Le 8 janvier 2015
Comment se passe la journée d'un enseignant de collège le lendemain d'un attentat... L'ambiance est lourde dans l'établissement. Devant moi, trente gosses de douze ans attendent que je leur donne le signal pour s'asseoir. On se dit bonjour.
J'ai commencé chacun de mes cours ainsi: avez-vous des questions à poser par rapport à ce qui s'est passé hier? Je n'ai pas compris ce qui s'est passé. Qui peut expliquer? C'est parti. Ils ont tous besoin de comprendre, de mieux comprendre. Et le cours passe par des étapes successives de définitions: qui sont les membres d'Al-Quaïda? Ont-ils une religion, laquelle? Qu'est-ce que l'Islam? Et les musulmans, que disent-ils? Qu'est-ce qu'un amalgame? On évoque ce qui s'est passé dans la nuit, une mosquée attaquée, un restaurant kebab vandalisé. C'est devenir raciste. Des mots fusent intégriste, extrémiste, terroriste, croyant. Et Charlie Hebdo, quel genre de journal est-ce? Satirique, que cela signifie-t-il? Les dessinateurs, pourquoi faisaient-ils ça? On évoque les caricatures de Mahomet, prophète qu' « on ne doit pas » représenter, puis toutes les religions, toutes les cibles possibles. Maintenant, imaginons que vous êtes un catholique très engagé. Jésus est pour vous un homme sacré, d'une grande importance. Quelqu'un s'en moque en faisant une caricature ou une oeuvre provocatrice. Que faites-vous? On ne va pas tuer! On précise que Jésus, on a le droit de le représenter. D'accord, que ressentez-vous? On est blessés. On n'a pas envie de laisser faire. Et pour vous défendre parce que vous vous êtes sentis attaqués, que faites-vous? On en parle. Où? Autour de nous. Que pouvez-vous faire d'autres? On écrit à la personne, on va la voir pour lui dire ce qu'on en pense. Et là, on évoque le rôle de l'écriture, de la presse. De ce qu'on peut lire dans un journal, et la possibilité qu'on a de répondre, dans ce même journal ou dans un autre. J'ai conscience qu'il y a un écart entre le principe et la réalité. On continue. Je leur demande: pourquoi ont-ils fait ça? Parce que les dessinateurs se sont moqués de Mahomet. Est-ce tout? Parce qu'ils veulent attaquer notre liberté d'expression. Qu'est-ce que la liberté d'expression? Liberté de dire, de dessiner. On rappelle 1789. On évoque les risques pris. Une adolescente me dit: « Ma mère m'expliquait que pour certains dessinateurs, la liberté est plus importante que la vie. Je ne comprends pas qu'on puisse penser ça ». Je lui réponds que c'est un vrai débat, qu'elle a raison de se poser cette question et qu'il est difficile d'y répondre.
On s'interroge sur la surveillance du journal par la police. Ils auraient dû surveiller davantage. Autre question: à votre avis, comment peut-on devenir jihadiste? Ils attirent les jeunes sur internet en leur disant qu'ils pourront utiliser des armes. On fait référence à Lunel. On évoque l'occident et l'occident vu du monde oriental, la société de consommation, l'individualisme, le matérialisme. J'attire leur attention sur le mal-être de certains jeunes dans notre société, qui ne donne pas assez de repères. Et l'endoctrinement. Et c'est à ce moment qu'ils ont dit l'importance d'écouter, de se parler, d'en parler. La sonnerie retentit. J'entends Ca m'a fait du bien, merci, madame. Des élèves viennent à mon bureau. Une fille me dit: « Ma mère me dit qu'il ne faut pas s'étonner si certains votent Marine Le Pen ». Je réponds: « Ah bon, parce que Marine Le Pen sera plus forte que les autres pour démonter les filières et débusquer les terroristes? ».
Dans un groupe de théâtre, les élèves d'un profil différent étaient très tendus. Ils avaient peur d'une embuscade au coin de la rue. Ils voulaient chasser l'étranger. Madame, est-on en guerre? Est-ce vrai qu'il y a déjà eu un attentat au collège? Ma mère voit venir une guerre depuis quelque temps, elle fait une provision d'eau, à la cave. Là, j'ai senti que ce serait difficile d'approfondir la question. On a évoqué l'importance de se documenter, et je leur ai dit: n'écoutez jamais qu'une seule personne, lisez plusieurs documents, confrontez-les et faites-vous votre propre opinion.
En rentrant, mes propres enfants m'ont raconté que leurs professeurs leur avaient longuement expliqué, qu'ils avaient mieux compris.
C'est une facette, de l'éducation nationale, une facette de mon métier.
Les jeunes ont besoin de comprendre. VR
Merci pour ce témoignage et ta manière d'apporter des réponses.
Bonsoir..Encore une fois, témoignage fort important en ces temps troublés...Suis-je étonnée de le lire sur ce blog ? Et bien non. Rassurée et admirative, oui.
Vous avez mené cette conversation avec vos élèves dans les règles de l’art, Valérie. L’art périlleux d’éduquer. De "conduire au-dehors", où soufflent les tempêtes de la vie et où l’être intérieur est obligé de se confronter, au risque de se laisser verser parfois, tant les secousses sont rudes.
Vous avez suscité la parole, vous avez aidé à la libérer et vous avez écouté, rassemblant, regroupant, conduisant vos jeunes où ils étaient capables d'aller, avec mesure, d’une main souple, sans prendre sur eux le pouvoir des idées, sous prétexte de leur montrer ce qu’ils ne peuvent pas encore voir : le dessous des choses, les arrière-plans, les compromissions, les impostures aussi…
Dans cet échange avec eux, vous avez été attentive, discrète, délicate et je vous imagine sans peine, puisque je vous ai vue à l’œuvre avec vos classes.
Vous êtes toujours restée tournée vers l’essentiel : élever vos… élèves. S'il y a des misères dans l'enseignement, il y a aussi des grandeurs et vous en témoignez. Vous êtes de ces phares qui signalent qu'en tel et tel lieu, la réflexion continue d'alimenter la vie.
Jacques
Quel bel encouragement à poursuivre!
Merci beaucoup, Jacques.