Enigma d'Antoni Casas Ros

 

Enigma, publié en 2010 chez Gallimard, met en scène quatre personnages passionnés de littérature: Joaquim, professeur à l'université, Naoki, lectrice retranchée, Ricardo, poète tueur à gage et Zoé, étudiante. Certaines phrases usent parfois d'images faciles ou sont naïves: « Lorsqu'elle m'embrasse, sa douceur est si intense que des larmes de joie coulent sur mes joues » quand d'autres passages manquent du raccourci qui donne à un texte densité et efficacité, ce qui amène des répétitions peu heureuses: « Qui n'a rêvé de voir une luciole se poser sur la paume de sa main et y rester lumineuse à tout jamais, pénétrer dans le corps peut-être, se loger dans l'abîme le plus secret, devenir l'âme lumineuse qui irradierait à travers tout ce que le corps a de mécanique pour lui donner une subtilité qui pourrait suivre les méandres les plus secrets de la vie. C'est à cela que j'aspirais et, aussitôt, me rappelant mon habileté à découvrir les secrets des êtres, je décidai de suivre la Japonaise ». Lors des scènes d'amour, l'écriture ne dit rien de ce qui s'y passe quand on aime, mais peut-être n'y a-t-il aucun enjeu pour ces personnages-là qui font l'amour comme ils dégustent un cognac. Il manque l'intensité, la prise de risque liée à tout acte amoureux. De fait, les personnages semblent ne pas être incarnés. Ils ne pourraient pas exister dans la réalité. Les points de vue des narrateurs alternent mais ils ont tous la même voix. Ils parlent le même langage. On aurait pu imaginer une alternance discursive qui n'aurait pas été soulignée par le nom des personnages au début des passages et attendre que le mode de pensée de chacun induise un récit suffisamment caractérisé pour que l'on reconnaisse stylistiquement le locuteur. Tel n'est pas le cas. Le style est le même, quels que soient les personnages impliqués dans le discours.

Une fois passée la déception face à une forme d'inconsistance psychologique, d'irréalité, nous rentrons dans d'autres considérations esthétiques et existentielles. L'intérêt du roman tient précisément au fait qu'il échappe à tout réalisme. On s'est fourvoyé en affirmant qu'un Houellebecq est capable de dire quelque chose de notre société parce qu'il la montre telle qu'elle est ou telle qu'elle pourrait être. La description ne suffit pas à créer un univers et l'on s'est desséché au contact d'œuvres sans regard. Je considère donc qu'Antoni Casas Ros se situe sur un point diamétralement opposé à celui de Michel Houellebecq et que, s'il n'a pas son aisance stylistique, au moins porte-t-il un regard personnel sur le monde.
    Le monde ne serait plus la réalité dès lors qu'on fait œuvre littéraire. Le monde est la construction d'un univers régi par des lois qu'on définit et qu'on assume. Se permettre de recréer le monde, c'est se donner la liberté de le concevoir à sa façon. C'est là la force d'Antoni Casas Ros. Et sa démarche est d'autant plus intéressante qu'il part justement d'un milieu particulier, celui des lettres, pour le déconstruire et le reconstruire à son image. Ainsi, il ne s'agit plus de prendre au sérieux la prétention des écrivains mais de jouer avec eux. Pointons donc leur suffisance et égratignons l'image qu'ils ont d'eux en touchant à leurs œuvres. C'est ce que fait l'un des personnages, Joaquim qui, non satisfait des fins de roman, notamment de L'étoile distante de Bolaño, se met à les réécrire puis à publier clandestinement les romans corrigés avec l'aide de ses amis. L'effet produit est comique: la panique conduit à des actes excessifs, grotesques. « Deux auteurs s'immolèrent par le feu sur le bûcher de leurs propres livres sans fin, à trois heures du matin, plaza Real. Une foule de détectives privés poursuivaient des pistes illusoires, aucun ne connaissant la littérature. Enrique contribuait à enflammer les foules par ses chroniques dans El País. Peu à peu, une folie gagna toute l'Espagne. »
    On touche là le point cathartique des œuvres qui se moquent et libèrent une tension intérieure. Or, s'il s'agit de se moquer du sérieux de ce monde des lettres, l'auteur se permet d'en proposer une autre vision, idéaliste, puisque les rencontres convergent vers le même point. On pourrait supposer que la force d'attraction est l'amour, l'échangisme étant incontournable pour ces personnages qui recherchent l'harmonie parfaite. Dans une perspective un peu plus profonde, ce qui agit en force centripète est la littérature. Tous sont prêts à collaborer pour porter des projets forts: ouverture d'une librairie, création d'une maison d'édition, découverte de jeunes poètes. Dans cet engouement face aux projets A. Casa Ros réussit à fédérer des enthousiasmes qui sont de véritables appels à vivre. L'inversion face au réalisme de Houellebecq est d'autant plus probant qu'il s'agit de montrer que l'existence peut être conçue comme une ouverture incessante des possibilités qui nous sont offertes. La jouissance y est déclinée sous différentes formes: la nage en mer, la lecture, l'appropriation d'un appartement, la convivialité dans le travail, l'amitié, le farniente. Il ressort de l'écriture une envie de vivre avec plénitude qui culmine dans le sentiment de la joie pure.

Peut-être est-il naïf de le concevoir ainsi. Je trouve qu'à une époque où l'écriture du glauque a envahi le marché de la littérature et cela depuis quelques décennies déjà, on peut se réjouir de se plonger dans une œuvre qui ouvre des perspectives mentales. Certains contrastes sont très beaux comme celui de la parole et de silence. Naoki, prise au piège de son mutisme, développe une attention au monde particulière: « C'était dans mon jardin suspendu que je me sentais le mieux, surtout le matin de bonne heure, le corps abandonné à la fraîcheur de l'air, l'esprit paisible, ouvert, attentif à l'infime mouvement. J'avais refusé d'établir une hiérarchie entre les êtres et les choses. Je n'avais jamais partagé ce concept douteux que nous avions sur le reste de la création une supériorité ou un droit. J'avais toujours eu, au contraire, le sentiment que nous flottions tous dans le cosmos, sans préséance, soumis à l'incroyable subtilité des changements, chaque parcelle de l'univers mystérieusement reliée aux autres, toutes soumises à une danse qui changeait sans cesse et sur laquelle nous n'avions aucun contrôle. Chaque particule à la fois libre et unie reliée à l'ensemble. C'est la raison pour laquelle je ne croyais ni au destin ni à la fatalité. Chaque micro-événement dépendait de centaines de milliards de mouvements imprévisibles qui le conditionnaient. Lorsque mon esprit était paisible, je pouvais sentir ce brassage cosmique en chaque chose, je pouvais sentir l'absence de limite véritable et toute la fiction de l'individualité sur laquelle notre monde reposait. Respirant doucement, je pouvais rester des heures sur ma chaise longue, attendant que le soleil réchauffe les pavés rouge sang de la terrasse, et lorsque je sentais l'odeur chaude de la brique dominer celle des fleurs d'oranger, je me réfugiais dans mon vaste salon et je lisais quelques poèmes ou écoutais de la musique ». Chaque personnage se défait du poids de son passé, par le truchement de l'Ange, une jeune fille qui a un don de voyance et guérit, un peu à la façon de la sorcière Pachita dans Le théâtre de la guérison de Jodorowsky, des êtres profondément atteints par un mal. Le contraste entre violence et douceur est régulièrement réactivé, ce qui permet de ne pas s'enfermer dans une vision édulcorée de l'existence.

Au fil du texte, la distance de l'auteur avec les personnages est de plus en plus forte, si bien qu'à la fin, il porte un regard en surplomb sur ces êtres désincarnés qu'il fera volontiers mourir. L'écriture atteint une force jubilatoire qui s'appuie sur la liberté totale de resserrer des liens puis de les faire s'évanouir dans l'illusion du réel. L'auteur démiurge s'interroge ainsi sur ce qui pousse à créer. La discussion avec Enrique Vila-Matas est sans aucun doute le point d'orgue de l'aventure littéraire. La fascination qu'exerce le pouvoir d'écrire ne tient que si on ne l'enferme pas mais qu'on se laisse guider par lui. « Cela fait la différence entre les réalistes objectifs et les réalistes qui communiquent avec quelque chose de plus vaste qu'eux-mêmes. »
   S'il est souvent question de flux et de mouvement dans le roman, c'est que nous sommes invités à nous laisser porter, et la sensation est bien celle que l'on éprouve quand l'eau porte. Cette sensation de dérive, de profondeur, d'ouverture infinie nous conduit au cœur de l'énigme. Nous atteignons une qualité d'être, une perception fine de ce qu'est la créativité, l'inspiration sans cesse renouvelée quand elle rejoint une façon rare et précieuse d'appréhender l'existence par l'enthousiasme. Le dialogue entre Joaquim et Enrique Vila-Matas en témoigne:

-  "Qu'est-ce qui est le plus réel, ce bateau ou un roman?

-  Je dirais qu'il n'y a qu'un plan où tout est réel.

-  Exactement. Un navire fend l'océan de son étrave et va vers son port d'attache. Et quel est le port d'attache d'un roman?

-  L'espace, la matrice du langage.

-  Alors tu me rejoins, cet espace est en constante transformation et pas l'ombre d'une volonté ne peut s'y profiler. Je suis prêt à écrire des fins pour le plaisir de voir la panique littéraire atteindre l'hystérie absolue. Le monde des lettres a besoin de cela mais je suis prêt aussi à en payer le prix.

-  Je te suis jusque-là, mais je ne vois pas quel prix nous aurions à payer. Celui de la loi?

-  Je me fous de la loi, je te parle de quelque chose de suprême, qui échappe totalement à tout contrôle humain, cette chose qui fait que toute vie glisse sans cesse vers l'inconnu et rejoint la sphère de l'inattendu."

La mise en scène de romanciers réels comme Enrique Vila-Matas ou Antoni Casas Ros lui-même va permettre de vivre la transformation engagée. S'il est possible de créer un milieu à son image, y intégrer des êtres réels permet de mettre en apposition idéal et réalité. Et c'est l'un des atouts de l'écriture d'être sur le point de rendre réel ce qu'on a écrit. C'est un autre postulat que j'avance: Antoni Casas Ros se pose en médiateur d'un monde nouveau à venir, il le fait advenir par son rapport au langage. Réalité et fiction ne font qu'un pour lui. Il se nourrit de ses expériences pour écrire tout comme son écriture amène à éprouver le monde autrement. Antoni Casas Ros écrit en alchimiste.
    L'auteur, en se nourrissant de l'appel cosmique qui l'amène à orchestrer l'univers de ses personnages de papier, touche ce que l'on ne devrait pas perdre de vue quand on crée: l'impermanence des choses et de l'être. C'est finalement rejoindre une forme d'innocence dont on a perdu toute idée. Et si l'on attendait A. Casas Ros sur la fin de son propre roman qu'il ne pouvait pas ne pas réussir, on sent qu'il a parfaitement relevé le défi car il tient dans l'infinie métamorphose et le plaisir qui y est lié l'énigme de toute création.                   VR

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