Expérience mystique

Quand on aborde la question de l'inertie et de l'indifférence et qu'on l'attribue à une société où l'individualisme et l'esprit de concurrence n'ont plus de limite, on décrit des comportements dont on ne saisit plus l'intériorité. Comment se fait-il que telle personne dont on peut se dire qu'elle est capable d'attention ou de solidarité répond-elle par un silence troublant lors d'une expérience douloureuse partagée avec d'autres?

Le mot sacré est le mot à partir duquel la pensée peut se déployer sans buter contre l'inertie des autres. Si je suis consciente de ce qui se passe et qu'un événement me blesse au point de générer une fatigue indescriptible en moi, c'est qu'un acte sacrilège a été commis, sans que personne ne réagisse.

Quelque chose de sacré, qui aurait dû être protégé, a été abîmé. Pourquoi la conscience de cet objet sacré n'est-elle pas universelle, alors même que cette conscience permet de prendre acte de la transgression commise et donc de se sentir appartenir à l'humanité?

L'expérience mystique est avant tout le dégagement d'un espace intérieur qui donne la mesure de ce qui se passe. Dans la conscience de ce que je suis, il y a cette région du fond de laquelle j'observe en silence, ce point très bas où je me maintiens et à partir duquel je sens l'immensité de ce qui l'entoure. La place y est tellement grande qu'elle peut recevoir dans sa totalité l'acte sacrilège. La fatigue est en mesure d'être dépassée puisqu'une force rebelle y siège.

La souffrance, les larmes intérieures sont le passage qui permet à l'être de recevoir un acte violent, de le contenir afin de le transmuer. Cette expérience totale n'est possible que si l'on a renoncé à agir. La volonté n'y a aucune part. C'est une soumission à un ordre qui me dépasse et dont je ne suis qu'un vecteur. Alors même que l'impression de dérive s'accroît et me renvoie à ma vulnérabilité, je perçois une forme de résistance qui précède le moment où quelque chose se redresse. Le déploiement commence. A mesure que cette force s'érige dans un mouvement ascensionnel, une libération s'opère. Je sais alors que, même si un acte sacrilège a été commis, je suis en mesure de retrouver un sentiment que j'ai risqué de perdre: la dignité.

Que l'acte sacrilège ait été commis à mon encontre ou à l'encontre d'un de mes pairs, le mouvement est le même, mais il se double dans le second cas d'un sentiment de responsabilité. Mon constat d'impuissance s'accompagne de la nécessité d'observer encore l'acte profane, car cette observation donne à voir l'humiliation de l'autre. En regardant en face, sans esquive, ce qui se passe, un lien se tisse de moi à lui, de moi à elle, et c'est ce lien qui, par la présence attentive à l'autre, crée les conditions du redressement intérieur. Amour, amitié, nous permet de nous détourner du pire.

Une société qui a perdu la perception de ce flux invisible qui nous relie les uns aux autres est une société qui meurt. Une petite communauté résiste pourtant. Grâce à elle, un mouvement libérateur nous régénère, en toute discrétion.      VR

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.