiment, même ses parents, même sa soeur, préfèrent le recouvrir d'une honte injuste que d'accepter son inadmissible réalité. »
"Marie"
p.136-137
p. 137-138
Toute sa vie, Marie prie pour que Michel reconnaisse qu'il procède d'elle et de Serge. Elle accepte de vivre dans l'oubli, dans l'attente, avec l'unique espoir qu'il saura la rejoindre. Elle garde le plus longtemps possible la preuve que ce qu'elle dit est vrai: ce qu'elle désire avant tout, c'est que son fils la croie sans preuve. C'est bien là le principe de toute foi.
L'idée même qu'une sainte puisse exister est devenue tellement dérangeante qu'on préfère détourner le regard. C'est pourquoi Serge Rivron distille le doute dans l'esprit du lecteur: Marie est peut-être folle. Ne reconnait-on pas le fou au malaise qu'il crée face à cette logique qu'on pressent et qui nous échappe, à ces convictions qu'il défend farouchement en dépit de la désapprobation de tous? Le fou est celui qui finit par se marginaliser parce qu'il voit une réalité invisible au yeux des autres. Marie est discrète, humble et sainte. Et la société dans laquelle elle vit lui confisque cette possibilité-là. Les saints n'existent plus voire n'ont jamais existé. Aurait-on réellement évacué cette représentation de nos esprits? Chacun peut ouvrir cette porte-là et s'interroger: saurais-je reconnaître un saint? Faut-il être croyant pour le reconnaître ou est-ce simplement la rencontre avec cette personne qui m'ouvre les yeux et m'impose son évidence?
Quand on referme le livre (la scène de carnage garde toute son intensité), deux interprétations s'offrent au lecteur: soit Marie est folle ou désespérée et c'est elle qui a commis l'irréparable, soit elle est sainte: devant l'accomplissement de sa destinée, elle vient porter un message d'espoir. La tension entre ces deux interprétations possibles crée un malaise pour ceux qui ne parviennent pas à choisir. Dans cette ouverture-là, l'auteur nous laisse libres. Vous êtes libres de faire de Marie une sainte ou une damnée. La façon de comprendre le texte ouvre une brèche. La question « êtes-vous croyant? » est posée. On repart avec.
Dans « Le fils coupable », Claude Louis-Combet décrit très bien le malaise qu'on peut ressentir face à une oeuvre mystique qui nous appelle et dont on se sent exclu. Ce sentiment de fascination et d'étrangeté, il l'a ressenti avec une intensité presque douloureuse pour Kierkegaard. Il déclare ainsi: « Il en est donc, pour moi, de Kierkegaard comme de tous les grands mystiques: je les crois, résolument, porteurs de la seule vérité qui compte, mais cette vérité n'a pas cours dans le pays que je hante. Incapable d'opérer le saut qualitatif qui fait passer de l'esthétique au religieux, j'ai la conscience amère de rester constamment en dehors de ce que j'aime le plus ».2
Une autre référence à un texte de Juan Asensio permet d'approfondir la réflexion 3: « Il est temps de lire l'oeuvre de Bernanos comme on cherche un visage. Comme on lit un visage. Comme on le contemple dans un même regard d'amour. Car lui seul ne coupe pas, ne tronçonne pas ce qui demeure insécable, harmonieux, un. »
Aurait-on oublié le visage de Marie? La vulnérabilité et la douceur qui émanent d'elle crée un espace propice à la contemplation et au silence. Marie ne s'impose pas, elle s'offre. La tranquillité qui l'habite l'embellit. Elle touche au mystère. Pour saisir ce visage-là, il faut l'aimer tendrement ou au moins désirer s'approcher de cette gravité qui ouvre au recueillement.
J'ai retrouvé cette profondeur du personnage de Marie en contemplant à l'Office de Florence les oeuvres de Filippo Lippi. Deux tableaux ont particulièrement retenu mon attention L'adoration de l'enfant et les saints et La Lippina. La pureté et la douceur de cette femme sont rendues par la finesse du geste avec une telle précision et une telle justesse que j'ai désiré connaître Filippo Lippi. Lui-même devait être un saint homme pour créer dans son oeuvre une telle vibration. Qu'avait-il vécu pour aimer à ce point la Vierge? Parce qu'il faut l'avoir comprise et l'aimer infiniment pour lui rendre cet hommage. Fred Bérence4 raconte cet épisode de la vie du peintre, qui a alors cinquante ans: « c'est précisément à cette époque qu'il tombe amoureux, non d'une religieuse comme le veut la légende, mais d'une jeune pensionnaire des religieuses et, sous prétexte de la peindre, l'enlève. Lorsque le père, honorable marchand florentin, veut obliger la malheureuse créature à réintégrer le monastère, elle déclare préférer mourir plutôt que d'abandonner son ravisseur. On imagine le scandale. Cosme de Médicis, informé de l'aventure, rit, dit-on de bon coeur. Puis, toujours bienveillant, il intervint auprès du pape pour que le moine fût relevé de ses voeux. Ainsi l'ex Fra Filippo épousa la ravissante Lucrezia Buti, celle qui passe pour être la délicieuse Madone blonde avec l'Enfant des Offices et du Pitti. En 1457, les époux eurent un fils, Filippino, qui deviendra un peintre représentatif de la Renaissance florentine.... »
La Vierge est une femme et l'homme qui lui a rendu hommage a célébré l'amour. Non pas un amour idéalisé, désincarné, obéissant aux lois de l'institution mais au contraire l'amour le plus fou, le plus absolu, le plus charnel aussi. J'aime cette histoire. Sans la présence de Lucrezia, Filippo n'aurait pu nous offrir cette image de Marie dans son « humilité radieuse », pour reprendre l'expression de Juan Asensio. Elle montre que la foi n'est pas qu'une affaire d'esprit. Parfois, elle brûle et conduit à des actes fous. On franchit la frontière entre le profane et le divin en entrant pleinement en relation, sans se préserver et sans douter.
VR
1 Juan Asensio, La Littérature à contre-nuit, éditions sulliver, 2007
2 Claude Louis-Combet, Miroirs du texte, Deyrolle Editeur, 1995
3 Juan Asensio, «Bernanos, la guerre, Satan, la critique », dans Archive Bernanos n°11, coll. Archives des Lettres modernes n°293, Minard distribution, texte téléchargé sur Stalker
4 Filippo Lippi, dans Chefs-d'oeuvre de l'art, coll. Grands peintres, n°117, Hachette, 1968