Le jardinier de Tibhirine de Jean-Marie Lassausse
C'est une large bâtisse au coeur de terres généreuses : Tibhirine. Le monastère est vide, déserté par les moines victimes de la violence. Mais ce nom est encore le témoin de leurs vies données. C'est aussi le lieu de leur sépulture. Dans le petit cimetière, à l'ombre des grands conifères, sont alignées de simples pierres. Sept noms gravés – Christian, Christophe, Luc, Célestin, Michel, Paul, Bruno -, avec une même date: 21 mai 1996. Presque vingt ans après l'enlèvement et l'exécution des frères de l'Atlas, Tibhirine reste un signe fragile sur la montagne (...). Ch. Henning, Paris le 12 mai 2014
Témoignage du père Jean-Marie Lassausse, jardinier du monastère de Tibhirine :
« Sept fois par jour, ils se retrouvaient pour prier dans cette chapelle. Sans compter cette prière silencieuse, personnelle, intime, que les moines ont vécue jusqu'aux derniers instants. A quelques heures même de leur enlèvement. Comment ne pas se remémorer aussi cet épisode que Christian de Chergé avait raconté d'une prière partagée il y a bien longtemps. Le soir du 21 septembre 1975, en pleine période de ramadan, alors qu'il n'est pas encore prieur, frère Christian se rend à la chapelle. Le dernier office de complies a été chanté par la petite communauté, et il souhaite prendre encore un temps d'adoration silencieuse, alors que le monastère entre dans la nuit. Il sent alors la présence d'un autre dans la chapelle. Un homme en prière – mais ce n'est pas un moine – qui laisse venir les mots sur les lèvres: « Allah' Akbar! » Commence alors, entre silence et prière à deux voix, un moment de grâce inédit, inouï. « L'arabe et le français se mélangent, se rejoignent mystérieusement, se répondent, se fondent et se confondent, se complètent et se conjuguent, a raconté Christian. Le musulman invoque le Christ. Le chrétien se soumet au plan de Dieu sur tous les croyants, et l'un d'entre eux qui fut le prophète Mahomet.1 »
Ils prennent une telle force, ces récits des frères de Tibhirine que je découvre petit à petit, et encore aujourd'hui. Les histoires sont nombreuses. Nous avons la chance d'en garder la trace, par les récits de frère Christophe et de Christian de Chergé. Une simple anecdote en dit beaucoup plus qu'une démonstration théologique. Bien sûr les travaux du prieur de Tibhirine, par exemple à propos du dialogue interreligieux, sont un trésor dont nous découvrons seulement l'étendue. Mais le dialogue qu'il a eu avec un villageois peut aussi résumer avec humour toute une attitude, une conviction, une vérité. L'échange est connu, mais il m'est précieux, et je reprends souvent le récit qu'a fait Christian de Chergé de cette rencontre qui résume à merveille la quête commune des croyants qu'ils étaient. « Depuis qu'un jour il m'a demandé, tout à fait à l'improviste, de lui apprendre à prier, M. a pris l'habitude de venir s'entretenir régulièrement avec moi. Nous avons ainsi une longue histoire de partage spirituel. Souvent, il m'a fallu faire court avec lui, quand les hôtes se faisaient trop nombreux et trop absorbants. Un jour, il trouva la formule pour me rappeler à l'ordre: Il y a longtemps que nous n'avons pas creusé notre puits! L'image est restée. Nous employons quand nous éprouvons le besoin d'échanger en profondeur. Une fois, par mode de plaisanterie, je lui demandai: Et au fond de notre puits, qu'est-ce que nous allons trouver? De l'eau musulmane, ou de l'eau chrétienne? Il m'a regardé, mi-rieur, mi-chagriné: Tu te poses encore cette question? Tu sais, au fond de ce puits-là, ce qu'on trouve, c'est l'eau de Dieu.2 »
Depuis sa création audacieuse et conquérante, Tibhirine va d'appauvrissement en appauvrissement... Peut-être est-ce aussi un effet de l'Evangile? A ses débuts, il y avait près de mille hectares à Staoueli. Et puis les moines durent abandonner. Pour revenir en 1938 et il faut bien admettre que la communauté trappiste était à l'image de son époque, symbole d'une colonisation, française et chrétienne. Le monastère se suffisait à lui-même, il exerçait une certaine puissance économique sur la région. J'ai vu des photos, et même de vieux films en noir et blanc où, dans la grande tradition catholique, les moines organisaient la procession du Saint-Sacrement avec faste. Les temps n'étaient guère – à quelques exceptions près – au dialogue avec les croyants de l'islam, et les trappistes étaient moines à Tibhirine comme dans n'importe quelle abbaye de l'ordre. Et plusieurs moines ont d'ailleurs choisi de retourner en France à l'heure de l'indépendance algérienne pour poursuivre cette vie monastique enclose. D'autres sont restés, comme le frère Luc, extraordinaire et fidèle, arrivé à Tibhirine en 1946, tout comme frère Amédée... Les autres frères constituaient une tout autre génération, avec Jean-Pierre arrivé en 1964, Christian en 1969, Christophe en 1974. Les quatre derniers, Michel, Bruno, Célestin, Paul n'étaient en Algérie que depuis les années 1980. C'est dire s'ils étaient dans une autre démarche, faite de rencontre et d'humilité. Lorsqu'on se trouve être étranger, tellement minoritaire, le dialogue est de l'ordre de la proposition.
Et voilà qu'en 1992 l'Algérie se déchire: la petite communauté se trouve plus que jamais dépendantes des autres, à peine tolérée par certains, bientôt violemment visée par d'autres. De dépouillement en appauvrissement, il ne reste plus que le testament de Tibhirine que j'essaie de maintenir dans le concret de relations humaines, telle une petite flamme vacillante, menacée par les vents sauvages de l'intolérance. » Jean-Marie Lassausse avec Christophe Henning, Le jardinier de Tibhirine, Bayard, 2010
1 L'invincible espérance, Christian de Chergé, Bayard, Paris, 1997
2 Sept vies pour l'Algérie, Christian de Chergé , Bayard/centurion, 1996