Les deux fins d’Orimita Karabegović de Janine Matillon
Les deux fins d’Orimita Karabegović de Janine Matillon (publié par les éditions Maurice Nadeau en 1996) est un roman sur la guerre de Bosnie et le sort réservé à certaines femmes musulmanes destinées à être ensemencées par des Serbes pour les purifier. Orimita, si elle est une victime, porte un regard sur la réalité qui dépasse de loin le supplice. La violence des faits rend impossible tout compte rendu linéaire et neutre. Pour restituer l’éclatement de la pensée sans rendre le récit confus, la narration restitue des sensations et des interrogations précises sur les faits et la propagande serbe. Nous sommes dans l’instant présent de la guerre. Orimita veut rester lucide et comprendre malgré la difficulté à se concentrer et le risque d’être gagnée par la haine, le désespoir ou la folie.
Alexis Landreau, historien, a accepté de répondre aux questions que je me suis posées lors de ma lecture sur la place des minorités face à des nations fortes mais aussi le rôle de l'Europe et de l’ONU dans cette guerre.
VR
Janine Matillon donne à penser qu'au début de la guerre la France a une grande responsabilité vis-à-vis des minorités.
AL
Je ne connais pas ce roman, mais effectivement les Serbes ont créé plusieurs "camps de viols" afin de mettre enceintes des Musulmanes (avec un M majuscule puisque pour la Bosnie il s'agit d'une ethnie et non d'une religion) et des Croates afin de "nier" leur origine ethnique. (En gros : "tu as accouché d'un petit Serbe, donc tu ne peux pas vraiment prétendre à être musulmane/croate").
Pour la responsabilité de la France, il est vrai que jusqu'à la visite de F. Mitterrand à Sarajevo, notre pays était plutôt "pro-serbe" en raison d'une vieille alliance militaro-politique entre nos deux pays depuis le début du siècle. Mais la visite de F. Mitterrand et plus encore l'élection de J. Chirac vont faire évoluer nos positions vers un soutien de la (future) fédération croato-musulmane. Effectivement, une grande partie de la culture (et en particulier de la littérature) ex-yougoslave fut très partisane et propagandiste avant/pendant/après le conflit.
VR
La distinction que vous faites entre musulmans et Musulmans est en effet très importante. Orimiti se dit musulmane d’un point de vue ethnique, c’est bien pour cela qu’on veut la purifier. À fin du récit, alors que chaque nation s’affirme (Serbes, Croates, Musulmans), elle observe ceci: « Des gens sortaient de leur poche des drapeaux de la Bosnie-Herzégovine portant des inscriptions arabes. Une femme voilée lui tira légèrement les cheveux. [...] Elle voyait ce qu’elle n’avait jamais vu: des Musulmanes bosniaques portant le voile islamique, elle entendait ce qu’elle n’aurait pas cru pouvoir entendre un jour, le cri poussé par Kemal: Allahu Akbar! » Orimiti associe le port du voile à une affirmation identitaire qu’elle ne connaissait pas et qui lui fait peur.
La distinction entre musulmans et Musulmans a-t-elle été aussi forte ailleurs, en Europe?
AL
Non aucunement. D'ailleurs la distinction musulman/Musulman n'est valable QUE pour la Bosnie (je me suis fait taper sur les doigts plusieurs fois par des professeurs qui pensaient qu'il s'agissait d'une faute de ma part puisque ce concept de "Musulman" n'est connu que des spécialistes de la région). Voilà ce que j'en dis dans mon mémoire : « L’appellation "Musulman" avec un M majuscule est consécutive au recensement de 1971 en Yougoslavie qui permit aux musulmans de Bosnie (m minuscule) de se déclarer comme un peuple à part entière. Le terme Musulman doit donc être dissocié de la foi, un Musulman pouvant être agnostique. Depuis la fin de la guerre, cette ambiguïté sémantique a été corrigée puisque les musulmans sont nommés Bošniak, et les citoyens de Bosnie les Bosanac (Bosniens). » Après 1971, il y a donc une ambiguïté pour les habitants même de la Bosnie : certains se disent Musulmans car c'est le terme en vigueur, d'autres par foi. Pendant la guerre, de nombreux prédicateurs musulmans venus du monde arabe se sont installés en Bosnie.
VR
Concernant les camps de viol, je ne comprends pas qui prend l’initiative de les créer. Dans le roman, c’est l’œuvre d’un Professeur, très cultivé, qui fait une expérience. On nous le présente comme un nationaliste fou mais marginal: « Moi je dirige une école, pas un camp! Une sorte d’Institut, comprenez-vous cela? Il y a différents modes de purification ethnohygiénique! Moi j’ai des méthodes plus subtiles que le massacre et la déportation! Plus humaines! Plus morales! Je fais une expérience, moi! »
AL
Très honnêtement je n'ai pas de réponse à la question de l'initiative. J'ai longuement étudié les archives du TPIY (2,5 millions de pages) et le Tribunal n'a jamais clairement établi la responsabilité de ces camps (à part certains soldats violeurs mais pas les décideurs). Il est possible que cette histoire de Professeur soit fictionnelle.
VR
Vous avez fait là un sacré boulot! Le TPIY? De quoi s’agit-il? Cela signifie-t-il que personne n’a été jugé pour cela? La France était-elle au courant? Quel a été le rôle de l'ONU?
Le Professeur a peut-être été inventé. Ceci dit, il faut être sacrément pervers pour imaginer purifier ethniquement des femmes en faisant d’elles des mères porteuses de Serbes. Avant de lire le roman, je pensais que le procédé du viol et de la grossesse forcée était un acte de torture et d’humiliation. Il s’avère qu’il s’agissait probablement d’une réelle volonté de transformer une ethnie en une autre.
AL
TPIY : Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie. Pour la question des camps, seuls des exécutants et des directeurs ont été jugés et non pas les "penseurs" des camps. La France et la communauté internationale n'étaient pas au courant avant le 6 août 1992 lorsque des journalistes britanniques ramènent des images de ces camps.
VR
Il y a un autre point que j’aimerais éclaircir. Alors que les Serbes étaient armés et supérieurs en force, on empêche la Bosnie-Herzégovine de se défendre. Dans le roman, je lis: « Sur l’écran du lecteur de cassettes, le Président de la Bosnie-Herzégovine à feu et à sang volait de Paris à Washington, de La Haye à Genève, de Londres à Bruxelles et recommençait, dans l’espoir d’obtenir la levée de l’embargo sur les armes pour son pays, mais la France et la Grande-Bretagne volaient plus vite que lui dans les mêmes directions et obtenaient qu’il ne l’obtienne pas. » Que s’est-il passé exactement?
AL
Tout d'abord, il faut préciser la question des "forces serbes". Après la déclaration d'indépendance de la Slovénie, puis de la Croatie et enfin de la Bosnie-Herzégovine, la Fédération Yougoslave n'éclate pas totalement.
Ainsi, dans un premier temps, la défense territoriale bosniaque (qui deviendra plus tard l'ABiH : l'armée de Bosnie-Herzégovine) défend la jeune indépendance de son pays face à la JNA, l'Armée populaire yougoslave (qui est une armée fédérale et non pas une armée serbe !). Aussi, les moyens sont effectivement beaucoup plus importants du côté de la JNA que du côté de l'ABiH.
Après les résolutions de l'ONU imposant le départ de celle-ci du territoire bosniaque, la JNA va tout de même alimenter en armes l'armée des Serbes de Bosnie (la VRS). Les Européens vont effectivement essayer de limiter l’afflux d'armes dans la région (même pour défendre la Bosnie) sur une idée simple : moins il y a d'armes, moins il y a de violences.
Pour autant, il faut essayer de rester largement neutre autour de cette question : la société yougoslave est extrêmement militarisée et dans tous les camps. La structure du système militaire Yougoslave (dit ONO) fait que chaque village avait d'important stocks d'armes pour la défense de son territoire. De plus, au début des années 1990, de nombreuses armes étrangères transitent via contrebande et marché noir de pays étrangers vers les différentes républiques yougoslaves. Ainsi, bien que l'ABiH ne possédait que peu d'armes lourdes (type artillerie), on ne peut pas non plus dire que ses troupes étaient totalement sous-armées.
VR
J’ai trouvé un très bel article de Sylvaine Pasquier (L’Express, octobre 1996) qui explique sur quoi repose la propagande du Professeur : « Entre mensonges idéologiques et faits véridiques, ses leçons étalent les atermoiements de l'Europe, interprétés, bien entendu, comme un soutien officieux à l'agression perpétrée par les Serbes. Paradoxe cruel, c'est à ce purificateur ethnique que Janine Matillon confie le soin d'accumuler les pièces d'un réquisitoire contre les démocraties occidentales. Une fois de plus en ce siècle, celles-ci ont sabordé les principes dont elles se réclament. En complément du cours, des films montrent le général Ratko Mladic, commandant en chef des Serbes de Bosnie, se gaussant des gesticulations onusiennes; François Mitterrand, en visite surprise à Sarajevo, jouant les estafettes humanitaires pour ruiner toute velléité d'intervention: "Les Serbes fournissent les blessés et les Français les pansements", songe Orimita, orpheline de ses illusions. »
Ce commentaire fait terriblement penser à la façon dont Poutine cherche à déstabiliser les démocraties occidentales. Cela m’a renvoyée aussi aux nombreuses questions que je me suis posées lors de la guerre en Syrie: faut-il intervenir ou pas? Et au nom de quoi? Janine Matillon a le génie de montrer comment une mauvaise interprétation des faits peut avoir des effets destructeurs sur la psychologie des victimes.
Autre point, Sylvaine Pasquier dévoile l’identité du Professeur: « Jamais sans doute on n'avait approché de si près les logiques monstrueuses en œuvre dans cette guerre et la part qu'y ont prise des intellectuels dévoyés, tels le Professeur, derrière lequel se profile l'ombre du psychiatre Radovan Karadzic, ex-leader des Serbes de Bosnie et promoteur de la purification ethnique. »
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