Jacques Cassabois, sur l'écriture
La lettre publiée ici de Jacques Cassabois, l'auteur du Roman de Gilgamesh est adressée à une adulte (on la trouve sur site de l'auteur).
Pour vous, qu'est-ce que l'écriture?
Jacques Cassabois répond à une universitaire qui proposait aux auteurs qu’elle avait sélectionnés, une réponse sous forme d’inventaire. C'était en février 1994.
Chère Madame,
Voilà trois ou quatre semaines que votre courrier se trouve sur un coin de mon bureau, bien en vue et que je remets sans cesse à plus tard de vous répondre. J'ai même, toute une journée, travaillé à vous écrire pour, au bout du compte, m'interrompre et comprendre enfin que ce qui me gênait dans votre demande, c'était la notion d'inventaire. Je n'aime pas les inventaires. Le pire y côtoie le meilleur, la gratuité traite sur le même pied que la réflexion, on y parle sans preuve, on ne justifie rien et on peut trop facilement y juxtaposer tout et son contraire, pirouettes et jongleries de vocabulaire, fausses drôleries, naïvetés ingénues, associations étranges qui tirent des exclamations étonnées... Bref, je ne m'y sens pas à l'aise. Trop de risque de supercherie.
L'écriture pour moi n'est rien de tout cela. L'écriture est une chose, - oserai-je le dire, c'est si peu à la mode ?... sérieuse !- Une sorte d'enjeu. Une question de vie, qui m'impose pour cheminer, inventer mon présent, de puiser sans cesse dans mes réserves, pour réanimer le passé et m'obliger à l'assumer.
L'écriture me dicte une vigilance devant la réalité : ma nourriture. Comment écrire sans une perception aiguë du réel ? L'écriture, quelques distorsions qu'elle permette, n'est qu'une suite de variations sur ce réel, de restitutions. Les bouleversements du monde, les modifications de la vie sont des stimulateurs, des facteurs d'inconfort, de désagrégation intérieure devant lesquels, pour reconstituer mon unité, j'exerce ma faculté d'écrire.
A la fois témoignage sur la réalité (cellule vivante du monde, je porte en moi les traces, les preuves d'une évolution. Je suis une des formes de cette évolution), l'écriture est aussi un instrument de défense, de justification qui m'aide à accepter ma responsabilité devant les orientations prises par cette réalité en même temps qu'à exalter mes propres perceptions. Une sorte de "oui mais", qui me légitime. Comment vivre sinon, devant la violence qui s'accumule, les engrenages de la méfiance qui font plus souvent de l'autre un ennemi qu'un semblable ?
Comment desserrer l'étau, sur la poitrine, qui oppresse ? Certains militent. J'écris ! Rien à voir. Tellement rien à voir, que cela peut prêter à rire.
Je n'ai jamais écrit sur la guerre, la haine, même pour les dénoncer. Parler de la guerre fait encore le jeu de la guerre. Donne du muscle à la violence qui couve en nous, s'alimente de toutes les images qu'on lui offre. Inconsciente chez moi, au début, cette tendance, au fil des années, s'est enracinée comme une sorte de manifeste intérieur.
Je sais ! On est plus sensible au cri qu'au murmure. Mais qui dit que l'efficacité est dans le nombre ? La seule intensité dans la dénonciation du malheur ? Et puis, allez savoir quelle proportion, parmi ceux qui se dressent contre les cris, ne luttent pas simplement pour retrouver un sommeil plus paisible?
J'écris parce que je veille. Parce que je veux fortifier cette lueur contre la ténèbre du cœur. J'écris pour apprendre à aimer et je creuse mon sillon de tendresse. Paisiblement ? Patiemment ? Certainement pas. Les yeux finissent toujours par vous brûler lorsque vous luttez contre le sommeil. La tendresse que je m'évertue à édifier en moi, petitement, je la gagne sur l'hésitation et le doute, sur l'urgence, le désespoir de ma solitude et je la plante en moi, mot à mot, comme on balise son parcours devant la terreur de se perdre, comme on essarte une forêt d'épines en pensant que d'autres pourront semer.
L'écriture est contagieuse. J'entends le travail intérieur, l'âpreté de l'effort d'écriture, l'obligation de silence devant son tumulte... Oui, cela projette hors de nous certaine énergie de l'être qui se répand en contagion...
L'écriture, voyez-vous, c'est un moyen de donner corps à l'invisible de la vie, un moyen de changer ces pollens brûlants qui se dégagent parfois des êtres vivants, en autant d'escarbilles porteuses d'incendies de douceur.
Vous trouverez, ci-joint, quelques textes qui complèteront ces lignes. En vérité, j'ai commencé par les réunir parce que décidément, je ne savais pas quoi vous dire et que je ne voulais pas que vous preniez mon silence pour de l'impolitesse ou du désintérêt. Et puis, cette lettre qui ne devait être qu'une lettre d'accompagnement, s'est transformée peu à peu.
Bien cordialement à vous.
Jacques Cassabois