Extrait de correspondance avec J.-Ph. Domecq
Jean-Philippe Domecq:
Sur le fond, approfondissons: une différence, constructive, entre nous, pointe par exemple lorsque vous parlez du corps nu, et ce depuis le début de notre correspondance, et je la retrouve dans vos deux derniers courriels. Vous précisez toujours le corps "hors-désir", en dehors ou au delà "du désir"; on croit entendre l'antienne chrétienne du désir à dépasser, qui nous retiendrait, qui empêche la mystique - c'est fatigant cette limite, cette fausse idée que "l'âme" nous mènerait plus loin que les sens. C'est même irritant. Que savent-ils, ces Rentrés, du vertige qui s'empare d'une femme ou d'un homme pris dans l'insondable de la volupté qui rapte et nous dépasse?
Ma réponse :
Je serais vraiment très mal placée pour affirmer que l'âme mènerait plus loin que les sens. Le mode sensoriel et sensuel est ma première approche du monde, à tel point que la raison et même l'imagination semblent arriver bien après. Lorsque je vous parle du corps nu, depuis le début, je fais référence à mon expérience du modelage, et non à mon expérience amoureuse. Le corps nu désiré appartient à une autre sphère (je ne vois pas l'intérêt, même d'un point de vue littéraire, de revenir sur ce que vous avez réussi à dire comme personne dans Silence d'un amour et qui rejoint ma façon d'aimer/sentir). Ce qui m'intéresse dans cette expérience que je souhaite décrire, c'est que contre toute attente, je dissocie le corps nu du désir charnel, non parce que je le veux, mais parce que je vois autre chose. Cet autre chose n'est pas un dépassement du désir, puisqu'il n'y en a pas, ou si désir il y a, il est d'un autre ordre. Je crois que tout est déjoué par l'observation du corps. Comme je suis dans une disposition d'esprit particulière: saisir ce qui se passe à travers ce corps, le comprendre intimement pour pouvoir le rendre, le processus psychologique qui s'enclenche est différent. L'observation est de l'ordre de l'instinct, ou de l'intuition, comme si j'étais dans un état second ou sous hypnose. Et ce qui me fascine, c'est que dans la vision se télescopent de multiples données, non verbales, sensorielles, comme si l'œil rejoignait la compréhension de l'être sans passer par la pensée et l'intellect. Je suis alors vide de toute pensée intérieure, absolument disponible pour saisir ce que je vois.
La religion chrétienne a développé à tort un rejet du corps vu comme une entrave. Ce que vous me dites de l'antienne chrétienne me fait penser à un passage de Bernanos qui décrit dans Sous le soleil de Satan une scène de flagellation qui m'a marquée: "Mais il frappait et frappait encore dans ces nouvelles ténèbres, il eût frappé jusqu'à mourir. Sa pensée, comme engourdie par l'excès de la douleur physique, ne se fixait plus et il ne formait aucun désir, sinon d'atteindre et de détruire, dans cette chair intolérable, le principe même de son mal. Chaque nouvelle violence en appelait une autre plus forte, impuissante encore à le rassasier. Car il en était à ce paroxysme où l'amour trompé n'est plus fort que pour détruire. Peut-être croyait-il étreindre et détester cette part de lui-même, trop pesante, le fardeau de sa misère, impossible à tirer jusqu'en haut; peut-être croyait-il châtier ce corps de mort dont l'apôtre souhaitait aussi d'être délivré, mais la tentation était dès lors plus avant dans son coeur, et il se haïssait tout entier".
C'est le genre de scène qui me plonge dans l'incompréhension la plus complète. Comment a-t-on pu dissocier à ce point le corps et l'esprit, et faire du corps une chose aussi méprisable? Pourquoi la religion chrétienne a-t-elle permis cette opposition quand d'autres religions tentent d'unifier le corps et l'esprit... Ce n'est pas auprès de moi que vous trouverez une justification de la supériorité de l'âme sur les sens et le corps.
Il reste que si j'associe cette expérience du modelage et donc de la nudité hors désir au champ de la mystique, c'est que la disposition psychique dans laquelle je me trouve au moment où je crée est proche de celle dans laquelle je suis lors de mes plongées introspectives. C'est une conscience défaite de tout raisonnement et qui tente de saisir ce qui se passe dans l'instant présent, dans l'instant vécu. On n'est pas loin de vos déambulations en chambre. Sauf que la chambre, c'est le corps de l'autre.
Pour revenir à votre sujet d'agacement sur "les Rentrés", je ne me sens pas tellement concernée par cette problématique. L'ivresse charnelle, ce vertige que vous décrivez, ne contredit en rien l'appel mystique et même le corrobore. C'est une autre expérience, à vivre les yeux fermés. Mais là, on touche à quelque chose autrement puissant. Il n'y pas de limite de l'un par rapport à l'autre. La littérature n'a pas décrit l'amour de ce point de vue.