Domecq, sur l'Ambiance littéraire française...

 
Ceci est un livret en 6 chapitres d'articles publiés entre 2021 et 2024.
Sur l'actualité de Sollers, Houellebecq, Genet, Kafka...
 
Par Jean-Philippe Domecq
 

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Paru dans la revue Esprit, en novembre 2024

Ce que le surréalisme dit à notre époque

L’attention que suscite le centenaire du Manifeste du surréalisme montre que ce mouvement ne renvoie pas qu’à lui-même, ou au passé qu’il a traversé. Si son « magnétisme » opère encore, c’est que son exigence initiale de remise en cause et de passage au tamis de toutes les valeurs héritées résonne jusqu’à aujourd’hui.


novembre 2024
 

Qui eût cru, en 1924, que la parution d’un manifeste, comme il s’en commettait bien d’autres alors, serait célébrée cent ans après, à coups de rééditions et d’expositions si fidèles à la vivacité d’esprit initial, sans nostalgie ni embaumement du cadavre, fût-il « exquis1 » ? Plus encore, qui eût cru, ces dernières années, que ce centenaire rencontrerait une attention publique sans commune mesure avec le classique multiplicateur commémoratif ? Aujourd’hui, une déclaration d’intention aussi révoltée, aussi inventive et réfléchie, aussi intensément exigeante que le fut le Manifeste du surréalisme lancé par André Breton passerait moins qu’inaperçue, ne passerait pas du tout, elle ne passerait tout simplement pas la rampe de l’édition et encore moins celle de la presse. Et pourquoi ? Tout est dans ces mots d’intense exigence qui condensent l’origine mentale du surréalisme. On n’en voulait plus, d’exigence, dans l’Ambiance actuelle. Apparemment. Car voici que cette ambiante opinion culturelle, dont le groupe surréaliste n’aurait pas laissé tranquilles la vulgarité thématique, les simplismes intellectuels et les sirops d’audace, prend la boule d’énergie surréaliste en plein cœur, tel un soudain symptôme révélant un manque, une aspiration. Il faut dire que l’exigence qui propulsa loin l’aventure surréaliste n’était pas seulement poétique, éthique, politique, psychanalytique, elle était vitale. Qui vive ? demandait et répondait un de leurs tracts, façon revolver existentiel. C’est, somme toute et avant tout, la seule question qui vaille, si l’on veut faire un peu plus que, disons : survivre = sous-vivre. L’émotion qu’impose ce centenaire d’un mouvement culturel interroge notre présent plus que le passé, 2024 plus que 1924, en miroir face à nous aujourd’hui.

Une attention de rêve

Il vaudra d’ailleurs mieux ne plus l’oublier, en perspective « cavalière » dirait André Breton : l’histoire culturelle savante et commune aligne les œuvres qu’elle commente comme autant d’étapes qui seraient toutes significatives, toutes également intéressantes par conséquent ; ce faisant, elle en surévalue beaucoup et nivelle le tout. Non, à côté de l’histoire admise, relue certes et toujours nécessaire pour la continuité d’une civilisation, il y a une autre culture, d’autres nerfs d’œuvres, qui font un effet bien plus que savant et mémoriel. Ces œuvres donnent le désir de vivre l’infini que l’humain, vu d’ici comme de tout sauf lui, est seul à avoir inventé. « Il ne tient qu’à toi », nous disent-elles.

Mouvement dont on a eu le temps de mesurer les limites et l’énergie, le surréalisme est peu ou prou assimilé par la société. Au point d’être recyclé par la publicité et aplati par les médias qui, avec leur imparable logique broyeuse – dont les surréalistes auraient daubé sans craindre pour la « carrière » qui, aujourd’hui, fait libéralement tourner le réussisme littéraire français –, ressortent le qualificatif de « surréaliste » au moindre désordre d’assemblée. Mais, plus profondément, l’histoire du surréalisme, une bonne partie de l’opinion peu ou prou la connaît, connaît ses images frappées, ses appels d’air à la subversion des valeurs, à la liberté incessamment gagnable, à l’exploration des désirs quels qu’ils soient, aux infinies capacités de l’imagination et de la pensée, aux chambres obscures de l’inconscient – André Breton disait « vouloir donner la clé de ce couloir ».

On le constate à « l’exposition du centenaire » conçue par Didier Ottinger au centre Pompidou : les gens n’y viennent pas pour apprendre ; leur attention, informée, est sensible plus qu’historienne. Ce qui frappe au long de ces quatorze salles de labyrinthe tel qu’en composait le groupe surréaliste en ses expositions-événements, c’est qu’entre la turbulence des œuvres et de leurs variés supports, de la peinture de Giorgio De Chirico ou Max Ernst à l’écran de Luis Buñuel et Salvador Dalí, de La Poupée de Hans Bellmer à la non moins érotique, si on y regarde bien, Boule suspendue d’Alberto Giacometti, des apparitions de Toyen aux galbes sculptés de Hans Arp, le public se presse, murmure et se tait, fait attention aux œuvres et à l’attention d’autrui parce qu’elles imposent chacune leur cercle d’ondes. Une attention de rêve, à vrai dire. Le surréalisme ne renvoie pas qu’à lui-même et au passé qu’il a traversé : son magnétisme – un mot de son lexique mais qui explique en tout temps que des œuvres comptent pour nous plus que d’autres – nous rappelle que « ce qui, n’étant pas, est pourtant aussi intense que ce qui est », selon André Breton.

Avant l’avant-garde

Devant les tableaux de René Magritte, observez ce qui se passe entre les regardeurs, couple ou amis, le phénomène est automatique, ils confrontent leurs interprétations, et pour cause : on commence par découvrir l’image peinte, de facture directement déchiffrable chez Magritte, puis on avise le titre ; il semble n’y avoir « rien à voir », alors on revient à l’image, et ce n’est plus la même, alors que c’est la même. Exemple dans l’exposition, la toile intitulée La Durée poignardée : une locomotive sort à toute vapeur d’une cheminée d’appartement close, sur le marbre de laquelle une petite horloge et un bougeoir sont posés devant un miroir ; autour, parquet, lambris. On vient d’expérimenter qu’entre perception et pensée s’interpose le concept, toujours. « C’est la théorie qui décide de ce que nous pouvons observer » (Albert Einstein). Comme l’œuvre de Marcel Duchamp d’une autre façon, celle de Magritte fut conceptuelle dans les années 1930, bien avant qu’une avant-garde des années 1960 prenne le mot à la lettre et isole le concept comme s’il était indépendant du percept.

Et puis, au fil de l’exposition, on s’avise que les Rotoreliefs de Marcel Duchamp contenaient le futur art cinétique ; que Duchamp a ouvert la voie future au plasticien belge Marcel Broodthaers ; mais que son ready-made de 1913-19172 a été la caution d’aubaine des suiveurs un demi-siècle plus et trop tard. Que les photomontages de Man Ray ont démultiplié les potentialités du développement photographique. L’ombreuse chambre d’hôtel fantasmée par Dorothea Tanning, où le fauteuil, le lit et les murs sont gonflés d’un lin qui saille de gestes et fouilles qu’on soupçonne férocement intimes, contient déjà les impressionnantes installations de l’Américain Edward Kienholz, mais va tellement plus loin car moins gratuitement que tant d’installations qu’a multipliées, de 1970 à 1995, le quart de siècle qu’aura duré l’Art du Contemporain. Les collages de Max Ernst sont autrement productifs spatialement, mentalement, oniriquement que ceux de Picasso, qui démontre toujours qu’il et on « peut le faire » (et alors ? ce n’est pas qu’on fasse quelque chose de nouveau qui importe, du nouveau il y en a partout, mais ce que cela apporte, ouvre). Max Ernst, à ce titre, fut le grand expérimentateur du xxe siècle, avec ses frottages, cordages, décalcomanies, ses Jardins gobe-avions, ses forêts lunaires à l’image de L’Europe après la pluie. La gestuelle de l’action painting, les drippings de Jackson Pollock agrandissent all over les phosphènes griffés des espaces stellaires que déployait Roberto Matta et celui-ci ne s’est pas privé de le lui dire en riant bien de New York, qui le lui rendra. La peinture surréaliste est alors sortie de l’imagerie dont Salvador Dalí, si doué de sa main, a répandu les pitreries molles ; avec sa nouvelle génération d’après 1945, elle a trouvé l’automatisme mieux que l’écriture automatique, dont Breton eut le discernement de mesurer « l’infortune continue ».

Résultat, le surréalisme a inventé tous les nouveaux langages qu’ont ensuite perpétués les avant-gardes du xxe siècle : abstraction lyrique par l’automatisme en peinture, actions et happenings dès les spectacles à scandale dadaïstes, living theatre, frottage, fumage, intervention in situ et art mural, films expérimentaux, photographies médiumniques, environnements de salles et remises en cause des cadres d’exposition… Toutes ces ruptures furent mises en œuvre par le surréalisme de manière propositionnelle, créatrice et non théoriquement négatrice.

Si un mouvement culturel a pu à lui seul ouvrir et baliser tant de voies d’expression, révolutionner et dévoiler tant de territoires de l’inconscient, du désir et de la pensée, c’est qu’il a aboli les frontières non seulement entre les genres, comme cela avait commencé à se faire avant lui, mais entre les différentes voies d’expression. Peu importe que la poésie soit écrite ou peinte, photographiée ou filmée, qu’elle passe par l’objet ou la promenade, laquelle donnera ensuite la « dérive » situationniste : du moment qu’elle révèle.

Modèle intérieur et surréalité

« Révèle » : pourquoi et comment aujourd’hui, si la culture nous concerne directement par rapport à notre vie ? Le surréalisme autorise d’autant moins de nostalgie qu’il est né iconoclaste, de la radicale négation de toutes les valeurs et formes par Dada, mouvement tellement négateur d’ailleurs qu’il a d’emblée réussi à ne même pas être une avant-garde. Cela n’a pas empêché « l’apparition d’un poncif indiscutable », de l’aveu d’André Breton dès le Second Manifeste. On ne reconnaît que trop en effet l’image surréaliste conçue comme l’électrisation réciproque de deux réalités contradictoires, qui a systématisé la conception plus nuancée de Pierre Reverdy et accentué celle de Lautréamont (« Beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » [Les Chants de Maldoror, VI, strophe 1, 1874]). Mais les quatre décennies du surréalisme (jusqu’à la mort de Breton en 1966 en tout cas) portent la propulsion au-delà, et peut-être bien avec actualité. Pourquoi ?

D’abord en raison de l’axe esthétique déterminé par Breton, le « modèle intérieur » : « L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans le monde extérieur […] Il est impossible en tout cas, dans l’état actuel de la pensée, alors surtout que le monde extérieur paraît de nature de plus en plus suspecte, de consentir à pareil sacrifice. » Notons au passage l’autorité intellectuelle de Breton : il fut l’un des premiers à avoir intégré les conséquences de « la critique freudienne des idées » (Second Manifeste, 1930) qui effectivement jeta le soupçon sur notre identité ; notons aussi qu’il n’est pas jusqu’à la littérature des parages du Nouveau Roman notamment, avec L’Ère du soupçon (1956) de Nathalie Sarraute, qui n’explorera les soubassements et délitements de notre façon de nous parler. Et ajoutons que la psychanalyse fut particulièrement productive et renouvelée en France, Jacques Lacan ayant côtoyé le groupe surréaliste et tiré son sujet de thèse de la paranoïa dont Salvador Dalí, lorsqu’il était jeune et non pitre de lui-même, avait développé une théorie « critique » qui impressionna Freud lorsque le surréaliste catalan lui rendit visite à Vienne. Breton, qui impressionna beaucoup moins Freud lors d’une semblable visite, conclut ainsi sa réflexion esthétique : « L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas » (Le Surréalisme et la peinture, 1928). Or l’axe est toujours vrai. Certes, l’art, tout au long de son histoire, prospecte selon un mouvement de balancier entre observation du monde extérieur et son observation intérieure ; mais ses meilleures découvertes se font toujours à la crête entre extériorité et intériorité.

L’intensité de la remise en cause, du passage au tamis de toutes les valeurs héritées. La voilà, l’intense exigence initiale.

Deuxième ressort d’actualité pérenne légué par le surréalisme : dans le prolongement direct du Premier Manifeste, de fin 1924 à janvier 1925, Breton écrit une Introduction au Discours sur le peu de réalité dont le titre condense ce qui restera son impératif : « Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit. » De la lutte promise contre la version univoque d’un réel prétendument unique, par quoi s’imposent toutes les aliénations, émergera la fameuse conception démultipliée de « la » réalité, la surréalité, « où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » (première annonce du Second Manifeste). Peut-on reprocher à Breton de poser cette question qui devrait nous être éternelle autant que quotidienne : « c’est la réalité même qui est en jeu » ? Or, aujourd’hui, on reste rêveur lorsqu’on entend énoncer cette « révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent »… Où l’on comprend pourquoi le surréalisme n’entendit pas être un mouvement littéraire de plus, mais une discipline d’éveil.

Au service de la révolution

Et c’est le troisième motif qui explique le rappel de tonicité que le surréalisme injecte à « notre » époque : l’intensité de la remise en cause, du passage au tamis de toutes les valeurs héritées. La voilà, l’intense exigence initiale. Cette exigence, douce à qui veut vivre, est violente à l’hystérie des modérés, elle leur est insupportable. Symptomatique à cet égard : que n’a-t-on entendu depuis des décennies, depuis les années 1980 au bas mot, sur l’auteur des Manifestes… Ils en avaient assez de celui en qui ils voyaient le terroriste intellectuel en mal de papauté littéraire, l’intransigeant – ce qu’il était effectivement – qui excluait ceux qui abandonnaient l’enjeu de « changer la vie », l’amour, le monde.

Il est vrai que le Second Manifeste aligne des pages d’anathèmes et de règlements de compte qu’en 1946, dans la réédition, Breton ne cache pas regretter : « à mes dépens, les jugements parfois hâtifs que j’y ai portés ». Mais quinze ans auparavant, il couronnait de comique ses excommunications en s’accusant… de quoi ? : « S’il est une accusation à laquelle je reconnais avoir longtemps donné prise, c’est assurément celle d’indulgence », suit l’une de ses notes fulminantes de trois pages où il se tance « d’avoir tardé à pratiquer cette hécatombe » contre « les essoufflés », « voyous de presse », « les viveurs, deux ou trois maquereaux de plume, un crétin », pour conclure d’un mot, en majuscules et paragraphe : « MERDE. » Sidérant. Mais quoi, cela fait rire et dissuaderait le laisser-aller de l’Ambiance qui noie le marché d’œuvres des médieux et fins-lourds que laissent dire les doux douteurs au motif « qu’on n’y peut rien » ; tout laisser dire « avec nuances », c’est étouffer la tolérance par l’indifférence, c’est mépriser a priori le peuple démocratique, se mépriser soi-même.

Au reste, hormis sur Robert Desnos, Antonin Artaud, Georges Bataille – exclu pour noirceur systématique et culte de la déchéance (ce qui n’était pas faux) –, etc., il faut reconnaître que Breton ne s’était pas trompé sur l’arrivisme débordant puis franquiste de Salvador Dalí, auquel il troussa l’anagramme « Avida Dollars », sur l’art mondain d’« un cocktail, des Cocteau » (c’est si vrai), sur Aragon dont la licence poétique sut avaler et cautionner le stalinisme toute sa vie, Éluard aussi peu regardant, etc. À vrai dire, tout est dans les quarante ans de vivacité intégrale, et qu’il fallut bien intégrer pour maintenir le cap de l’enjeu. « Je ne nie pas que se superpose pour moi une autre anxiété : comment soustraire au courant […] l’esquif que nous avions, à quelques-uns, construit de nos mains pour remonter ce courant même ? », s’explique-t-il en rééditant son brutal Second Manifeste en 1946. En vérité, sous l’ambiant courant existe la communauté des Quelques, qui délibère et rit, et c’est bien notre époque qui ne laisse pas publier leur manifeste.

Si Breton n’avait été qu’un surmoi, son autorité serait inadmissible et digne de la révolte dont le surréalisme a fait l’un de ses ressorts qu’aucune époque ne devrait oublier. Au lieu de l’hystérie modérée qui s’agace de son et toute exigence, on devrait peut-être méditer cette énigme dérangeante, dangereuse mais anthropologique, qu’il faut apparemment une autorité magique pour fédérer une aventure collective vers « l’or du temps ». Le mot « magie » encourt le flou et n’est là que pour pointer les logiques que la rationalité n’a pas encore su expliquer. En veut-on encore un signe, on n’a qu’à se souvenir qu’en pleine période où Breton n’était plus guère citable, lorsqu’il fut question de la vente de son bureau, fameux par ses présences de statuaire amérindienne, océanienne et de toiles métaphysiques, oniriques, une émotion est remontée jusqu’à l’État qui a préempté la vente.

L’autorité n’est pas le pouvoir en culture, elle est discernement prescient. Les lèvres molles ont tenté de reprocher à Breton d’avoir voulu mettre « le surréalisme au service de la révolution », titre d’une de leurs premières revues, comme s’il avait été « compagnon de route » du communisme comme le furent si longtemps tant d’intellectuels français, de Jean-Paul Sartre à André Malraux sans oublier Pablo Picasso. Faux : la lucidité de Breton fut si rapide à comprendre qu’elle resta une leçon pour les générations futures, notamment celle de 1968. Après avoir introduit Freud dans le débat intellectuel français, Breton n’a pas écarté Marx, et alors ? Au vu des souffrances sociales et de la brutalité économico-politique du capitalisme, « je pense qu’on ne s’étonnera pas de voir le surréalisme, chemin faisant, s’appliquer à autre chose qu’à la résolution d’un problème psychologique, si intéressant soit-il. […] J’estime que nous ne pouvons pas éviter de nous poser de la façon la plus brûlante la question du régime social sous lequel nous vivons », explique le Second Manifeste du surréalisme. Moins de dix ans après la révolution bolchevique de 1917, quelques matinées lui auront suffi à comprendre que le Parti lui demandant sans cesse à quoi devait servir la poésie, tout serait asservi, à partir de cette simple question qui n’était pas que littéraire, si toutefois les mots engagent l’être et les actes : « Au cours de trois interrogatoires de plusieurs heures, j’ai dû défendre le surréalisme de l’accusation puérile d’être dans son essence un mouvement politique d’orientation anti-communiste et contre-révolutionnaire. »


Ce mouvement, qui marquera tout un siècle, a été lancé par trente jeunes gens au sortir de ce qui n’était « que » la Première Guerre mondiale. Voilà ce qui causa leur radicale révolte à l’encontre d’une société et d’une culture qui avaient permis cette « décivilisation », à laquelle André Breton ne craindra pas d’opposer la « civilisation surréaliste ». Pas question de se contenter de créer un mouvement littéraire de plus. Du bord d’un compréhensible désespoir absolu, il tire ce défi et l’énergie surréaliste. Le choix de vivre, donc éventuellement de « préférer ne pas », ponctue tous les écrits de Breton, et cela devrait calmer les « modérés » : « Et pourtant je vis, j’ai découvert même que je tenais à la vie. Plus je me suis trouvé parfois de raisons d’en finir avec elle, plus je me suis surpris à admirer cette lame quelconque de parquet : c’était vraiment comme de la soie, de la soie qui eût été belle comme de l’eau. J’aimais cette lucide douleur, comme si tout le drame universel en fût alors passé par moi, que j’en eusse soudain valu la peine. Mais je l’aimais à la lueur, comment dire, de choses nouvelles qu’ainsi je n’avais encore jamais vues briller. »

  • 1. André Breton, Manifestes du surréalisme, tirage spécial illustré, préface de Philippe Forest, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2024 (toutes les citations de ce texte se réfèrent à cette édition). Voir aussi l’exposition « Le surréalisme d’abord et toujours », commissariat de Didier Ottinger et Marie Sarré, au centre Pompidou jusqu’au 13 janvier 2025.
  • 2. Sur les deux avènements du ready-made, voir leur centenaire happening : Jean-Philippe Domecq, Bref Happening mondial [en ligne], photographies de Nicolas Guilbert, suivi de L’Avènement du mondart par Jean Daniélou, Paris, Tituli, 2014, et Total Ready Made, sa version vidéo par Ralph Reiss (2013, en ligne sur YouTube).
 
 

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De l’inutilité de mettre l’évidence sous les yeux des cultivés, le 1er septembre 2023

 

  • Céline, dans Les Beaux Draps en 1941: « Pas un racisme de chicane, d’orgueil à vide, de ragots, mais un racisme d’exaltation, de perfection, de grandeur. Nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur. Nous périssons d’arrière-boutique. »
  • Sollers : « Céline mérite une compassion infinie.»

            Le plus affligeant, dans ces deux citations, n’est pas qu’elles ne sont pas cueillies au hasard, ou pour démonstration, tant on pourrait en tirer des kyrielles de même tonneau chez l’un et l’autre auteur ;

le plus accablant n’est pas que Céline soit manifestement ravi par sa saloperie d’abruti ;

le plus répugnant n’est pas l’abrutissement lettré perpétré par Sollers qui a eu tout le temps, lui, de mesurer les conséquences de l’antisémitisme de 1941;

le plus scabreux n’est pas que Céline en procès ait répété que ses diatribes enthousiastes pour l’élimination des Juifs « n’était que littérature » ; le plus tordu n’est pas que Sollers ait reproduit le même blanchiment littéraire en se trouvant « libre », forcément libre et suavement provocateur de rédimer un écrivain parce qu’il fut écrivain, méritant compassion en effet, lui qui indisposait l’écrivain Ernst Jünger et ses collègues de la Wehrmacht qu’il trouvait « trop mous », et cela Sollers le savait  ;

le plus vrai et avéré n’est pas que Sollers ait pareillement encensé la dictature prolétarienne, puis maoïste, puis la papauté de Jean-Paul II, le libéralisme-ultra, etc – toutes les saloperies de son temps, si on regarde bien ;

le plus abject n’est pas que Sollers ait lancé « Mères, tremblez pour vos filles ! » pour célébrer la pédophilie de Gabriel Matzneff qui en assumait joyeusement la matière dans toute son œuvre, qui fut toujours promue par le journalisme culturel ; du même acabit, Maurice Sachs au moins avait l’écriture tordue par la mauvaise conscience d’être un tordu.

Non : le plus asphyxiant est qu’il y ait des cultivés qui voient du « moralisme » dans ce simple rappel de mémoire ; le plus d’époque est que celle-ci entende « moralisme » au premier mot d’inquiétude morale – mais, retour de refoulé, elle fait grand retour sur Camus ;

le plus fumeux est que les mêmes balaient « tout ça » - fièrement - au nom de la « liberté » d’en finir « avec les querelles idéologiques » ;

le plus gênant n’est pas que, même dans ses diatribes de salaud, Céline restait le grand styliste de ses romans, tout comme Rebatet hélas, mais qu’il y ait des cultivés aujourd’hui pour trouver quelque style dans « l’écrituuure » de Sollers tout en tressautements mondains et quelque profondeur dans sa pensée saturée de références culturelles et tout en allusions systématiquement interrompues pour faire sous-entendre ce qu’il ne saurait dire, et pour cause ;

le plus vain, dans ce que je viens d’aborder, est qu’il est vain de l’aborder ; être cultivé, on le sait, n’empêche pas.

On ne peut parler qu’à très peu, entre Quelques, de ce que peut bien être la littérature dont on ne doute pas lorsqu’on en lit d’excellente.

 

 

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https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/25/le-debondage-mediatique-sur-kafka-revele-ce-qui-fait-le-charme-de-la-litterature-et-pourquoi-elle-se-survit_6179145_3232.html

« Le débondage médiatique sur Kafka révèle ce qui fait le charme de la littérature et pourquoi elle se survit »

Dans une tribune au « Monde », le romancier Jean-Philippe Domecq revient sur les polémiques ayant suivi la dernière édition de l’émission « La Grande Librairie », le 31 mai, au cours de laquelle l’œuvre-phare de l’écrivain Franz Kafka a été moquée.

Publié le 25 juin 2023 à 10h00

Le 31 mai, à « La Grande Librairie » [sur France 5], on a pu entendre, grâce aux auteurs que le présentateur [Augustin Trapenard] invita à y aller dans « l’irrévérence » et « le décalé », que La Métamorphose de Franz Kafka (1883-1924) était un texte « malaisant, où y’a jamais d’espoir, je suis consterné par ça » (Philippe Besson) ; « En gros c’est un mec qui a la flemme, il va pas au travail et se transforme en cafard. J’ai compris la métaphore à la deuxième ligne, donc faire deux cents pages… On nous prend pour des débiles », acheva Faïza Guène. Qui ne croyait pas si bien dire.

Bêtise et vulgarité, soit. Mais il y a plus intéressant que ça dans ce débondage médiatique, qui est très positif, en fait. Il révèle a contrario ce qui fait le charme de la littérature et pourquoi elle se survit, étrangement. Du même coup, il fait ressortir l’actuelle tendance que j’ai nommée « la Culture contre la culture » et qui explique qu’on a donné tant de place au « glauquisme » littéraire (Houellebecq et consorts) et au simplisme idéologique (Onfray, BHL, etc.).

Les premières protestations prirent l’attitude de la littérature offusquée : « Nos classiques ! »… Or, nos passions démocratiques se moquent bien de « nos classiques ». En vertu de la liberté individuelle, nous vivons désormais dans un vaste « J’ai bien le droit », qui confond égalité des droits et égalité d’intelligences. Intelligences !… Ce mot paraît arrogant ?

Nos rigolos d’aujourd’hui

Alors faisons un test, comparons avec une autre époque. Kafka en a subi d’autres, après-guerre : « Faut-il brûler Kafka ? » fut la polémique lancée par des intellectuels communistes dans la revue Action en 1946. Nos rigolos d’aujourd’hui diront-ils que c’était intelligent ? Chaque époque a sa bêtise datée, son miroir grossissant, grossier.

Le marxisme littéraire s’en prenait au « pessimisme » démobilisateur et « petit-bourgeois » de l’auteur du Procès. D’ailleurs, à Prague sous férule soviétique, jusque dans les années 1980, il fallait chercher par soi-même les lieux de Kafka, dont aujourd’hui on tire le portrait sur les tee-shirts et les menus touristiques.

Là, on commence à voir ce que la littérature a de fort, parce que dérangeante, parce que prospectrice de ce qui n’est pas formulé sans elle. Effectivement, l’œuvre de Kafka a tout dit des angoisses du XXe siècle, et d’avant et d’après : son individu lambda, simple initiale, « K », est pris dans le labyrinthe où nous naissons.

Voilà du « décalé », mais terrible, subtil, pas du tout à la gueulante, au contraire. Kafka aurait gentiment souri à « La Grande Librairie », s’excusant d’exister, lui qui avait mieux à faire, son « salut », disait-il, qu’une carrière littéraire, et qui sortait tout sourire de chez l’éditeur où il avait publié une nouvelle : « Il en a vendu onze exemplaires, j’en ai acheté dix, j’aimerais tellement savoir qui est le onzième ! »

Un humble parmi les humbles

Eh bien, c’est cela, le charme de Kafka, qui a suscité la deuxième vague de protestations après l’orgie d’ineptie médiatique. La spontanéité des réseaux sociaux a même été fort juste, défendant cet auteur qui fut un humble parmi les humbles. Lui qui notait : « Dans ton combat contre le monde, seconde le monde. » On est loin de la foire d’empoigne concurrentielle.

C’est inséparable, l’auteur et l’œuvre qui nous parlent intimement, dans le temps. C’est comme l’amour que Franz suscita en Milena Jesenska (et dont on peut lire les lettres détruites qu’a finement reconstituées Marie-Philippe Joncheray, dans J’avance dans votre labyrinthe. Lettres imaginaires à Franz Kafka, paru aux éditions Le Nouvel Attila) ; la notice nécrologique que Milena fut la seule à lui consacrer prouve qu’il n’y a pas plus intelligent que l’amour quand les mots le font. De même, l’aura que le philosophe et critique allemand Walter Benjamin (1892-1940) attribue aux œuvres d’art vaut pour la littérature : ce qui nous atteint, c’est le karma, le charme auratique qui émane de l’auteur incarné par son œuvre.

On peut penser, au vu de l’actualité, que c’en est fini des temps où l’esprit de finesse et des « quelques-uns » dont Victor Hugo disait qu’ils font l’avenir de la littérature, ou de la minorité qui, selon Marcel Proust, servit de première caisse de résonance aux audacieux quatuors de Beethoven. Mais, les hommes voulant vivre, on peut ou il faut parier qu’ils inventeront toujours, demain comme hier, ce charme qualitatif sans lequel la vie est lourde, lourde.

Jean-Philippe Domecq a publié sur ce sujet Qui a peur de la littérature ? (Mille et une nuits, 2002). Il est aussi l’auteur de L’Amie, la mort, le fils (Thierry Marchaisse, 2018).

Jean-Philippe Domecq (Romancier et essayiste)

 
 

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