Ewyt ou la nuit de ma disparition d'Olivier Saison
"Nulle part il n'y aura, bien-aimée, qu'en nous-même de monde. Notre vie passe en transformation. Et l'extérieur de plus en plus ténu s'étiole. Là où jadis il y avait une maison durable, une figure d'invention maintenant se propose, de travers, du ressort exclusif du pensable, comme si elle se dressait entière encore dans notre cerveau. L'esprit du temps se crée de vastes greniers de force, informe comme l'impérieuse tension qu'il tire de tout."
(Rainer Maria Rilke, Septième élégie, trad. J-P. Lefebvre et M. Regnaut)
Les romans d'Olivier Saison ne miment pas la réalité mais une psyché, un univers mental. La maîtrise de l'écriture romanesque – narration, dialogues – lui permet de se maintenir à la frontière entre réalité et fantasme. Ewyt ou la nuit de ma disparition, publié en octobre 2016 par les éditions Cambourakis est un roman familial, composé de quatre livres (« Une maison durable », « Une figure d'invention », « Greniers de force » et « L'esprit du temps »). Il met en scène un enfant, puis un homme, spectateur mais aussi et surtout voyeur: le pouvoir de la féminité est le point névralgique du roman, sa source et sa finalité.
Parmi ces livres, deux d'entre eux, le livre I et le livre III, poussent le réalisme à l'extrême. Le premier décrit une vie bourgeoise dans une belle propriété de Saint-Maur. L'histoire se déroule dans les années 50. Le troisième a lieu dans un parc d'attraction aux États-Unis, dans les années 80. L'effet de réel que donne l'auteur, lui permet de mettre à distance son narrateur qui est aussi le personnage éponyme, Ewyt. Décrire consciencieusement une réalité permet d'éloigner le personnage. Plus on nous donne à voir ce qu'est le monde en apparence, que ce soit le conformisme bourgeois ou le rêve fastueux américain incarné par un parc d'attraction, « tout n'était qu'illusion, numéro, personnages et ersatz », moins on en apprend sur les intentions et les aspirations du héros. Ces deux univers parfaitement rendus, restituent l'ambiance familiale joviale et pleine de secrets, celle des Fauré, mais aussi le malaise du jeune garçon puis de l'adulte qui y est pris sans pouvoir y jouer son rôle. Ewyt est « l'héritier quasi borgne d'un empire basé sur le stupre et l'amnésie. »
Par cette impuissance, Olivier Saison nourrit les tensions qui fondent l'édifice romanesque. Il suffit en effet d'une mauvaise rencontre, celle de Roquebrune, libertin cynique, pour que l'enfant, innocent, découvre à travers la féminité les angoisses les plus fortes de son existence. Roquebrune le précepteur ouvre la brèche. Dès lors qu'une femme ouvre une fois les cuisses sous le regard pervers du maître, l'enfant tente d'endiguer le processus infernal, en vain. La farce qu'il invente pour piéger son maître se retourne contre lui et le jeune garçon est définitivement chassé de son jardin, le parc de la maison des Fauré. Le mal est désormais ancré: voir la féminité, et la voyant, être pris, devient l'obsession d'Ewyt, qui ne peut résister à l'envie de se cacher pour voir encore. Et le cercle infernal ne cesse de tourner: les femmes, brunes, rousses, blondes, si elles ne sont pas des soubrettes exploitées et humiliées sont des monstres de puissance, revanchardes et inaccessibles. Ainsi, le livre III révèle-t-il par le personnage de Carolina Patriarca, l'odieuse inversion des pouvoirs. La femme émancipée serait homosexuelle et castratrice. Et Ewyt, incorrigible voyeur, d'une passivité extrême, devient immanquablement un objet sexuel. La mise en scène érotique, réelle et fantasmée du trio, la brune, la rousse et la blonde, celles qui appartiennent au passé ou au présent, inscrit un motif dans le tissu. L'obsession est suffisamment forte pour innerver le récit et le maintenir dans la torpeur du rêve.
Il faut donc pour échapper à cette fantasmagorie des femmes vampires un personnage volontaire et révolté. C'est Mathilde, la sœur du narrateur qui ouvre les portes de la psyché d'Ewyt. Le frère ayant disparu, les livres II et IV restituent le parcours de la jeune femme qui tente non seulement de le retrouver mais aussi de mettre un terme au mal qui gangrène la famille Fauré. Et pour cela, il faut toute la force de la colère. Ce n'est donc pas du point de vue de la morale ou du religieux que la perversité est jugée et défiée. Elle l'est par la descendance qui porte en elle la faute des pères et veut s'en délivrer. C'est ce qui lie le frère et la sœur, qui cherchent tous deux aveuglément à briser le sortilège familial. Mathilde est vive et libre. Cependant, piégée dans la maison des Fauré dont elle se croit l'unique héritière, elle devra en affronter les monstres et fantômes qui la hantent. Le livre II, sans doute le meilleur, est construit sur cette présence du mal indéterminé. Mathilde est observée, traquée, défiée par une présence qui ne se dévoilera jamais. Les poèmes intercalés dans le livre donne la mesure de la fantasmagorie:
« Entends-moi, mon ombre.
Il était une fois dans le livre des farces
Entends ma peine, monstre, entends-là je t'en supplie, j'en crève! -
Il y avait une nuit dans mon livre de farces
Un tour pendable qu'à chaque enfant,
Dame nature, étourdiment, jouait
Mais si l'histoire allait bon train, et faisait bien rire son monde
Et le gamin lui-même, et celles et ceux qui le voyaient grandir
A l'instant de la chute, la morale se dérobait
On avait bien le début; on ne voyait pas la fin
La connais-tu, mon ombre? En connais-tu seulement l'issue?
Sais-tu ce qu'il est advenu du garçon éternel que j'étais!
S'il a terminé homme, démon ou autre chose? A l'autel, au pieu
ou dans la tombe! Ah, ah, ah!
Le sage anatomiste Heinriche Von Plum, à la blaque 99, s'était arrêté
Dans l'inondation du sang, une autre récit commençait... »
Olivier Saison ne cesse d'alimenter par de fausses pistes et des pièges, un sentiment de peur que la jeune femme ne peut déjouer. Les projections et les réminiscences atteignent leur apogée et leur pouvoir est d'autant plus fort qu'elles ne sont jamais objectivées. Les fautes ne seront ni avouées, ni pardonnées. Mathilde endosse les habits de la servante, sent la présence du voyeur, « Entre les planches, deux yeux bleus l'observaient » et risque à tout moment de basculer dans la folie.
Il renforce aussi l'aversion envers les imposteurs, tel Roquebrune, l'Autrichien qui, ne connaissant plus de limites dans ses expériences artistiques, remplit ses mannequins de tripes de porcs: « Il voulait des choses du ventre. Pas de matière grise ». Le libertin reconverti aurait volontiers fait de Mathilde, son ultime victime: « Il s'était vu en elle. Lui qui avait toujours échoué à entrapercevoir la voracité chez son pleutre et scribouillard de frère (ce que les grenouilles de bénitier et les tire-larmes appelaient, par euphémisme, la vie), à faire de lui son disciple, un héritier possible! Montrez à l'idiot la lune, et il regarde le doigt: c'est-à-dire la lune, dans son cas! Qu'avait-il fait, ce petit sagouin, quand ces deux filles lui avaient offert sur un plateau leur gentille petite voracité? Il avait pris les jambes à son cou, voilà ce qu'il avait fait! Entre la chaleur éphémère de la chair et la glace éternelle du papier, il avait fait son choix, l'imbécile! Le mécréant. »
Mais Mathilde est suffisamment maline pour échapper à toute forme d'aliénation. A la folie des uns et à la perversité des autres, elle oppose un féminisme excessivement engagé qui donne toute sa mesure dans le dernier livre. Reste qu'Ewyt, disparu à lui-même et toujours sous l'emprise des femmes, devra pour revenir complètement à lui trouver son Kundalini, le « dragon endormi qui, justement parce qu'il est assoupi, empêche l'individu d'accéder à l'existence et le maintient dans un état de stupeur éveillée. Dans un état de rêve et de fantasmagorie impuissante. » Peut-être, alors pourra-t-il quitter « les temps sans temps » et les « lieux qui ne mesurent que l'espace qui vous sépare de vos amours ». C'est ainsi que commence le récit. VR
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