Extraits de correspondance avec Serge Rivron
Partons d'un double postulat: Michel se sent trahi par sa mère qu'il ne croit pas et il porte en lui les stigmates d'un viol qui lui fait perdre toute dignité. L'humiliation est profonde. Guy Goffette, dans Un été autour du cou relate l'histoire d'un adolescent qui a été abusé par une femme, la Monette. Le narrateur déclare à la fin du roman: "Mais la Monette a tout gâché en me prenant pour un jouet qu'on jette une fois le plaisir passé, et c'est pourquoi je ne peux plus entendre la mer au fond du jardin, mais seulement les cris de toutes celles que j'ai brisées à mon tour, en jouant, insatisfait toujours, cynique, odieux, faute de retrouver sous la carapace du temps la fraîcheur, l'émotion, le tremblement de l'enfant que je fus, et le vertige et la foi de l'amour; et c'est pourquoi je vais mourir seul, rejeté, cassé, dans cette caravane enfoncée au bord de la forêt et de la nuit, sans enfants, sans amis, avec cet été à jamais noir, comme un bas autour du cou". Ce roman est le seul roman français que je connaisse qui évoque les jeux pervers qu'une femme fait subir à un adolescent. Philippe Djian effleure cette question dans Impuretés, sans lui donner la dimension littéraire qu'elle mérite. Il fallait pourtant lever ce tabou et montrer comment un être humilié voit ses désirs s'intensifier et perd toute possibilité de retrouver "la fraîcheur, l'émotion, le tremblement" de l'enfant qu'il était. Si on lit l'ensemble du roman à la lumière de cette réalité, on comprend pourquoi une relation qui serait à la fois charnelle et spirituelle entre l'homme et la femme est vouée à l'échec. Le garçon violé et humilié est condamné à gérer une attirance et une répulsion redoutables du sexe opposé. Il devient un pantin en proie à des forces obscures. C'est d'ailleurs en cela que Michel est un personnage à la fois innocent et corrompu. Et vous avez su tirer profit de la tension née de cette ambivalence, jusqu'à la fin du roman.
Ainsi, la déchéance décrite ne serait pas (ou pas uniquement) corrélative à l'évolution de la société du XXe siècle. J'ai le sentiment que vous attribuez à celle-ci des dérives qui résultent en partie d'un rapport entre l'homme et la femme originellement violent et non élucidé. Je ne vous rejoins donc pas sur cette affirmation tirée de l'entretien avec Juan Asensio: "c'est effectivement le sujet principal de La Chair – non pas la sainteté, mais l'exploration des conséquences dans la chair et pour la chair de l'incapacité absolue dans laquelle nous sommes tous aujourd'hui d'accepter la possibilité de la sainteté. En ce sens, Marie et Michel sont tous deux des figures non pas inversées, mais renversées, de la sainteté. La force qui les habite et les conduit est sans cesse empêchée, contrainte, par celle, incroyablement plus puissante, des constructions que notre époque grégaire a élaborées pour parer son impuissance à admettre l'impensable qui l'a fait souveraine." Je crois au contraire que l'incapacité à admettre l'impensable et donc à faire évoluer son mode de représentation du monde est inhérent à Michel. C'est peut-être même lié au fait qu'il est un homme et qu'il a du mal à se changer. C'est ce qu'on lit au chapitre XXVII Pages arrachées, "Tu peux les exalter, tu les rends pas meilleurs, tu peux les insulter tu les rends pas meilleurs". Et nous arrivons tout naturellement à la conclusion: "Tu peux crever pour eux. Tu peux ressusciter. Les hommes, tu les rends pas meilleurs". L'homme n'est pas impuissant parce que c'est un homme moderne. Il est impuissant parce qu'il ne surmonte pas la difficulté qu'il éprouve à entrer en relation avec la femme qui l'aime, que ce soit sa mère, sa fille ou sa maîtresse. C'est une autre particularité du roman de montrer que la douceur et la générosité d'une femme aimante n'ont aucune prise sur les forces obscures qui assiègent l'homme.
Michel a les sens exacerbés. C'est sa sensualité qui le lie aux femmes et l'amène à vivre des relations d'une rare intensité. Alors que le corps permet une union avec son double tant recherché, l'esprit, meurtri, crée un méandre qui éloigne l'être de toute possibilité de rédemption. Il aurait fallu pour que Michel soit sauvé, qu'il pardonne. Or, dès qu'il est en présence d'une femme qu'il aime son esprit laisse la chair s'ériger en seul guide. Il se rapproche pourtant d'un état d'innocence perdue avec la rencontre fortuite de Carole. Le mot tendresse est évoqué. Surtout, Michel semble s'être débarrassé de l'engrenage qu'il subit depuis toujours: dans un premier temps, cette femme n'éveille pas sa chair, elle permet plutôt de goûter au sentiment de tranquillité, de paix, qu'obtiennent ceux qui ont expurgé d'eux tout désir de posséder. Cette échappée est courte. La féminité de Carole, volontairement exacerbée, les ramène l'un et l'autre à l'attrait du corps. C'est ainsi que la chair se substitue à la parole, empêchant l'être d'accéder à un désir de Vérité. Ce n'est pas la société en pleine décadence qui perd Michel. Michel aurait pu exister à n'importe quelle époque. Ce qui le conduit à sa perte, c'est son incapacité à s'épancher auprès de la femme aimée. Parler de soi le conduirait au secret des origines, à une réconciliation avec le sacré, à un amour d'une pureté inconcevable. C'est pour cette raison que les femmes qu'il rencontre sont invariablement des doubles. Femmes également charnelles, sensibles, offertes au plaisir, elles se présentent comme des âmes sœurs. Une femme qui chercherait à faire parler Michel deviendrait vite à ses yeux une hystérique. Pas de femme qui se livre à une psychanalyse sauvage de son partenaire. Pas de femme qui dans un miroir inversé va créer l'image d'un être naïf, innocent et ouvert au secret des origines, mais des femmes qui l'aideront à s'en éloigner. Dès que l'une d'entre elles découvre le secret et tente d'en parler, Michel l'esquive, même s'il s'agit de sa fille, même si cette femme fait preuve de bonté et de compassion. C'est le destin qui le rattrape. Seule une logique supérieure, celle de la narration, peut contraindre Michel à faire face à l'inacceptable. Il n'est dès lors pas étonnant d'aboutir à une scène de carnage. Dans le refus de croire en la parole de la seule femme qui ait aimé Michel de façon inconditionnelle, dans son incapacité à entrer en relation avec elle et à lui pardonner le fait de le mettre face à l'inconcevable, Michel commet la pire des transgressions. Il se consume une nouvelle fois dans l'amour adultère et tue sans le savoir sa sœur. Michel est comme Œdipe. C'est un héros tragique. C'est en cela que votre récit relève du mythe et que la question de la modernité est moins centrale qu'il n'y paraît. Et finalement, il était important qu'on referme le livre sur l'image de Marie, non pas folle, mais sacrifiée. Quand l'homme reste sourd à la Vérité au point de commettre l'irréparable, il ne reste à la femme qu'une issue, celle d'assumer le rôle de rédemptrice. Cela Marie l'a toujours su. Elle a donné sa vie à son fils et lui a pardonné d'avance son aveuglement. Marie échappe ainsi au système de représentation de Michel et fait de La Chair non pas un roman houellebecquien, mais une énigme non résolue. Qu'aurait-il pu se passer dans la vie de Michel, que peut-il se passer dans la vie d'un homme, pour que, habité par ses désirs charnels, il accède enfin à la vérité des saintes?
Réponse de Serge Rivron
Votre lecture est intéressante en ceci qu’elle m’ouvre des perspectives sur mon propre roman, ce qui est assez rare pour être souligné – et même si je n’épouse pas votre interprétation fondamentale, à mon avis entachée de causalité matérialiste, de psychanalyse. Je ne suis pas certain, en effet, que la perte du désir que je fais ressentir à Michel – et qui me paraît en partie commune aux hommes et aux femmes de notre temps – soit essentiellement due à quelque “engramme” bourgeonné de son enfance ou de sa rencontre de pré-pubère avec une jeune perverse. Lorsque vous faites de cette raison toute personnelle la cause de son errance charnelle, vous n’avez pas complètement tort sans doute, car la manière dont chacun d’entre nous forge son rapport au sexe, à la jouissance et à autrui, est bien sûr principale dans notre conduite vis à vis de ces aspects de notre relation au monde. Je crois cependant que pèse encore plus fort sur chacun le poids de la chair et de l’esprit, et je crois que ce poids est proprement nié par la doxa de notre époque : oui, le miracle nous est impensable parce qu’il est scientifiquement impossible. La quête de sacralité est stupide, parce que le sacré est interdit et parce qu’elle est inefficace.
Il y a de multiples différences mentales entre un homme et une femme, mais tous deux sont également soumis à la Chair, et chaque homme et chaque femme la guettant ou la traquant en lui selon les heures, les jours, les âges, ses dispositions et son histoire. Vous voyez, je mets votre affaire d’histoire en dernier. Notre histoire personnelle est un dernier ressort, non en ce qu’il ne compte presque pas, mais en ce qu’il est à mon sens le rouage le plus malléable, le plus rachetable. Si ce n’est pas le cas, la liberté n’existe pas, dont nous savons pourtant tous que nous pouvons au moins espérer la conquérir, et pourquoi pas, la porter.
Réponse de Valérie
J'espère que vous ne m'en voudrez pas de chercher à approfondir la question, mais il y a quelque chose qui me tracasse vraiment. Partons de votre postulat que l'être humain doit gérer le poids terrible de la chair et de l'esprit. Vous avez approfondi à l'extrême chacune de ces possibilités et montré ce qui se passe quand on ne pose aucune limite à l'appel de la chair et quand l'esprit est confronté à l'inconcevable, autrement dit au miracle. Je n'arrive toujours pas à faire la part entre le social et l'histoire personnelle de Michel dans sa déchéance.
Vous faites de Michel un être uniquement social, comme si parce que la doxa de notre époque était de rendre le miracle impensable, il était condamné à se conformer aux représentations imposées par la société. Un être peut-il être à ce point conditionné?
Si oui, je comprends pourquoi il serait vain de chercher des causes d'ordre psychanalytique (entendons liées à son histoire) à son errance. Dans le même temps, Michel a bien accès à tout ce qui n'est pas scientifiquement démontrable et efficace: il aime peindre, il est touché par le tableau La Chair, il écrit des textes qui échappent complètement à la doxa de notre époque. De l'art pictural et de l'écriture à la quête de la sacralité, il n'y a qu'un pas à faire, qu'il ne fait pas. Empêché par quoi?
Je ne peux m'empêcher de penser que la perte du désir, commune aux hommes et aux femmes de notre temps, n'est pas uniquement entravée par la société qui nie le poids de la chair et de l'esprit. A un moment donné vous montrez que Michel décide de "faire de l'argent", pour fuir ce qui le rattrape. Il semblerait qu'il préfère le grand divertissement à toute prise de conscience, parce qu'être conscient justement, ça fait mal. Michel, sachant ce que la société détruit en nous, aurait pu choisir de se marginaliser (de réduire les points de contact avec le système) afin de préserver son désir au sens le plus large. Certains d'entre nous le font, heureusement. Ce qui m'intéresse, c'est pourquoi lui (personnage fictif certes, mais emblématique) ne le fait pas.
Pourquoi les femmes de votre roman auraient-elles accès à cette croyance, à la possibilité que le miracle ait eu lieu et pas Michel? Elles subissent bien les mêmes lois de la société que lui?!
Réponse de Serge
Un personnage de roman est un être fictif, et si son “inventeur” le crée bien sûr par nécessité intérieure, il lui fait agir, advenir ou faire des choses qui n’ont pas vocation à embrasser tout le réel. Qui, même de chair et d’os, d’ailleurs, parvient à embrasser tout le réel ? Ainsi, oui j’ai fait de Michel un être malléable, ne parvenant pas échapper aux représentations imposées par son environnement social ni au doute qui le ronge quant à ses origines. En réalité, bien sûr, je place quelque espoir dans le fait que chacun d’entre nous puisse échapper en partie à ce genre de déterminismes. Mais eussé-je permis à Michel un destin moins tragique et plus ouvert à la providence, “La Chair” aurait simplement été une autre histoire.
Vous posez la question de savoir ce qui empêche Michel, dont certains goûts et talents relèvent de la création et presque du sacré, de franchir le pas. Pour vous faire plaisir, imaginons que Michel ne soit pas un personnage, mais un être de chair : n’avez-vous jamais connu de forts ou impuissants athées tout à fait inventifs ? - ici un nom me vient à l’esprit que vous connaissez comme moi, celui de Michel Houellebecq, mais il y en a tant d’autres, de plus ou moins notoires. Posez-vous aussi la question de ce qu’il pourrait en être d’un homme ou d’une femme ne pouvant opter à définir son origine paternelle qu’entre “ma mère me ment”, “ma mère se ment et est dingue” ou “mon père physique est le Saint-Esprit”. N’éprouveriez-vous pas une certaine difficulté à dépasser ces questions, surtout dans la mesure où la doxa de plus d’un siècle réfute absolument la possibilité du mystère et du miracle ?
Si certaines femmes de ce roman (en fait, deux seulement, Marie et Elodie) admettent le miracle, n’y voyez pas d’autres raisons que ces deux-là: ces deux personnages sont précisément dessinées pour illustrer ce que pourrait être de vivre en acceptant le sacré ; j’ai toujours pensé que les femmes avaient, pouvaient avoir, un rapport au réel beaucoup plus patient et tempérant que les hommes. Il ne vous aura pas échappé que Marie, en particulier, a fort à voir avec la mère du Christ. Quand à Elodie, elle pourrait ressembler à une Jeanne d’Arc.
Réponse de Valérie
Quand vous parlez de nécessité intérieure de créer un personnage, vous pointez un problème qui mériterait un vrai débat. Ce n'est pas tant la personnalité de Michel qui m'intéresse que le fait que vous le confrontiez à la question de la sainteté. En creusant l'écart entre la chair et l'esprit, entre le déterminisme lié à notre société et notre liberté individuelle, vous montrez que son impuissance n'est pas seulement liée au fait qu'il ne croit pas au miracle, mais au fait qu'il ne croit en rien. Il ne fait pas confiance. Il n'est d'ailleurs pas question d'embrasser tout le réel, mais de se demander pourquoi les écrivains ont à ce point occulté la dimension spirituelle de leurs œuvres ces dernières décennies. Il me semble que nous n'avons pas besoin d'être croyant (par opposition à l'athéisme que vous évoquez) pour cheminer et faire exister le sacré. L'inventivité de Michel Houellebecq a ses limites. Il montre ce qui est. Il ne nous emmène pas au-delà. Je n'aime pas le lire peut-être parce je n'ai absolument aucune place dans son univers. C'est à peu près comme si on me disait: il peint le monde tel qu'il est et ce que tu es n'existe pas dans ce monde-là. Cette impression d'étrangeté, je ne l'ai pas eue à la lecture de votre roman parce que vous n'avez pas fait de vos femmes des stéréotypes. Qu'elles soient charnelles, mystiques ou saintes, elles sont là pour questionner le monde et pousser Michel dans ses retranchements. Elles dérangent. Il y a quelque chose de fantasmagorique dans la façon dont vous les inventez. J'ai l'impression que vous avez créé une fenêtre pour échapper au réel. Un peu comme si vous mettiez en lumière des structures profondes dans la façon dont nous entrons en relation avec le monde.
Si tous les êtres qui nous entourent étaient comme Michel, l'humanité s'autodétruirait. C'est la possibilité de créer une confrontation avec autre chose qui donne l'espoir d'avancer. Et je ne crois pas que cet autre chose soit forcément Dieu. C'est pour cela que je vous demande avec autant d'insistance ce qui empêche Michel de faire le pas, comme je pourrais le demander à chacun d'entre nous. La réponse n'est peut-être pas liée à lui. Elle est peut-être à découvrir.