Phénix de Raymond Penblanc
Il n'y a pas de style pour évoquer l'enfance ou l'adolescence, seulement un réseau d'images et de vibrations. Raymond Penblanc donne la parole à un adolescent et pour que ce langage ne soit ni indigent ni artificiel, il lui confère une dimension poétique et mythique.
L'adolescent, qui se fait appeler Perceval et qui a un frère du nom de Roland, est le réceptacle d'émotions confuses car difficiles à nommer. Il est le lieu où les peurs et les attirances font leur loi. Même si le récit est structuré en saisons et retrace donc une année de la vie de Perceval, il ne suit aucune ligne narrative. L'éclatement étant bien plus propice à l'exploration désorganisée du monde, l'auteur procède par touches successives. A une scène, s'ajoute un tableau, une expérience inédite.
Phénix 1, c'est la conjugaison de toutes les émotions de l'adolescence qui se cristallisent dans un recoin de l'âme avant que l'adulte ne les oublie définitivement. Il rappelle ainsi à quel point certains enfants aiment grimper aux arbres et s'y cacher. On exulte d'être inaccessible. Dans un arbre, la solitude y est majestueuse, méritée. Mais l'arbre dans lequel on se hisse est aussi le lieu programmé de la chute. « Tu loges, poursuit Roland, dans la chambre verte de la plus géniale fusée du monde, et si tu attends jusqu'à l'automne, tu te trouveras dans la chambre jaune comme dans une armure royale ou un sarcophage, mais il sera trop tard. Et si tu attends l'hiver, ta chambre deviendra noire et blanche, et tout sera consommé. Le blanc est celui de la neige, le jaune celui de l'or, le vert, bien sûr c'est l'espérance, mais le bleu, conclut Roland, c'est l'infini, et l'infini n'attend pas, l'infini c'est ici, c'est maintenant. La buse qui plane déroule le fil qui l'attache au ciel. L'enfant qui va naître déroule le cordon qui l'attache à sa mère. Mais que la buse plonge, et elle casse son fil, que l'enfant vienne au monde, et il tranche le cordon. Peut-être que je ne suis pas né et que tout ce que j'ai vécu jusqu'ici n'était qu'un rêve? »
Perceval ne sait pas encore de quoi il est fait. Les événements le traversent. Même s'il a toutes les qualités requises pour mener à bien sa destinée, il tremble de ne pas savoir faire et vit sans se protéger. Les clés pour déchiffrer les énigmes, il les trouve grâce à sa petite vie d'artiste. En jonglant, il esquive les coups et suit une trajectoire invisible. « C'est comme si j'ouvrais une succession de brèches dans le mur du ciel. La réussite ne me comble que le temps de repérer une nouvelle brèche et de réaliser que ça sera toujours ainsi, que je vivrai toujours dans l'incertitude, comme si chaque jour devait être le dernier. Je m'étais dit qu'on jonglait pour arrêter le temps. En vérité j'aurais plutôt tendance à l'accélérer. Je sais que je ne vais plus pouvoir me freiner. C'est comme si je m'étais lancé à la poursuite de celui que j'étais il y a encore trois mois, tout en sachant que je n'arriverai jamais à le rattraper, même si je vais plus vite que la lumière. J'ai peur de mon immobilité si j'arrête, de ma pesanteur quand je suis à deux doigts de tomber, du pourrissement de ma chair quand je serai mort. Maman pleurera. Et après? Roland me pissera dessus, il me l'a promis. Au printemps ils planteront des fleurs. »
La réalité est passée au crible des fantasmes, et ces angoisses, ces joies secrètes et inespérées qui transfigurent le monde vibrent avec justesse. Enfant, on n'est ni objectif, ni omniscient. Lire Phénix, c'est donc s'immerger dans un monde recomposé, dans lequel les forces antagonistes du Bien et du Mal s'affrontent. L'époque disparaît pour laisser place au récit légendaire. Le langage mythique, chargé d'images lourdes de sens, nous transporte au cœur de l'âme de l'être qui rêve, attend d'aimer et d'être aimé. Les ruses pour échapper à la violence d'autrui ne cessent de se multiplier. L'amitié joue son rôle et fait dévier la trajectoire des forces négatives, jusqu'au jour où l'adolescent découvre ses propres tendances suicidaires. Dans cet espace labyrinthique qu'est la souffrance, il faut apprendre à faire la part entre le mal que les autres nous font et celui que l'on se fait à soi-même. Et c'est le parcours que tout adolescent doit accomplir pour faire sa mue. Le langage se teinte alors de visions mystiques, car Perceval, c'est aussi un ange, un enfant de chœur, un enfant qui chante dans un chœur ou plutôt une chorale. La poésie arrache à la pesanteur du monde, être croyant aussi. "Quand je grimpe dans mes arbres et que je glisse de branche en branche, je me dis qu'il doit exister quelque part un point où les forces qui m'attirent vers le bas sont contrebalancées par celle qui me propulse vers le haut, que l'existence de ce fameux point, je l'éprouverai sûrement dans mon corps, que ça sera comme un éclatement silencieux de tous mes atomes, et que dans cette illumination je verrai Dieu." Ce sont des pans entiers de l'âme qui sont sauvés grâce à cette candeur, à cette échappée céleste qui ne cesse de s'exprimer par métaphores. Le langage jongle avec les mots, comme Perceval jongle avec ses balles, et nous attrapons au vol des formules poétiques, des visions fugitives qui nous ravissent. Perceval est cet oiseau feu, qui ne cesse de monter et se consume, parce qu'il ne peut que s'élever. L'intensité de la vie intérieure assure le cycle des naissances et des morts et trouve ainsi sa forme absolue dans le récit légendaire du phénix.
Reste un mystère: comment l'écrivain adulte qu'est Raymond Penblanc a-t-il pu approcher de si près l'âme de l'adolescent? Quelle porte faut-il ouvrir pour accéder à cette rencontre avec l'enfant, l'enfant qu'on a été, qu'on a aimé, qu'on a essayé d'apprivoiser? Une seule réponse m'est venue et c'est Christiane Singer qui me l'a donnée. Elle se situe à la fin de Rastenberg:
« J'ai rencontré, il y a plus d'un an à Vienne, un vieux rabbin new-yorkais venu parler de la Tradition.
A la question qui lui fut posée: pourquoi avoir attendu plus de cinquante ans pour revenir dans sa ville natale? Voilà ce qu'il répondit:
- Je suis vieux et je vais mourir. Alors je me suis demandé: que puis-je encore faire pour cette terre avant de la quitter? Et la réponse a fusé, claire: Ôte de cette terre toute trace de ta souffrance! Je me suis souvenu qu'il restait à Vienne une trace oubliée. Enfant, j'ai été agressé sur le chemin de l'école par de jeunes nazis, blessé de jets de pierres et laissé dans mon sang sur le pont de S. Ce matin, très tôt, avant que la ville ne s'éveille, je suis retourné sur ce lieu. J'ai retrouvé le pont. J'ai retrouvé l'enfant. Il paraissait se protéger encore les yeux de ses mains et pleurait. Je l'ai aidé à se relever, je l'ai serré contre moi, je lui ai dit: « Viens, petit, viens, je t'emmène. Désormais, tout est accompli. Nous sommes libres, toi et moi. » Aussi, voyez-vous, il ne reste plus de moi aucune souffrance qui pourrait hanter la ville. Aucune vitre n'est plus ternie par mon souffle anxieux! Voilà pourquoi je suis revenu et voilà pourquoi je repars.
Qu'ajouter encore?
Avant de se laisser consumer dans le brasier de l'amour, toute souffrance veut encore une fois être apaisée et vue. De même que toute merveille créée veut aussi un regard.
Et lentement s'ouvrent dans mes yeux ouverts d'autres yeux mieux capables de voir. » VR
1 Publié en 2015 par Christophe Lucquin qui, contrairement à ce qu'a éhontément affirmé Christine Angot dans la tribune du 1er avril 2016 de Libération, n'édite pas de livres à caractère pédophile. Je la cite: « Il a une petite maison d’édition, qui publie des textes à caractère essentiellement pédophile. De l’avis même des amateurs d’érotisme, ces textes sont un peu limites, un peu lourds et ne rencontrent pas le public. »
Lire aussi L'Ange gardien de Raymond Penblanc
A la question "comment l’écrivain adulte qu’est Raymond Penblanc a-t-il pu approcher de si près l’âme de l’adolescent?", j'ai également ma réponse, et elle est simple (ce n'est donc pas un mystère): en ne sortant pas du monde de l'enfance et de l'adolescence. Car on peut grandir sans rien rien oublier,sans rien trahir. Les poètes, souvent, sont dans ce cas. Qui est aussi le mien.
"Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté" Baudelaire.
Bien sûr, il ne s'agit pas de retourner à l'enfance,
Merci Valérie
CT
C'est donc que vous êtes resté un ange, Raymond! Ce que vous me dites me fait penser à une discussion que j'ai eue avec des amis sculpteurs. Nous faisions une pause et j'ai eu soudain l'impression forte que ma perception du monde n'avait pas changé depuis mon adolescence. J'essayais de voir ce qui, dans ma façon de sentir, d'être présente, s'était modifié et je ne parvenais pas à saisir l'écart, que l'âge seulement creusait. J'ai demandé à mes amis s'ils avaient l'impression d'avoir changé et ce qui avait changé. Ils ne m'ont pas répondu. Pourtant, notre façon de voir est liée à notre façon de juger. Quand on est adulte, notre système de représentation est lourd. Il nous éloigne de l'enfance. Le monde est remplacé par la « réalité ». Ecrire ce qu'on est adolescent, c'est se déprendre de tout cela et ne garder que les images et les perceptions sensorielles fortes, les doutes liés au manque de confiance en soi et les certitudes liées à des aspirations fortes, celles qui restent quand on est adulte. Vous avez donc gardé l'enfant qui est en vous, au point de le faire parler sans travestir son langage. Claire a raison, ça relève du génie.
J’ai toujours tenu à attribuer à l’enfance une dimension créatrice, enfants poètes, enfants peintres, musiciens, chanteurs, danseurs, jongleurs, etc - sans en faire pour autant des singes savants. Parce que l’essentiel de son activité est concentrée autour du jeu, parce qu’il se réfugie volontiers dans l’imaginaire, l’enfant est par nature, par essence, créateur, y compris de lui-même et de ce qu’il deviendra plus tard. Ceci ne le conduit pas nécessairement à la pureté et l’angélisme, il y a de la saleté chez l’enfant, de la cruauté, de l’égoïsme, de la lâcheté. Ce n’est pas un saint. Mais au moins il va jusqu’au bout.
Vous pointez très précisément ce que je recherche quand je lis un roman: la créativité de l'enfant lui permet d'avoir accès à une forme de transcendance sans laquelle la vie serait très ennuyeuse. Et quand bien même il y aurait de la saleté, de la cruauté et de l'égoïsme, la question morale n'est pas ultime. Elle participe de la quête, elle s'aboute avec elle, sans la doubler. Perceval trouve tout seul les points de résolution qui lui permettent d'aller plus haut, de sauver sa peau, de grandir. Cela se passe de raisonnement métaphysique. Le cheminement relève d'une intuition fine, qui fait que l'enfant va spontanément vers ce qui le construit. Quant à la violence, elle fait partie des contrastes nécessaires à l'écriture. Par elle, la vie brûle et atteint la chair plus encore que l'âme. Par le jeu et à la créativité, elle est transmuée. Perceval est en mouvement et je l'aime pour ça. Il y a très peu d'adultes capables d'échapper à leurs convictions (leurs certitudes) pour simplement vivre de joie libre.
Très beau texte empli d'une tendresse et d'une poésie évidentes. Et effectivement les tourments adolescents sont décrits comme rarement.