Le jardin des délices

L'écriture hypnotique par laquelle l'image érotique fait se télescoper fantasme et réalité ne cesse de dire la puissance du désir. La chair est indomptable. Les personnages s'y soumettent avec docilité, avec jubilation, parfois avec un désespoir à peine dissimulé. Par cette image de la chair tantôt consommée, tantôt sublimée, l'auteur balaie l'existant pour offrir une nouvelle vision des rapports possibles entre un homme et une femme. Le tour de force est d'inverser les représentations de la femme que la société des hommes a construites, et de replacer l'amour au centre des destinées.
« Ah! Les turpitudes du sexe... Elles vendent leur corps vingt fois par jour, et je me suis longtemps demandé ce qu'il y avait de méprisable à le leur louer. » La prostitution est le point de départ de la longue errance de Michel. L'homme et la femme s'abandonnent également dans les plaisirs de la chair. Cet abandon, qui échappe à tout jugement de valeur, permet au narrateur d'assumer son désir et l'amène à vivre dans un premier temps des situations humiliantes, que ce soit avec Sybille, l'adolescente perverse: « j'étais liquéfié par la honte et la crainte, la colère aussi d'être livré au caprice infamant de cette petite harpie, à laquelle je ne pouvais plus refuser que mes sanglots, que je refoulais de toute la force qui me restait » ou avec les filles du peep-show: « Il était au sommet de l'excitation, complètement intimidé et ahuri aussi, d'être en vrai dans un de ses fantasmes de chiottes. ».
Et pourtant, Michel n'est pas un héros raté. Si l'expérience de la chair ne change pas d'intensité, elle change de nature. Pour montrer ce que la chair a de fondamentalement humain, l'auteur met l'homme et la femme sur le même plan. « Oui, c'est à Claire, sans conteste, qu'il doit les plus belles heures de sa vie, les plus heureuses: elle lui a rendu les couleurs de la chair. ». C'est dans cette parfaite réciprocité que la chair devient une expérience joyeuse. Une nouvelle fenêtre s'ouvre sur la réalité. La femme ne serait pas comme on l'a lu maintes fois une tentatrice ou une proie, elle est une partenaire, un double par lequel l'homme se réalise autant qu'il initie. Il n'y a dans le jeu amoureux plus de dominant ou de dominé mais le partage d'une expérience extrême. Ce bonheur dans la chair connaît toutefois ses limites. Il est fondé sur une parfaite complicité mais ne peut tenir dans la durée. « Leur vie commune évidemment ne pouvait durer, trop exigeante, trop folle. Une passion plus irascible que la colère. ». Avec Claire, la pulsion n'est plus masculine ou féminine, elle est humaine.
En permettant cette assomption du désir charnel et en créant un équilibre dans le rapport amoureux, l'auteur dégage un espace dans lequel la réflexion spirituelle peut exister. La fin de l'expérience ultime avec Claire ouvre une brèche dans la vie de Michel. La stimulation sensorielle qu'il ne cesse de chercher le conduit progressivement à sa perte. Michel incarne l'homme moderne: la corruption par l'argent, le besoin de se sentir invulnérable et de vivre avec frénésie, la peur de voir ses failles s'ouvrir, de faire face à toute introspection l'amenant à se remettre en cause l'isolent et lui font perdre le goût de la vie. C'est à ce moment aussi que la présence de Marie, discrète, devient lourde de sens. Qu'est-ce qui permet à un homme perdu de se racheter? La réponse se lit encore une fois dans le lien indéfectible entre l'homme et la femme. L'homme seul ne peut rien.
Michel fuit sa vie infernale en s'installant à Barcelone et c'est là qu'il y rencontre la femme qui aurait pu changer son existence. Avec Carole, le désir ne s'impose pas avec violence. Avec elle, Michel est sur la voie d'un rapport pacifié, apaisé. Et même si l'attirance charnelle finit par les dominer l'un et l'autre, le sexe n'est plus une expérience ultime. La tendresse, la parole, la pudeur s'installent dans une relation qui trouve sa complétude dans l'amour. Michel qui s'est trouvé si souvent laid est embelli par le regard de Carole: « Elle l'a aimé dès qu'elle l'a vu. Elle a aimé sa sensualité, sa douceur, les craintes de sa chair jusque dans l'ardeur des étreintes. Elle le regarde dormir: qu'il est beau! ». C'est avec Carole que Michel s'approche de son point de résolution. Il vit à nouveau une relation d'une parfaite réciprocité, dans laquelle l'appel de la chair signe la réalisation d'un amour plein entre un homme et une femme. « Ils s'étaient fait l'amour presque sans discontinuer pendant les trente-six heures suivantes, se couvrant de tous les « je t'aime » que ni l'un ni l'autre n'avait presque jamais dits à personne, et plusieurs fois, entre les mots qui font venir le plaisir, après les râles et les rires, s'étaient laissé pleurer contre l'autre assouvi, des larmes venues du tréfonds de leurs corps qui, parce qu'ils s'étaient tout pardonné l'un à l'autre, s'écoulaient sans impudeur ni honte dans la mémoire qu'ils s'étaient entrouverte. ». Nous sommes à la fin du roman, dans le chapitre intitulé « Le jardin des délices ». A ce stade, la chair n'est plus une turpitude. Elle est transmuée par l'amour et magnifiée. L'auteur met en tension le mythe et la réalité et nous amène à interpréter ce chapitre à la lumière du Cantique des Cantiques. C'est dans cet amour partagé, équilibré, d'une parfaite réciprocité que l'homme et la femme ont été créés à l'image de Dieu. Ils ne sont qu'un. La sensualité inhérente à l'amour humain permet de se rapprocher de l'amour de Dieu parce que c'est dans cette forme d'amour, dans laquelle la domination n'a aucune part, que l'être a accès à un abandon et une confiance absolue en ce qui est. Cette union pourrait être rédemptrice, si Michel avait la foi, s'il pouvait croire Carole. Cependant, la parole proférée par la femme aimée est une fois de plus inaccessible pour un être de raison. « Elle sait qu'elle est ta sœur et toi tu ne le sais pas encore, et elle a compris que tu refuserais même de le croire, si tu le savais. Elle ne te le dira pas. Elle espère simplement que tu reviennes à toi bientôt dans ses bras, et elle saura te mettre au monde à nouveau. ». La seule crainte qui anime les amants est d'être séparés.
Il est écrit dans le Cantique des Cantiques: « L'amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme le sépulcre; leurs embrasements sont des embrasements de feu et une flamme très-véhémente ». Ainsi, la dernière fois que Carole et Michel font l'amour, ils rejoignent le secret des origines. Le parcours initiatique de Michel culmine dans cette possibilité de revivre l'amour originel. Ce paroxysme dévoile le point d'équilibre à partir duquel tout peut basculer. L'amour a pris une force redoutable qui peut conduire à la destruction la plus complète ou à l'amour de Dieu. « Elle a dégainé ton épée, dans sa main – cette noce qui fera la chair s'unir à la chair à nouveau, cette noce venue du fond de l'homme et de la femme, remontée et attendue du fond des âges, cette noce fomentée et guettée depuis qu'en ce jardin où les anges tombaient, la chair s'est séparée de la chair... ». La scène qui suit crée un tel rapport de force entre l'amour et la mort qu'elle semble hallucinée. L'union biblique vécue sans Dieu, l'amour le plus complet sans la foi, conduisent l'homme à la folie meurtrière. Parce que Michel ne peut pas croire, parce que son esprit ne peut accueillir le miracle qui a eu lieu, la chair en se mêlant à la chair devient carnage. Le langage outrancier, hyperbolique, n'a plus les moyens de transcender la réalité. La peur de la femme, le pouvoir absolu de la chair, les réminiscences du paradis perdu, la lubricité, la volonté d'en finir, de perdre définitivement tout contrôle mettent un terme à la quête de Michel. « La chair est remontée du temps et vous avez vu les choses d'en-dessous, souffle, cœurs mêlés, giclées chaudes... Et la chair à présent épuisée se repose, sang contre sang, soif contre soif. Assouvie. En ce jardin la messe est dite. Et c'est le drap comme une éponge qui boira jusqu'à la dernière goutte chaque jet de nous qui pisse. »

Il est fascinant de voir comment en faisant évoluer la conception des rapports entre un homme et une femme l'auteur trouve le point d'intersection qui permet au charnel et au spirituel de se rencontrer. Comment ne pas saluer le travail de l'écrivain qui balaie d'un revers de la main des représentations erronées car fondées sur des siècles de domination (que le rapport de force soit en faveur de l'homme ou de la femme, le résultat est le même), qui prouve que quand on porte un regard social sur ce qui fonde la relation entre un homme et une femme, on oblitère inéluctablement le rôle de l'amour dans l'accès au divin? Encore une fois le passage de la réalité au mythe permet de dégager les lignes de force qui relient les êtres, de montrer le revers d'un monde factice et de trouver des réponses non morales mais spirituelles à une société en pleine décadence.

 VR

 

Réponse de Serge Rivron

Au passage je relève cette phrase d'une de vos précédentes analyses, qui m'avait échappé et qui me semble à la fois juste du point de vue que vous soutenez, et incomplète du point de vue de ce que j'ai essayé de dire sans le concevoir exactement, lorsque j'écrivais. Vous écrivez: "Dans son œuvre, seules des femmes ont part au sacré, celles qui n'y ont pas accès sont des femmes inoffensives car elles sont des doubles de Michel, comme Claire ou la prostituée du début du roman." Ces femmes qui ont part au sacré sont simplement, en réalité, celles qui aiment Michel, celles aussi sans doute que son âme recherche et veut fuir tout ensemble: sa mère, sa fille, et Carole, sa dernière maîtresse, celle aussi qui découvre in extremis sa parenté avec lui. C'est évidemment de cette symbiose entre amour et parenté, parenté comme "nature", comme irrémissible attirance, qui met cette histoire du côté de la tragédie, du mythe. Et c'est peut-être une réponse possible à votre double question: "Pourquoi les femmes échapperaient-elles au nihilisme ? (...) Qu'est-ce qui a permis à Élodie de devenir mystique ?" - dans cette bizarre et terrible perspective, les femmes dont j'ai toujours effectivement pensé qu'elles étaient ontologiquement initiatrices et pouvaient factuellement porter cet éthos jusqu'à l'incandescence rédemptrice, puiseraient dans la genèse charnelle même la force d'amour qui fait échapper le monde au nihilisme. Il n'est plus alors question seulement d'acceptation de sa fragilité pour conduire un être à cheminer spirituellement. On ne peut se reconnaître vulnérables l'un à l'autre que si l'on se reconnaît profondément semblables - et c'est sans doute le privilège des femmes - dans ma cosmogonie personnelle si j'en ai une - que d'être capable d'accomplir ce mouvement sans crainte (ainsi que le met en évidence le passage que vous citez du monologue d'Élodie: "Papa, tu n'as rien à craindre, tu n'as à t'enfuir d'aucune nasse, contente-toi de regarder le sol où tu marches, n'aies pas peur!").

 

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