Les portraits de Laura Bloom de Ph. Renonçay
Philippe Renonçay est l’auteur de six romans. Dans Les portraits de Laura Bloom, (Buchet-Chastel, 2019), il mène une enquête métaphysique dans laquelle les thèmes du secret, du dédoublement et de l’absence occupent une place centrale.
(Article publié dans le numéro 1208 - février 2019 de Quinzaines)
Dès les premiers chapitres des Portraits de Laura Bloom, le lecteur se représente aisément les personnages. Laura Bloom, amie du photographe Emmanuel Lorne, travaille avec lui sur un projet d’envergure, puisqu’il s’agit de réaliser une exposition s’inspirant de la salle des Portraits du palais de Peterhof et de présenter trois cent soixante-huit portraits de femmes disparues. Et pourtant, les raisons apparentes qui poussent les personnages à agir en cachent d’autres, plus profondes. Aussi le roman s’écrit-il comme un palimpseste que le lecteur aurait à déchiffrer.
« Un cri s’éleva d’un des quais juste en dessous de l’appartement où il vivait. À hauteur de regard, mais presque au terme de la perspective, après la vingtaine de voies de chemin de fer miroitantes, on butait sur l’immense façade Art déco du bâtiment des postes, avec ses baies en verre rectangulaires et désertes, tel un bord de mer. » C’est ainsi que commence l’ouvrage. L’écriture, qui s’attache à décrire les lieux de façon réaliste, dissimule la visée du roman, qui mène une enquête d’ordre métaphysique. Si les références culturelles (Pasolini, Orphée et Eurydice, Paris, Texas) révèlent d’emblée la disposition d’esprit du narrateur, mélancolique et comme retiré en lui-même, elles sont le signe que le sens résiste, qu’il faut le chercher dans les mises en abyme de l’écriture et dans l’art.
Ainsi, à la photographie s’ajoute un domaine artistique peu connu et bien exposé : la taxidermie, ou l’art de donner une vie éternelle à l’animal mort. Mais, derrière les noms des lieux emblématiques, des naturalistes renommés, des collections rares ou détruites, se cachent des enjeux que les personnages ont du mal à dévoiler. C’est pourquoi le roman se lit comme une succession d’énigmes à résoudre. Hubert Leutze, le taxidermiste, a un secret que son ami Emmanuel Lorne est déterminé à découvrir :
« Hubert Leutze se recula dans son fauteuil et parut s’attarder à un détail du tableau au-dessus d’Emmanuel.
— Vous possédez un talent insolite pour repérer les absences, dit-il finalement. J’ai remarqué cette particularité dans vos photographies. Je me suis même fait la réflexion que vous étiez au fond un photographe apostat.
Emmanuel resta silencieux.
— Mais si vous avez trouvé ce qui manque, pourquoi me questionner ?
— Parce qu’il ne suffit pas de connaître les pièces d’un puzzle pour en reconstituer l’image.
Le visage d’Hubert Leutze afficha une mimique ambiguë, mélange d’étonnement et de satisfaction.
— Et, bien sûr, vous souhaitez contempler le visage de la Gorgone de face, n’est-ce pas ? »
Un événement secondaire illustre la volonté de l’auteur de multiplier les énigmes pour le plaisir et de mettre à l’œuvre le thème du dévoilement. Il s’agit de la confection d’un album de photographies par une employée de la maison qui a dérobé des clichés à la famille Lorne et qui a dissimulé sous chacun d’eux une autre photo, prise en secret, « une seconde image, trouble, parfaite, maladive, comme celle d’un double occulte, endormi et terrifiant ». Ainsi l’album a-t-il deux parcours possibles. Encore faut-il découvrir ce qui se cache sous la première image. L’artiste a agi en silence et pour elle-même, se doutant qu’elle pourrait être découverte et peut-être intimement comprise.
Dès cet instant, le roman revêt un caractère politique qui rejoint la question métaphysique : si l’action la plus forte de l’existence ne peut être cautionnée par la société et si elle répond à une aspiration profondément ancrée, alors on doit la réaliser en dépit de tout et en porter le secret.
Ainsi en va-t-il des activités clandestines des personnages qui ont décidé de soutenir les Algériens luttant pour l’indépendance de leur pays. Ainsi en va-t-il de certains taxidermistes tentés un jour de naturaliser un être humain, par cynisme ou par impossibilité d’accepter la perte de l’être aimé. Par conséquent, la nécessité intérieure de préserver le corps de l’autre, de le garder par-delà la mort, défie toute religion, tout deuil, mais aussi la conception que nos sociétés modernes ont de la mort. Aucun passage initiatique, aucun rite, aucun tabou n’a pu retenir celui qui préfère agir seul dans un besoin fou, mais fort, de ne pas être séparé de la femme aimée et d’user de son art pour lui donner accès à l’immortalité.
Il en va de même du photographe qui fera vivre sa femme autant de fois que nécessaire grâce à des montages la montrant dans divers lieux qu’elle ne pourra jamais visiter et qui donneront à penser qu’elle est toujours là, à ses côtés. Emmanuel Lorne, l’enquêteur, devient source d’énigmes pour des chercheurs assoiffés de vérité, à qui il déclarera à son tour, comme pour se dérober : « Je crains que vous n’ayez envie de contempler le visage de la Gorgone en face. »
Le lecteur finit par éprouver un vertige existentiel, puisque la société et ses tabous deviennent subitement un système mis à la périphérie du geste créateur, de la motivation secrète et sublime qui le génère. À nous d’être les témoins des risques pris et de mener l’enquête pour comprendre, à sa source, la liberté de créer de l’écrivain et de tout artiste. VR