Lire E. Macron
Le 5 mai 2017, la revue Esprit a publié un article de V. Nahoum-Grappe « Aux abstentionnistes de gauche : le point de vue de l’ethnologie politique » que j’ai trouvé infâme tant il alimentait le climat très oppressant de la campagne électorale. Il est l’exemple même de ce qui tue tout débat: à force de vouloir responsabiliser les esprits, on les asservit. On méprise leur libre arbitre. On annihile toute possibilité d’éveiller les consciences au-delà de la diabolisation de Marine Le Pen. V. Nahoum-Grappe n’a manifestement pas perçu que, si beaucoup n’ont pas pu voter pour Macron, ce n’est pas parce qu’ils avaient la conscience tranquille mais parce qu’il leur manquait le sentiment d’adhésion qui donne au vote tout son sens.
L’exercice démocratique nous a été confisqué. Il nous a été confisqué dès lors que les médias ont relayé durant des mois le discours indigent et simple d’E. Macron qui n’a cessé d’abuser des mots – la colonisation de l’Algérie comme crime contre l’humanité n’en est qu’un exemple – et que la campagne devenait une succession d’injonctions à penser selon la doxa: pétitions à signer, culpabilisation des indécis, condamnation de tout point de vue différent. Comment être profondément convaincu quand on nous impose une telle mascarade?
Il aurait été plus judicieux de la part de la revue Esprit de nous redonner à lire le texte d’E. Macron pour le numéro de mars/avril 2011, « Les labyrinthes du politique » avant les élections. En effet, si ce texte, mis en avant sur le site de la revue le 11 mai, ne dévoile pas en termes clairs « l’idéologie » du Président ni sa vision du monde, du moins est-il suffisamment consistant pour que la conscience critique s’exerce. C’est à partir de ce discours-là, bien dissimulé par les médias, que nous pouvons juger, confirmer ou infirmer un parti pris politique.
Pour lire « Les labyrinthes du politique » d’E. Macron
Serge Rivron m’a écrit ce qu’il pensait de l'article "Les labyrinthes du politique" au fil de la lecture. C’était le 13 mai 2017:
Ce que Macron dit du hiatus entre les problèmes de long terme et des urgences socio-économiques est juste, mais ne date certes pas des 25 dernières années. C'est la question même à laquelle tout régime se trouve confronté depuis "toujours". Ce qui est advenu de neuf dans le tableau, depuis une trentaine d'années, c'est l'émergence du "citoyen roi", cet ectoplasme chéri longtemps de la "médiature", et qui, par le biais d'abord du "courrier des lecteurs" des magazines, puis des sondages, puis de "l'instantanéité numérique" (pour faire simple) a imposé que le bout de son trottoir – qui n'était qu'un des éléments qu'avait à gérer "le politique" – est devenu l'élément déterminant de la reconduction de l'élu.
Sur le même passage, je note qu'il place habilement ou par une conviction inquiétante, la dette publique et la "régulation financière internationale" parmi les grandes questions politiques. C'est vautrer d'emblée le domaine politique et la politique dans l'ornière de l'économisme.
Sur le fait que les grandes questions (celles qui exigent forte mobilisation d'une ou de plusieurs société, et sens de la durée) sont mises en scène plutôt que traitées par les conférences nationales ou internationales, on est parfaitement d'accord. Et il le dit très bien (2e partie de la page 107).
D'accord aussi sur le fait que c'est le risque politique d'une contraction rapide de la dépense publique qui a conduit les gouvernements successifs à ne pas adopter les politiques budgétaires adaptées.
Je crains en revanche que ce qu'il avance comme autre facteur de ce laisser-aller, "la contrainte de longue durée", soit au mieux une approximation, au pire un maquillage volontaire de sa pensée. L'expression "la contrainte de longue durée" est particulièrement peu claire en philosophie mais ressemble fort à une appréciation positive de cette idée maîtresse du capitalisme financier que le monde du profit de quelques-uns, qui se fichent éperdument de la durée non rentable, repose sur l'asservissement et la confiance durables du plus grand nombre dans le système productif et économique. L'exemple qu'il choisit pour illustrer son propos, la retraite par répartition, est habile et ne m'étonne guère : il est bien plus neutre que celui de la rétribution des actionnaires ou de la taxation des échanges boursiers.
A la fin de la page 108, commence à se dessiner plus nettement un fondement possible de ce texte : il considère l'aspect financier et économique comme principe même de l'action politique. Et à ce titre, lui confère le droit, voire l'impératif de prendre la pas sur un "politique" qui n'est plus conçu que comme un empêcheur de financer en rond. En gros : puisque "le politique" est désormais limité par le cadre d'une Démocratie dont on tartine jusqu'à plus soif les citoyens de paille, juste bons à être les clients d'élus contraints à la veulerie s'ils veulent le rester, construisons à tout ce petit monde un cadre ou plusieurs de contraintes qui assurent au mieux la permanence et l'indépendance de notre système et de nos revenus.
Je suis d'accord avec son analyse du rôle assigné par "le politique" à la loi, qui depuis une vingtaine d'années, lui est effectivement essentiellement surtout l'occasion de démontrer son attention immédiate à la société – ce que la redoutable dinde Aubry appelait de ses vœux comme moteur de son programme de candidate à la primaire de la gauche en 2011, sous le nom de "care".
Sur cette conclusion intermédiaire, je suis tout aussi d'accord : "L’action politique est ainsi écartelée entre ces deux temporalités : le temps long qui la condamne à la procrastination ou l’incantation et le temps court qui appelle l’urgence imparfaite et insuffisante. Parce qu’on attend de l’État qu’il gère l’immédiat face auquel on ne peut presque rien ou le très long, lui qui seul est immortel. L’aporie de l’action politique contemporaine est précisément liée au fait que, écartelé entre ces temporalités, le politique ne semble plus parvenir à construire une action propre et durable."
Mais je regrette que le philosophe Macron ne fasse porter sa vision de la "temporalité longue" que sur l'aspect financier de "l'immortalité" sociale.
Sur l'analyse de la dilution des responsabilités comme conséquence de la "diffraction" (j'aime bien) des instances de compétence, je souscris entièrement. Sachant que c'est un discours qui va totalement à rebours des différentes étapes de la décentralisation que subit notre pays depuis les années 70.
Sur l'énumération des trois grands types de discours politique possible, je suis d'accord aussi, et il synthétise très bien le problème. Mais je ne comprends (pour le moment) absolument pas le rapport qu'il en déduit immédiatement : "Dès lors, le fantasme de l’action politique c’est l’action rapide, courte, instantanée. Celle qui fait mine de s’affranchir des contraintes et de la complexité du réel." Même si la suite redevient compréhensible et juste (mais il commence à radoter gentiment).
Bien vu aussi, le petit passage sur la méfiance de plus en plus évidente et la scission entre le politique et l'administratif. Et le rôle des Cabinets comme tampons entre les deux (complètement inefficaces au demeurant).
Le passage, assez juste au fond lui aussi, sur le miroir aux alouettes que sont devenus les "programmes", toujours de circonstances et souvent pléthoriques, des candidats, est éclairant sur son positionnement tout au long de la campagne électorale que nous venons de subir. C'est juste, donc, sur le fond, mais c'est aussi la porte ouverte à la conquête d'un pouvoir assis sur le seul culte de la personnalité. C'est tout aussi dangereux, voire plus, que la conquête par promesses, car toutes ne sont pas toujours intenables ou trahies, et elles ont toujours le mérite de tracer une perspective.
Il est beaucoup moins performant quand il aborde la partie propositionnelle, le philosophe Macron. Parce que sincèrement, ça : "Attribuer à chaque collectivité des compétences et des moyens est la condition première d’une clarification des responsabilités qui permettra au citoyen comme aux acteurs économiques d’identifier des interlocuteurs et de pouvoir juger les élus sur des faits identifiables. Qui sait aujourd’hui ce que fait la région ou le département ? Comment juger de la qualité de son action, du bien-fondé de ses choix ?" – c'est une joyeuse enfilade de lieux communs !
La suite, sur la double vertu du parlementarisme et de la démocratie sociale, est moins banale, encore que. Baby Macron s'en prend à "la phobie de la IIIe et de la IVe Républiques", c'est forcer un peu beaucoup un trait qui a ses raisons. Ces deux Républiques ont porté à son parangon l'impuissance politique, consécutives aux travers très français du goût des baronnies et des pinaillages. Sans doute conscient lui-même de l'écueil de ces Républiques qu'il veut "déphobiser", il ajoute d'ailleurs cette étrange conclusion : " Parce que l’action est complexe et le terrain d’application multiple, elle doit se discuter, s’amender, se corriger, se décliner au niveau le plus adapté. Tel est le but de ces chambres de décantation qui n’ont pas à être médiatiques mais sont les instances mêmes d’émergence de l’intérêt général" – où l'on serait heureux d'avoir une définition précise de ce que sont "ces chambres de décantation" qui n'ont pas d'antécédent certain dans le contexte ; et comment il sera fait pour ne pas qu'elles soient médiatisées, ni s'il faut vraiment le souhaiter.
La suite immédiate oscille entre 6e républicanisme et clichés faciles.
Puis il y a cette phrase assez amusante, au vu de ce qui vient de se passer et de ce qu'il a exprimé lui, pendant la campagne de 2017 : "ce qu’on attend du politique, lors d’échéances comparables à celles d’une élection présidentielle, c’est une vision d’ensemble, un corpus théorique de lecture et de transformation du social." – On ne peut s'empêcher de trouver bien maigrelet "le corpus théorique de lecture et de transformation" qu'il a proposé.
Ses ultimes exemples partent dans tous les sens, et bienheureux qui pourrait dire quelle réponse il apporte lui-même aux questions qu'ils posent et qu'il énumère.
Encore une fois, il met la question économique au centre de la politique. Ça, on en est sûr. En se revendiquant explicitement idéologue. Ce qui n'est pas fait pour me rassurer, moi qui ne supporte pas l'idéologie, qui y vois plutôt la mère de toutes les tyrannies.
En fait, ce texte, et singulièrement la "naïveté assumée" de sa conclusion ultime, me fait froid dans le dos. J'espère que de toute l'ambiguïté qu'il déploie sortira du bien, mais je crains sincèrement que non. S.R.
Analyse bien menée et nuancée de Serge Rivron.
J'ajoute un point de comparaison qui est peut-être éclairant par la comparaison des temps: l'actuel engouement pour Forza-Macron ressort exactement les mêmes préjugés "innovants" qu'en 1974 l'élection du "jeune" Giscard (48 ans alors valant bien 39 aujourd'hui). Or, ledit Giscard, tout de droite qu'il était, proposa et réalisa d'emblée rien moins que ceci, entre autres: la loi Veil libéralisant l'avortement,la majorité civique de 21 à 18 ans, la loi Lecanuet sur l'égalité de traitement de l'adultère qui jusque là pénalisait bien plus les femmes que les hommes, le versement de 90% du salaire à tous les chômeurs, ce qui n'est pas rien comme mesure de "gôôche", etc. On cherche en vain quoi que ce soit d'analogue chez Forza-En marche!, alors que ce ne sont pas les libertés qui nous manquent à proposer de nouveau et concrètement ; pas l'ombre dans le "programme" en creux de Macron qui, comme son prédécesseur Hollande, joue sur du velours en corrigeant les erreurs comportementales du précédent. Au total, constatons que ce qui passe pour progressiste aujourd'hui est bien assis. Heureusement, le temps passe.
Jean-Philippe Domecq
Je partage l'analyse de Domecq. Pour exemple, le traitement de la question du cannabis. Le Ministre de l'Intérieur a décidé de verbaliser l'usager à la place de la traditionnelle convocation pénale néanmoins assortie d'une amende (qui d'ailleurs n'a plus lieu depuis belle lurette tant il y a des fumeurs de joints dans ce pays) pour jouer sur les 2 tableaux : on fait mine de légaliser sans légaliser. Je cite Libé :
La contraventionnalisation est donc bel et bien une mesure s’inscrivant dans un processus de dépénalisation. On est loin cependant de la légalisation du cannabis promue notamment par Benoît Hamon qui, selon lui, permettrait de «tarir l’économie souterraine et les violences».
Oui, Macron ne s'attaque pas à la question économique que soulève le marché du cannabis dans les "quartiers" car s'il devait dépénaliser le cannabis il lui faudrait proposer un remède économique à ce manque qui se chiffre autour de 350 000 emplois et quelques milliards d'euros. Allons donc, avec les start-ups pourrait-il faire aussi bien ?
Claire Tencin
Lire aussi les propos de Nicolas Framont:
https://www.vice.com/fr/article/interview-nicolas-framont-frustration-macron-medias-argent?utm_source=actus_lilo