Bréviaire du chaos d'Albert Caraco
Penseur d'expression française, né en Turquie, Albert Caraco a vécu en Allemagne puis en France avant de s'exiler, lors de la seconde guerre mondiale, en Amérique du Sud. La violence mais aussi la singularité de son œuvre font qu'elle a été peu commentée. Bréviaire du chaos (L'Âge d'Homme, 1982) est tout autant le discours d'un visionnaire que le discours d'un fou. Dans un chant prophétique de désespoir et de mort, Caraco cherche à délivrer l'humanité d'elle-même. Ses constats, cruels, souvent justes, l'amènent à désirer au plus profond de lui-même que le monde contemporain s'effondre.
Le discours du visionnaire se manifeste dans la prédiction que notre monde court à la catastrophe, tant nous sommes incapables de maîtriser la natalité et de protéger nos ressources. Le développement exponentiel de l'humanité et l'appauvrissement de la planète qui en est le corollaire laissent présager le pire: « Le monde est laid, il le sera de plus en plus, les forêts tombent sous la hache, les villes poussent, engloutissant toute chose, et partout les déserts s'étendent, les déserts sont aussi l'œuvre de l'homme, la mort du sol est l'ombre que les villes jettent à distance, il s'y joint à présent la mort de l'eau, puis ce sera la mort de l'air, mais le quatrième élément, le feu, subsistera pour que les autres soient vengés, c'est par le feu que nous mourrons à notre tour. » À ce sujet, Caraco ne s'est pas trompé. Il suffit d'observer ce qui se passe trente cinq ans après la publication de l'ouvrage. Le réchauffement et les catastrophes climatiques réduisent l'espace habitable. Si rien n'est fait, les hommes auront à se battre pour défendre leur territoire et survivre. Beaucoup périront à cause de la sécheresse. De plus, nos représentants politiques ne sont pas en mesure de proposer une voie permettant de protéger la planète et de freiner la surconsommation imposée par le libéralisme mondial: « Le monde, que nous habitons, est dur, froid, sombre, injuste et méthodique, ses gouvernants sont ou des imbéciles pathétiques ou de profonds scélérats, aucun n'est plus à la mesure de cet âge, nous sommes dépassés, que nous soyons petits ou grands, la légitimité paraît inconcevable et le pouvoir n'est qu'un pouvoir de fait, un pis aller auquel on se résigne. » La surproduction a engendré un phénomène d'indifférenciation. Là encore, on ne peut que reconnaître le vertige éprouvé face à une massification qui rend l'individu de plus en plus impuissant à se distinguer et à changer le monde. Toute dialectique conduit à l'annulation de son propre mouvement, tant les repères changent au gré des discours. Caraco démontre qu'il n'y a dans ce monde aucune transcendance possible ni même souhaitable. La science, la philosophie et la religion ont échoué à conduire l'humanité.
Gagné par la certitude que rien ne peut nous faire dévier de cette trajectoire infernale, Caraco répète: « une remise en ordre est impossible désormais, le monde est en morceaux et nous n'imaginons plus de synthèse au fort d'un changement perpétuel, il faudrait arrêter le mouvement à seule fin de prendre un recul méthodique: or, nous ne sommes maîtres de freiner le flux qui nous emporte, les hommes les mieux avertis éprouvent depuis des années qu'il est trop tard, nous allons au chaos, nous allons à la mort, nous préparons la catastrophe la plus énorme de toute l'Histoire, celle qui fermera l'Histoire et dont les survivants seront marqués pour tous les siècles ». Dès lors, pour faire face à l'inéluctable, il faut s'y précipiter et souhaiter que le Chaos renverse le monde tel qu'il est.
Cela étant dit, et justement dit, la représentation du monde que propose Caraco est erronée. Il se trompe et son erreur, inhérente à sa personnalité, repose sur le fait qu'il accorde une importance exclusive et démesurée à la mesure, l'objectivité et la cohérence : « Or, toutes nos idées sont meurtrières, aucune d'elles n'obéit aux lois de l'objectivité, de la mesure et de la cohérence, et nous, qui perpétuons ces idées, nous marchons à la mort comme des automates », « Car la nature de ce monde est l'absolue indifférence et c'est encore le devoir du philosophe que de ressembler à la nature de ce monde, sans laisser d'être l'homme qu'il ne pourra cesser d'être: la cohérence, la mesure et l'objectivité sont à ce prix. » La mesure, l'objectivité et la cohérence sont des principes stimulants, mais ils ne sauraient constituer un but en soi. Non considérés comme un point d'appui dans un raisonnement, ils s'érigent en système. En faisant de l'objectivité et de la cohérence des valeurs ultimes, Caraco met en place une idéologie coercitive qui repose sur le principe de violence.
Son discours, parce qu'il suit une logique interne rodée, est aussi un discours aux effets pervers, aussi terrifiant qu'ont pu l'être à certains égards la psychanalyse ou la religion catholique quand elles ne doutaient plus d'elles-mêmes. Ces modes de pensée autotéliques ne laissent aucune place à ce qui en dévie. Tout ce qui dévie est soit occulté, soit réprimé, soit recadré afin que le système y apporte une réponse adéquate. C'est le cauchemar de l'enfermement. L'idée défendue par Caraco est à l'image de sa rhétorique redondante et cyclique, puisqu'il se répète, incendie, détruit l'humanité, appelle la mort pour qu'une renaissance puisse se faire: « Le monde périra pour que les hommes en surnombre meurent, nous savons d'ores et déjà que les petits enfants qui naissent, sont coupables, ils sont coupables d'être là. Le crime n'est plus de les vouer au néant, le crime fut de leur donner le jour. La vie n'est pas sacrée à partir du moment où les vivants pullulent, celle des hommes en surnombre n'a pas plus de valeur que celle des insectes et les soldats, morts à la guerre, ne sont pas davantage aux yeux de ceux qui les y mènent. »
Ainsi la pensée de Caraco est-elle paradoxale. Alors même qu'il aspire à détruire le monde, Caraco nous invite dans le même temps à le repenser. Or, comment le repenser si nous occultons des pans entiers de nos facultés, si nous nous fions à la seule raison, à une indifférence qui n'est qu'un simulacre d'objectivité, laissant de côté d'autres modes de perceptions pourtant très éclairantes? Comment penser le monde, sans le sentir, l'éprouver, le vivre, l'intérioriser, le nuancer? Le désespoir de Caraco lui ôte les formes particulières de l'intelligence, intuitive, sensorielle, réceptive aux énergies de l'être et de l'univers. Pour répondre à Caraco, j'ai envie d'aborder la vie comme l'a fait Jodorowsky dans Le Théâtre de la guérison. C'est rappeler que l'acte symbolique quand il puise dans les ressources intérieures opère des changements de trajectoires importants. C'est remettre une partie de l'humanité aux mains des guérisseurs et des poètes à même de redonner une vitalité au corps malade, à un monde épuisé ou en chute libre.
C'est aussi, se détourner de l'esprit de l'ordre, qui assèche, et replacer au centre de l'existence ce qui apporte de la joie. Nous ne sommes ici dans aucune catégorie morale, ni même philosophique, mais peut-être à la source, à la fois ontologique et étymologique pour reprendre les termes de Caraco. Autrement dit, il s'agit d'inverser un rapport de force qui tend à donner la supériorité à celui qui s'affirme avec autorité et créer un espace de respiration pour les êtres enclins à offrir par leurs œuvres des présents (ô combien sensibles et économiquement inutiles) qu'on peut fouler aux pieds mais qui prodiguent à l'âme rafraîchissement, douceur, et libérations intérieures. Il s'agit très précisément des forces à l'œuvre quand on s'est détaché de toute forme de violence. Or, cette façon de vivre dans un instant vivifié et embelli par la conscience d'exister est balayée par Caraco puisqu'il n'envisage l'existence que prise dans un mouvement inéluctable dont il faut s'extraire par la violence. Son discours a retranché de toute vie humaine la possibilité de rayonner depuis l'intérieur.
Pour moi, le revers du Chaos n'est pas la cohérence mais un monde habité. Rien ne peut structurer le chaos, en revanche nous pouvons lui opposer un rayonnement individuel, intérieur. Celui-ci ne saurait avoir le pouvoir de synthèse auquel aspire Caraco ; il est au contraire tellement diffus, organique, qu'il apporte une lumière en des régions qu'on croyait mortes. Finalement, la force du texte de Caraco réside dans la mise à l'épreuve de nos croyances, de nos valeurs et du prix qu'on accorde à l'existence. Être absolument d'accord avec Caraco, c'est s'immoler sur l'autel de ses désillusions. Ne pas y céder, c'est faire émerger notre propre rapport au monde.
L'erreur de Caraco réside aussi dans sa volonté délibérée d'inverser les valeurs ou les représentations et de considérer, par exemple, que le monde serait meilleur si l'on donnait les pleins pouvoirs à la femme: « je veux que le principe féminin préside à l'établissement de la Cité future et je déplace tous les signes, ce qui fut négatif ne doit plus l'être et ce qui ne l'est pas encore le deviendra. », « L'ordre à venir sera le tombeau de l'Histoire et ce n'est qu'à ce prix que notre espèce survivra, nous devons sortir de l'Histoire et nous n'en sortirons que par les femmes, la domination des femmes nous affranchira de sa tutelle et lèvera son hypothèque. » Pour suivre son raisonnement, encore faudrait-il admettre qu'il existe des principes féminins (ce que je ne crois pas) et que ces principes induisent autre chose qu'un règne assumé par les hommes. Or, rien ne permet de penser que le pouvoir accordé exclusivement à des femmes permettrait un monde meilleur. En outre, quand on sait que la mère de Caraco fut une femme castratrice, qu'elle fit tout pour éloigner de lui l'amour charnel, qu'il a fini par appliquer les préceptes strictes qu'elle lui a inculqués, on a du mal à se représenter le rôle dévolu à la femme dans l'imaginaire de Caraco.
On ne peut pas repenser notre monde – libéral et fou parce qu'essentiellement libéral – sans remettre au cœur de l'existence, ce qui en fait le prix. Selon moi, le plus important n'est pas de maintenir l'ordre, ni même de croire en la supériorité de certains êtres aptes à nous éclairer. Ce qui fait le prix de l'existence échappe fondamentalement au règne de l'argent, du progrès ou de la science. Caraco oublie de reconquérir les espaces non corrompus par la soif de richesse, le goût du pouvoir et les défaillances des sociétés modernes. Il opère une inversion des valeurs qui, à force d'être systématique, devient grotesque: « Que si les hommes n'espéraient en rien, les femmes vieilliraient stériles, que si les hommes ne croyaient en rien, ils aimeraient mieux que la fécondation, les vices, les vices les rendraient moins malheureux que le devoir, le devoir est bien pire que les vices, le devoir est un établissement dans la calamité. » Le souci de vérité de Caraco est miné par sa folie persécutrice. Dans sa dénégation, les notions de Bien et de Mal sont abolies (voir à ce sujet l'idée qu'il se fait du respect, de la tolérance, de l'enfantement, de la fraternité, de l'espérance). En sapant tout principe sémantique, il nous incite à douter de tout, sans proposer, si ce n'est un paganisme peu convaincant, une vision féconde ou une Révélation propre à dépasser toute illusion. Dans sa volonté de revenir en arrière, il contredit le mouvement de transmission à la postérité, comme si l'humanité pouvait ne pas s'appuyer sur ce qui a précédé pour modifier ses perceptions.
Ainsi, le regard que pose Caraco sur notre époque consiste à se vouloir seul contre le monde. Pour que cela tienne, il faut être aveugle aux signes qui montrent qu'autre chose que la série de catastrophes annoncées existe. Revendiquer cette solitude peut être un point de départ, elle devient ensuite un renoncement à toute chose. La radicalité elle-même s'annihile par excès. L'auteur s'autodétruit à mesure qu'il assombrit sa vision de l'existence. La violence perd finalement de son effet du fait qu'elle disparaît elle-même en s'accomplissant. On peut ainsi aisément se condamner soi-même pour prouver qu'on avait raison de condamner l'humanité entière. Cette destruction complète aurait alors été un acte manqué. À moins qu'il faille lire Bréviaire du chaos non comme un chant poétique désespéré mais comme un livre de guerre à portée politique. Nous sommes alors en présence d'un texte potentiellement dangereux, en ce qu'il autorise la barbarie avec un souci d'efficacité dont on sait ce qu'il peut produire sur les dictateurs. Mais peut-être Caraco appelle-t-il de ses vœux un régime totalitaire mondial? VR
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