Le voleur de rêves par V. Rossignol
Conte écrit pour la revue Daïmon (n°8 - 2023)
Dans un pays lointain vivait un voleur de rêves. C’était un homme filiforme, aux épaules courbées et vêtu de noir. À la place du cœur palpitait une forme incandescente qui ressemblait à un foyer d’énergie, une sorte de petit volcan en éruption lente. Tout en lui était chaleur vive et la cueillette d’un rêve lui apportait une profonde satisfaction. Lalo vivait dans un château et, caché derrière un arbre, il surveillait les déplacements des villageois qui n’avaient aucune conscience de sa dangereuse présence. Les femmes et les hommes portaient secrètement leurs rêves. Certains n’en avaient pas ou plus.
Le rêve formait un nuage multicolore au-dessus de la tête. Les rêves d’amour étaient les plus beaux et les plus difficiles à attraper. Ils étaient aussi les plus convoités car ils donnaient force et courage. Quand Lalo en volait un, il gagnait en puissance et en démesure. Les rêves liés aux projets de la cité, aux lieux à cultiver et à aimer, étaient malheureusement plus faciles à dérober. Ils donnaient l’espoir et la liberté. Quand Lalo en volait un, il se réjouissait de l’échec à venir car le découragement plongeait les villageois dans un état de faiblesse et de déréliction. Enfin, les rêves d’élans et de joies simples, les rêves qu’on fait la nuit et qui indiquent dans un langage à déchiffrer le chemin à suivre, Lalo s’en désintéressait, à tort, ne maîtrisant pas la subtilité et la nuance nécessaires à leur lecture.
Très peu voyaient les rêves des autres, mais il arrivait qu’un être sensible et présent au monde distinguât la forme au-dessus d’une tête. C’était un chant de couleurs, une grâce de lumière chatoyante qui montait dans le nuage jusqu’à en toucher les contours, si bien que celui qui voyait était saisi d’une sorte d’émerveillement et de gratitude. Il savait que le rêve était le bien le plus précieux, le don qui accordait le pouvoir de métamorphose.
Lalo attendait patiemment la tombée de la nuit, pour mieux voir dans le jour déclinant les nuances de rouge, brun, vert et bleu s’animer au-dessus de la tête de ceux qui vaquaient à leurs dernières occupations. Il avait dans son carquois des épuisettes de différentes tailles, pour les grands et les petits rêves, pour les grands et les petits enfants, car il n’épargnait personne ! Il furetait, se cachait, pliait son grand corps fin et brûlant, trépignait quand il voyait un nuage mordoré s’épanouir au-dessus de la tête d’une jeune fille, jubilait à l’idée de confisquer le rêve épuré d’un jeune homme en devenir. Il s’approchait doucement, quand l’un allait cueillir une salade, l’autre déposer de la nourriture pour les animaux, quand des amis s’asseyaient sur un banc et, toujours par derrière, dans un geste lent et précis, il posait son épuisette sur le nuage, cueillait la fleur à même le corps, délicatement, la rangeait dans sa musette et regardait palpiter le rêve endormi. Il en tremblait d’excitation et le petit volcan entrait en éruption, provoquant une décharge jubilatoire. En dansant, il se détournait alors de l’être dépossédé, nu. Et c’est ainsi que la nuit finissait le travail. Le lendemain, le désespoir s’insinuait dans le cœur du volé, sans qu’il comprît pourquoi.
Lalo, lui, rentrait discrètement dans son château. Les portes s’ouvraient, les gardes le saluaient. Il emportait son trésor dans la « Salle des rêves ». Et, quand il en poussait la porte, c’était une féérie de lumières colorées, de formes arrondies, de mouvements souples et gracieux car les rêves restaient intacts, prodiguaient même à Lalo leurs bienfaits : amour, espérance, visions pour l’avenir, sentiments de joie et d’éternité. Rien ne pouvait davantage le combler que de posséder les rêves des autres, car à la destitution s’ajoutait sa propre gloire.
C’était la désolation au pays, les villageois ne comprenant pas quel maléfice s’abattait sur eux. Jamais le temps n’avait été aussi clément, jamais la nature n’avait été aussi radieuse et accueillante. Mais les uns pleuraient secrètement, les autres s’agaçaient de ne pas être compris, se sentaient envahis par une sourde fatigue. La solitude gagnait les cœurs. Ceux qui n’avaient pas ou plus de rêves et qui s’en étaient accoutumés jugeaient sévèrement les esprits découragés. Une indicible incompréhension divisait le village.
Carli, âgé de douze ans, observait le comportement de ses semblables et, alors qu’il aimait la vie de toutes ses forces, il sentait qu’un mal rongeait le pays. Plusieurs fois par jour, il se répétait : « Comment faire ? Comment faire ? » Il faisait partie de ceux qui rêvaient beaucoup la nuit et il lui arrivait de percevoir les rêves des autres. Il éclatait de rire quand un nuage vert se dessinait au-dessus de la tête d’un villageois. Ça le rendait heureux mais il n’avait songé à en parler à personne. Et puis, il avait remarqué aussi que certains nuages disparaissaient brutalement, laissant telle femme comme dépouillée d’elle-même. Alors, dans un élan de gentillesse, il lui souriait. Il avait le cœur lourd du chagrin des autres.
Une nuit, Carli rêva au grand cerf aux bois dorés. L’animal imposant lui apparut dans toute sa splendeur et le regarda longuement. Il l’implora de le suivre et disparut. Carli se réveilla en sursaut et vit à sa fenêtre l’animal qui se tenait à l’orée du bois et qui l’attendait. Le rêve du jeune garçon dessinait un nuage éblouissant au-dessus de sa tête. Les couleurs changeaient imperceptiblement et projetaient au sol une lueur qui guida Carli. Il avait beau se frotter les yeux, la lumière jaune, orange, rouge, violette, ne cessait de vibrer. Alors, il prit un sac, un peu de nourriture, de bonnes chaussures pour marcher et s’enfuit par la fenêtre pour ne pas perdre de vue le cerf. Arrivé à quinze pas de lui, le noble animal s’échappa, veillant à toujours être vu de Carli, qui, ébloui, le suivait sans oser lui parler.
La marche fut longue. On entendait les branches des arbres grincer. Toutes sortes de formes apparaissaient sous le nuage de lumière. Les fourrés prenaient des allures de monstres, les racines serpentaient au sol et le vent dans les cimes créait une musique répétitive et lancinante. Mais le cerf était là et ne quittait pas des yeux Carli qui courait maintenant pour se rapprocher de son protecteur.
Ils sortirent de la forêt et découvrirent, majestueux et isolé, le château de Lalo. Le cerf s’avança dans l’allée principale bordée de châtaigniers et, alors qu’il ralentissait l’allure, l’enfant le suivit timidement. Arrivé devant la porte en bois sculptée, Carli eut peur d’être vu mais les gardes endormis ne furent pas même réveillés par les portes qui s’ouvrirent à l’arrivée du cerf. C’était pure folie que de pénétrer dans cette demeure silencieuse. Le cerf accepta la proximité de Carli qui grimpa sur son dos. C’est ainsi qu’ils franchirent les portes qui s’ouvraient et se fermaient à leur passage. La pierre de granit et le bois de chêne conféraient au lieu un sentiment d’austérité. Le feu crépitait dans les cheminées et rendait plus douce l’odeur de rose qui imprégnait l’air. Le cerf avançait tranquillement et cette lenteur du geste conjuguée à la chaleur de l’animal procurait à l’enfant un sentiment de sécurité. Enfin, ils arrivèrent devant une porte ouvragée, incrustée d’ivoire et d’or, sur laquelle était gravée l’inscription « Salle des rêves ». Carli dut descendre de sa monture et ouvrir lui-même la porte qui grinça légèrement, laissant voir une salle au plafond immense, remplie d’étagères de bois et de verre sur lesquelles étaient disposés, tantôt par tailles, tantôt par couleurs, les rêves volés. Il comprit aussitôt qu’il se trouvait à la source et qu’il lui était donné de voir la puissance des désirs et la beauté des visions, il vit, dans un rire mêlé de larmes, tout l’amour et le bonheur à venir, la richesse de cette précieuse nourriture qui avait été éhontément confisquée. Les rêves brillaient de leur propre éclat et c’était un concert de couleurs qui se répondaient et s’harmonisaient. Le cerf attendait à l’entrée. Et tous les rêves méritaient d’être ramenés. Mais, « Comment faire ? Comment faire ? » se répétait Carli.
Dès qu’il s’approchait d’un nuage, des faisceaux luminescents semblaient lui tendre les bras, des pulsations de lumières orangées demandaient à être cueillies, des arabesques vertes d’aurores boréales le fascinaient, mais son regard se porta plus particulièrement sur une boule de laquelle sortait une spirale bleue, dont les courbes faisaient penser à un fleuve des temps premiers. C’était ce nuage-là qu’il devait ramener au village. Il n’en doutait plus.
Alors, il entoura de ses mains la boule et, la cueillant délicatement, il en sentit le fluide d’une extrême douceur. Le cœur battant, il la déposa au fond de son sac, le referma et rejoignit sur la pointe des pieds le cerf, qui semblait sourire. Il grimpa sur son dos et lui flatta l’encolure. Le cerf aux bois dorés reprit sa marche tranquille. La demeure endormie se laissa traverser. Les portes, complices, s’ouvrirent et se fermèrent une nouvelle fois. Les mêmes gardes ronflaient à l’entrée. Le retour dans la forêt fut beaucoup moins inquiétant. Le cerf ramena Carli, fatigué, et le déposa à la lisière du bois. Au petit jour, l’enfant s’endormit dans son lit, le sac déposé à ses pieds.
A son réveil, Carli se précipita sur son sac pour savoir s’il avait rêvé ou vécu sa vie rêvée. Le petit nuage était là, offrant une lumière d’un bleu transparent, très pur. Le jeune garçon avait envie de la boire ! Mais il fallait la rendre à son rêveur. Il réfléchit et paria : « Je parie qu’un autre que moi voit les rêves. Je parie que si je garde le rêve à l’emplacement de mon cœur, son rêveur le reconnaîtra et me fera signe. » C’est ainsi que l’enfant porta en bandoulière le rêve bleu. Certains se moquaient de son écharpe vide, d’autres lui demandaient s’il avait un bras cassé. Lui haussait les épaules et poursuivait son chemin, arpentant les rues du village, matin et soir.
Un jour, il vit assise sur un banc une vieille femme qui, les yeux fermés, recevait la chaleur du soleil déclinant. Il s’approcha et entendit : « Mon ami, tu as réussi. Tu me rapportes mon bien le plus précieux. Cela fait vingt ans que je t’attends. » Carli n’en revenait pas. Alors, il ouvrit l’écharpe, prit le rêve dans ses mains en coupelles et, devant le regard attendri de la vieille femme, il le lui rendit. De ses doigts chauds et ridés, elle saisit le nuage, le porta à sa tête et le posa comme une parure. Ses longs cheveux d’argent semblaient s’animer de mille courants d’eau claire. Le miracle eut lieu. Alors que Lalo était embusqué dans un fourré et qu’il attendait son heure pour commettre un de ses forfaits, il inspira profondément et ce ne fut pas de l’air qui rentra dans les poumons mais de l’eau qui pénétra dans le cœur. Aussitôt, il comprit : on lui avait repris l’objet de son vol le plus précieux, celui dont la conservation devait contrecarrer les plans du rêveur et lui garantir une vie éternelle et un pouvoir absolu. Il essaya d’expirer mais l’eau du rêve avait gagné le volcan et ne cessait de le remplir. Lalo hurla de douleur et de rage. La main sur le cœur, il sentit sa chaleur disparaître inéluctablement.
« Trouver l’origine du mal a été mon plus grand défi, expliqua la vieille dame à Carli. Je suis comme toi, je vois les rêves des êtres. Et, le jour où j’ai compris que certains disparaissaient brutalement, je me suis mise à suivre les villageois qui portaient les nuages les plus beaux. C’est ainsi que j’ai vu le geste de Lalo et son volcan en éruption… Tu sais, lui-même est incapable de rêver, ni même de concevoir. Je t’en expliquerai un jour la raison. Comme toi, j’ai assisté, impuissante, à la destruction des désirs les plus forts et j’ai rêvé mon rêve inlassablement, jusqu’à ce qu’il me le vole. N’oublie pas, mon petit, qu’il faut protéger les rêves des autres. Tu m’as rendu le mien. Je t’en remercie. »
Le jour suivant, l’enfant et la vieille femme, guidés par le cerf aux bois dorés, se rendirent au château. Les portes étaient ouvertes et le désordre régnait dans un lieu sans maître ni loi. Arrivés devant la salle des rêves, Carli poussa la porte ouvragée. Le moment était venu de rendre aux villageois leur âme et leurs visions, leurs joies et leurs espoirs.
VR