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La vie après la vie - Nouvelle de C. Lartas
"La vie après la vie" est parue dans "L'Ampoule HS n° 2", et est extraite d'un recueil intitulé Flâneur au bord des gouffres, à paraître aux éditions de L'Abat-Jour.
Je suis mort. Je viens de mourir. Et cependant, je « vis » encore. Oui, il y a une vie après la mort. Nous sommes donc éternels. La mort n'est qu'un passage — mais vers quoi ? Je me réveille à l'instant dans un confortable lit à deux places que flanquent un fauteuil à bascule et une chaise longue. Un peu en retrait de ce mobilier, sur le côté droit, j'aperçois également un grand sofa auquel est joint un repose-pieds. Bref, me voici équipé de manière impeccable pour une longue exploration du pays du farniente. La salle où je me suis réveillé d'entre les morts est vaste (son diamètre doit friser les quarante mètres), circulaire, d'une hauteur imposante ; le plafond sensiblement concave culmine à une dizaine de mètres au-dessus de moi. Le sol est en marbre ; un superbe marbre bleu roi veiné de rose de délicate façon. Le corps du bâtiment — plafond compris — semble d'un seul tenant, comme excavé d'un unique et énorme bloc de granit grené de mica noir et de quartz fumé, d'où ces indénombrables scintillements qui apparaissent, puis disparaissent, de-ci, de-là. Le long du pourtour des parois se succèdent à environ neuf mètres d'intervalle de larges baies vitrées à deux vantaux, en arc trilobé, qui laissent généreusement couler à l'entour de moi la lumière du Soleil (mais je sais par ailleurs que ce soleil n'est pas celui qui réchauffe à l'heure actuelle la Terre, puisque je ne demeure plus désormais — « sorti » de ma dépouille — sur celle-ci) et me permettent, de surcroît, de contempler à chaque instant les somptueuses nuées qui traversent à un rythme lent ces ciels d'un bleu séraphique. Mais n'est-il pas grand temps que je donne libre cours à ma joie (une joie qui toutefois ne se départira plus jamais d'une belle équanimité, d'un certain détachement) ? De fait, à l'exception des courts espaces contigus aux baies vitrées, la totalité de la paroi circulaire se trouve tapissée de livres ! Des livres de toutes dimensions, toutes apparences et toutes époques, ce me semble, soigneusement rangés côte à côte sur les rayonnages d'immenses bibliothèques en chêne massif s'élançant jusque près du plafond de la grand-salle. Auprès de ces bibliothèques s'espacent à égale distance trois échelles doubles et mobiles (pourvues de larges barreaux convergeant vers une importante plate-forme à leur sommet) qui me serviraient, le cas échéant, à effectuer des recherches dans les étagères inaccessibles à hauteur d'homme. Là-dessus, je me décide à sortir de mon lit, me dirige vers l'une des baies vitrées, l'ouvre toute grande, et, en me tenant immobile sur un spacieux rebord de granit surélevé, découvre enfin l'horizon qui m'accompagnera pour un temps encore indéterminé. Où que se pose mon regard, je n'aperçois que la mer ; et, lorsque je baisse les yeux (de mon vivant, j'eusse été saisi sur-le-champ d'un vertige mortel qui m'eût contraint à me rejeter vivement en arrière, si je m'étais risqué à ce simple geste), je découvre pareillement, non sans éprouver un sentiment de surprise, que la salle où je me suis éveillé se situe donc à l'intérieur d'une tour qui, érigée sur un îlot rocheux, s'élève à quelques huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer. D'une démarche tranquille je gagne une baie qui se trouve à l'opposite de celle que je viens de quitter, et ouvre de même ses panneaux vitrés. Derechef, aussi loin que puisse se porter mon regard, je ne vois qu'un océan infini qui s'étale devant moi, miroitant de millions et de millions d’éclats de mercure, et me berçant aussitôt de son chant monotone. Un peu estomaqué, je referme les deux battants, prends position au centre de la salle, et regarde autour de moi avec plus d'attention. Le résultat ne se fait pas attendre : en amont de la tête du lit, dans l'un des étroits intervalles qui séparent les bibliothèques les unes des autres, n'est-ce pas une petite porte rectangulaire que je distingue ? Je me rapproche dudit intervalle afin de vérifier la justesse de mon observation, et, de fait, il se trouve qu'au fond de l’espace ombreux que produit le voisinage des deux meubles, c'est vraiment une petite porte d'acajou, munie d'un simple loquet en fer, qui s'enchâsse dans la paroi granitique. Que me reste-t-il d'autre à faire maintenant, si ce n'est ouvrir cette porte ? C'est ce que je fais sans difficulté ni inquiétude aucune : je l'ouvre. Elle donne directement accès à une tour d'escalier dont la maçonnerie granitique, là encore, semble comme coulée d'un seul bloc, avec, s'enroulant autour d'un axe vertical — colonne cyclopéenne dont la terminaison s'évase telle une corolle minérale contre le faîte concave — , un escalier à vis déroulant sans nul doute ses spires jusqu'à la base de l'édifice. Il s'avère donc que l’incommensurable architecture n'est pas simple, mais double, la tour principale se trouvant flanquée d'une tour secondaire d'un diamètre inférieur. D'où il ressort que cette double-tour, vue du ciel, présenterait selon l'angle de vision soit la figure du chiffre 8, soit celle du symbole mathématique de l'infini (∞), à cette différence près que l'une des deux circonférences apparaîtrait d'un moindre volume. Mais il est temps que je quitte mon palier et m'aventure à l'étage du dessous, histoire de voir ce qu'il en est. Ce qui m'est chose aisée à faire puisque la paroi de l'édifice, en tout cas à mon niveau, est percée de trois fenêtres (dépourvues de châssis vitré) en arc brisé. Je descends d'un pas assuré jusqu'à l'étage en question où j'aperçois mêmement — cette disposition se renouvellera à l'évidence à tous les étages — trois fenêtres en ogive, mais encore, et j'en éprouve malgré tout certaine stupeur, une petite porte d'acajou. Qu'est-ce à dire ? Ceci frôle l'invraisemblable, après tout ! Je résiste néanmoins à mon désir d'ouvrir cette porte et décide de poursuivre mon « investigation » sur au moins une douzaine d'étages. Eh bien, chaque fois c'est le même décor qui s’offre à ma vue : c'est-à-dire les fenêtres en arc brisé, ainsi que la porte d'acajou ! Bon, n'ai-je pas assez refréné mon intense curiosité ? différé mon passage à l'acte ? Le moment est venu pour moi de découvrir ce qu'il y a derrière l'une de ces portes absolument pareilles. J'ouvre donc celle qui se trouve à portée de ma main et tombe, toujours plus stupéfait, sur une salle qui montre rigoureusement la même configuration — du sol de marbre au mobilier, en passant par les baies à deux vantaux — que celle où j'ai tantôt émergé du sommeil de la mort ! Tout est à l'identique, oui, n'était que les livres qui tapissent ses parois (j'en suis certain : j'ai le coup d’œil pour ce genre de chose) sont tout à fait différents de ceux que j'ai pu auparavant découvrir. Dois-je franchir au moins une ou deux autres portes, même si j'ai désormais acquis l'intime conviction que l'expérience que je viens de vivre se reproduira chaque fois ? Certes. Ne fût-ce que par acquit de conscience. Je poursuis ma descente jusqu'à parvenir une vingtaine d'étages plus bas, puis passe derechef de l'autre côté d'une porte d'acajou — avec pour corollaire le même tableau insolite. Savoir la parfaite similitude de la salle que j'inspecte avec celles que j'ai précédemment pu voir, à l'exception là aussi des tombereaux de livres qui garnissent de fond en comble les rayonnages des bibliothèques, de l'in-plano à l'in-soixante-quatre, en passant par l'in-dix-huit et l'in-quarto, du livre relié au livre broché, du papyrus au parchemin, de l'incunable au « livre de poche »... Il suffit. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de pousser davantage mon enquête, au moins pour ces jours-ci. J'éprouve l'impérieux besoin de me poser, d'appesantir mes pensées sur ma condition actuelle. Je remonte avec une certaine diligence jusqu'à l'ultime niveau de la tour d'escalier, réintègre la tour principale, et m'installe sans tarder dans la chaise longue pour ce faire.