Le Désaccord de Jean-Philippe Domecq

 

« Simplement, j'aime cette liberté que donne le roman de dévoiler tout ceci de manière indissoluble: les autres, soi, le monde petit et grand, intime et social, métaphysique, voluptueux, etc. Il n'est rien que le roman ne puisse intégrer. Jusqu'à la théorie. Y compris la théorie du roman, comme dans le Quichotte. Ou intégrer la poésie, bien entendu, l'algèbre, pourquoi pas, et pourquoi pas ces flux monétaires dont le ministre anglais Gladstone disait qu'ils étaient la seconde chose, après les femmes, à rendre les hommes fous. Je ne dis rien là de nouveau: ce qui vous donne faim dans le roman, c'est sa dimension « omnivore », comme l'écrit Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman. Le roman est un instrument de connaissance qui va au-delà de ce que l'on croit connaître et comprendre, et cet au-delà est tout ce que j'aime découvrir en écrivant ou en lisant un roman. Miser dans le roman la démarche par laquelle l'individu s'explique les choses comme il peut, puisque l'on ne vit pas sans chercher à s'expliquer les choses, mais miser en même temps, à chaque phrase, le point aveugle du monologue par lequel nous réfléchissons en permanence, miser l'au-delà de ce que nous croyons penser, l'à-côté, l'en-deçà. » J.-Ph. Domecq, La situation des esprits

 

J'ai lu Le Désaccord (Zulma, 1998) comme un élan mystique annihilant la tentative d'oppression du milieu de l'art contemporain. Samuel Lubiner, critique d'art du XXe siècle, a tellement été confronté à la puissance du marché du « Récent-art » qui s'érige en rupture, en voie nouvelle incontournable et sacralisée, qu'il découvre tardivement, à 62 ans, que les œuvres qu'il a défendues n'avaient pas toutes la valeur qu'il y prêtait. C'est une alerte cardiaque qui lui fait prendre conscience qu'il est temps de ne plus se soumettre au discours dominant mais de faire entendre une opinion personnelle, tranchée et rédhibitoire. Cette incartade lui vaut la visite de Lucie, une jeune femme qui comprend qu'il est le seul à pouvoir approcher un peintre, Louis Cortand, qui a décidé de ne plus exposer.
Samuel réagit en ces termes à la posture de Cortand qu'il vient de visiter: « Seul là-bas dans sa vallée perdue, il m'a paru plutôt hagard. Ça prouve bien, ça prouve bien. Que son défi est intenable. Intenable. Purement théorique. Complètement cérébral, de ne pas vouloir montrer son œuvre. De ne jamais vouloir la montrer. Il y consacre sa vie et voudrait nous faire croire qu'il ne voit pas l'intérêt de la montrer, même après sa mort? » Son sentiment d'incrédulité et d'exaspération est d'autant plus fort que Cortand est lucide. Le peintre déclare ainsi lors de leur entrevue: « Beaucoup d'œuvres sont dans votre sacro-sainte Histoire parce que leurs auteurs ont su faire savoir mieux que d'autres, dont l'œuvre était peut-être plus valable. Et ce phénomène, vous le savez est devenu écrasant. Désormais, l'artiste ce n'est plus que celui qui sait faire savoir. Se faire reconnaître, indépendamment de la qualité ou non de son œuvre. Et c'est pour ça qu'il va rester dans votre Histoire... Voilà comment ça se passe désormais. Il y a de quoi douter sans fin, vous ne trouvez pas? (...) » ou « Vous savez, j'y ai cru, comme vous, comme tout le monde j'ai cru que le temps faisait son office, qu'il travaillait pour les oeuvres fortes. Et c'est vrai, elles travaillent avec lui, mais pendant ce temps la comédie générale se charge de tout mélanger, de mêler les artistes qui dégagent leur profil, avec ceux dont c'est l'œuvre qui les profile ».
Quelle réponse donner à cet argumentaire? Comment exercer sa fonction de critique d'art sans se sentir concerné par la posture d'un peintre qui voit dans le renoncement la seule réponse à donner à ce que génère un milieu compétitif et sclérosé? Surtout, comment le faire changer d'avis, sans changer le monde?
C'est dans cette faille, ce défilé étroit que tout se joue. Le peintre est à ce point retranché qu'aucun discours n'a de prise sur lui. Nous sommes dans ce que la société mercantile du succès produit sur les artistes en marge: un repli sur soi qui fait perdre le sens de la vie et un désespoir qui conduit à un discours cynique et fermé. Cortand a perdu l'amour et avec, le goût de peindre. Lucie pourtant était un vecteur d'énergie qui lui permettait de tenir. Dans ces circonstances, le peintre adhère à ce que la société matérialiste produit de plus efficace: le doute systématique et le retrait. Ses œuvres ont beau être réussies, elles deviennent des objets insignifiants au regard de la société et du peintre.

La désillusion étant consommée, l'écriture opère un glissement: nous passons du roman qui condamnerait avec arguments à l'appui les défaillances d'un milieu cloisonné à une écriture mystique qui renvoie, dos à dos, l'absurdité du monde des humains et la révolte métaphysique qui conduit au désespoir. L'exploration de la dimension intime de l'homme ouvre la voie à une forme de transcendance.
Les personnages deviennent des rouages dans un processus de vie qui les dépasse et les transforme. En effet, seule une forme de rédemption peut inverser la situation. Samuel le pressent, qui va au bout de cette logique du renoncement, sans se préserver. La compassion amène le critique d'art à se sentir responsable de la destinée du peintre. Et la réponse, l'issue, ne se trouve pas dans une intervention médiatique qui permettrait à Samuel de parler du cas Cortand, elle se situe à un niveau plus profond et subtil de l'engagement humain, dans une ouverture complète à l'autre, indicible et invisible. Samuel, parce qu'il n'agit pas avec les armes du critique largement médiatisé, ne mesure pas son influence. Tant que Lucie et Cortand le laissent dans le silence, le doute et l'angoisse qui s'y associe ne le quittent pas. Il ne sait pas que sa visite au peintre, apparemment calamiteuse dans la mesure où il avait peu d'arguments à opposer à la lucidité de Cortand, aura changé le cours des événements, comme s'il suffisait qu'un être ne soit pas indifférent, qu'il ose regarder en face ce qui se passe pour désamorcer un conflit profondément ancré et tisser la trame du sens. « Là, par la petite fenêtre: l'envie de voir comme jamais – c'est ça: voir ce qui me tombera sous les yeux je l'accepte, je le veux, j'en ai envie avant de mourir tout voir, tout prendre, tout regarder, regarder, capter tout ce que la vie voudra bien me présenter. » Les personnages se dégagent de l'emprise de la société par un retour spontané à ce qui fait la force de l'existence. Ce processus d'inversion mystérieux est déterminé par la puissance d'accueil de Samuel, devenu médiateur.
Le trio trouve son point de résolution non pas en rentrant dans les rapports de force mis en jeu par la société, mais en éprouvant jusqu'au désespoir le retrait qu'elle impose à ceux qui osent se distinguer. Or, la solitude fièrement revendiquée et le retranchement systématique conduisent à une impasse existentielle. Sur le plan narratif, la médiation permet donc à Lucie et Cortand de renouer contact.
En surplomb, le roman explore une autre forme de médiation, mystique, qui agit de façon souterraine. Le tempérament des personnages s'efface pour donner à voir ce que produit la mise en relation des êtres quand leurs actes ne sont qu'intention pure. Mu par une volonté désintéressée, chacun agit au profit de l'autre et bénéficie d'une influence secrète dont on ne mesure l'incidence que tardivement.
Le sens ne se construit plus par l'élaboration de concepts mais par ce que révèlent les rencontres quand les personnages, délestés de leur rôle social, éprouvent, dans une attention extrême à l'autre, la dimension sacrée de l'existence. « Vivre même si ce n'est plus que pour regarder ce qui se présente, comme je fais là, c'est ce que m'a appris l'art au fond, à regarder, regarder mais regarder tout, n'importe quoi, cette fenêtre et les fourrés entre les pierres claires dans le matin, ce ciel le regarder en sachant qu'il ne reviendra pas, et le silence peuplé de grésillements sourds en moi comme dans les murs, la fraîcheur qui m'effleure et le bois sous ma main, vivre, voir qu'on vit, quoi qu'on vive, même si on est lâchés là comme ça, c'est bon, si bon ».
Au début du roman, Samuel voit le monde des hommes à travers le prisme des idéologies, au risque de se perdre définitivement dans des spéculations qui éreintent le sens de l'existence. A la fin, son regard d'amour lui permet d'éprouver pleinement sa vertu rédemptrice, la seule susceptible, dans ce contexte, de renouer avec la beauté de l'existence.

                                                                                                                                                                                 VR