De la liberté de critiquer la presse et les médias si nécessaire

Par J.-Ph. Domecq

 

Intervention orale aux Journées Phares des 90 ans du Pen Club, Paris, 11 & 12 janvier 2017

 

Dans la situation présente du monde et de la France quant aux libertés fondamentales, parer au plus urgent risque de nous faire oublier un autre impératif ; deux de nos priorités, dont une nouvelle au sein de nos démocraties, tendent à en occulter une troisième, celle qui est prospective et non plus seulement protectrice. C’est elle que je vais souligner ici.

Le Pen Club ayant pour vocation première de défendre et promouvoir la liberté d’expression, s’emploie à le faire internationalement là où des régimes nationaux menacent directement les auteurs qui veulent promouvoir cette forme de liberté que l’Europe a mis longtemps à conquérir depuis que la Révolution française a lancé le pari des Droits de l’Homme dans l’Histoire de l’humanité. Quant aux nations démocratiques, cette liberté y est à préserver avec une détermination très nouvelle depuis qu’elle a subi les attentats ciblés de l’année 2015 dont nous marquons aujourd’hui le deuil à Paris. Reconnaissons qu’auparavant (et souvenons-nous à cet égard du climat idéologique mondial lors du bicentenaire de la Révolution française en 1989), les opinons occidentales pensaient que ce combat était victorieux chez elles, du moins quant à ses acquis, et que les Droits de l’Homme, vérité ni révélée ni avérée eux au moins et heureusement, allaient faire le tour du monde. Outre cette promotion, l’essentiel de nos combats devait donc porter sur la solidarité active à l’égard de ceux qui sont privés de cette liberté dès lors qu’ils la désirent, sans européanocentrisme par conséquent. A titre d’exemple et pour mesurer le différentiel historique, chacun d’entre nous ne peut qu’être admiratif à l’égard des plumes courageuses d’auteurs du Maghreb et du Moyen-Orient qui, de l’intérieur de leurs pays, dénoncent l’oppression, les lois héritées, mentalités et traditions qui musèlent la libre expression des opinions : à chaque ligne que nous lisons de ces auteurs, nous nous disons qu’ils risquent la mort, et qu’ils le savent.

Ces deux types de situations, d’une part celle des hommes qui n’ont pas ou guère la liberté d’expression, et, d’autre part, notre nouvelle situation où, par exemple, le Traité sur la tolérance de Voltaire est devenu un best-seller en 2015 après les attentats de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Casher… (ce simple fait, qu’un ouvrage du XVIIIe siècle devienne best-seller, n’est pas une bonne nouvelle et mesure le retard que nous font à dessein reprendre ceux qui exècrent nos libertés et Droits de l’Homme), ces deux situations externes et internes, donc, font qu’on a totalement écarté du débat public et intellectuel les libertés que nous avons à créer ici et demain, et la lutte contre l’oppression non armée mais puissante et idéologiquement aliénante que l’expression des idées et des formes subit depuis plus de trente ans dans le débat politique autant que dans la culture. L’obligation politique et culturelle que nous avons de parer au plus pressé auprès de nos semblables meurtris sous d’autres régimes, et la lutte rétroactive qu’il nous faut désormais mener contre les atteintes et attentats à nos libertés conquises de haute lutte par le passé, ne doivent pourtant pas entraver notre intuition des libertés à conquérir sous nos régimes ni nous faire taire sur les formes nouvelles d’oppression que nos libertés ont générées. Quand le monde avancé n’avance plus, il n’aide pas à avancer ceux qui aspirent aux libertés antérieures. C’est cette évidence, et la responsabilité culturelle qu’elle implique, que j’entends souligner aujourd’hui, même s’il paraît un luxe de demander de nouvelles libertés et de dénoncer l’oppression culturelle quand nos libertés acquises sont victimes d’attentats barbares et civilisationnels. Cela vaut sur le plan politique exactement comme sur le plan culturel, et littéraire, comme on va voir, et c’est au cœur de cible des missions du Pen Club international.

« Il y a trente ans », ai-je dit tout à l’heure, le problème était déjà patent. En 1989, dans La Passion du politique 1, je concluais ceci : « Les médias n’ont pas de répondant. Qui en effet pourrait bien remettre en cause leurs questions ou conclusions (…) ? Les hommes politiques ? Évidemment non. (…) Ils encourraient le soupçon de censure. Mais nous, que pouvons-nous dire à ce fameux Quatrième Pouvoir ? Nous avons le choix entre la dénégation et la désaffection : réponses négatives aux sondages, ou baisse des taux d’audience. Pour l’heure, nous avons le choix de nous taire. » Autrement dit, nous laisser faire et nous laisser priver d’un droit à l’esprit critique informatif qui fait partie intégrante de nos libertés, et notamment des libertés que l’on attend à juste titre de la presse et des médias. Dans l’état actuel des choses, concluais-je, « le Quatrième Pouvoir n’a à répondre de rien, il est livré à lui-même en un cercle de communication étroitement tautologique. » Il est le seul des quatre pouvoirs a tout pouvoir contre chaque autre pouvoir sans qu’aucun ne puisse rien contre lui. C’est patent en politique, où les médias ont massivement formalisé, « formaté » comme tout le monde sait, sait mais subit, les débats politiques, économiques. On ne peut sous-estimer la tournure qu’impriment les médias, il leur suffit d’imposer par exemple un tempo accéléré au nécessaire jeu des questions-réponses. Les questions peuvent faire les réponses, on le sait ; dans la grille médiatique actuelle, l’interruption constante de l’homme politique au bout de deux à trois phrases frustre constamment l’électeur, le « télecteur » écrivais-je dans cet essai, de son désir d’explicitation et d’analyse du contrat social que tout homme ou parti politique est censé constitutionnellement proposer. Je ne m’en tiendrai à une seule illustration que tout le monde va reconnaître et j’entends en rester ici aux constats d’évidence puisqu’il n’est pas toujours besoin de chercher loin pour saisir un problème. L’émission politique reine de la campagne présidentielle qui a lieu en ce moment en France et qui s’intitule directement Émission politique, sur France 2, a institué que l’invité politique serait, à la fin, cloué au pilori par une humoriste, l’exercice étant précédé de passages obligés du même genre – genre Léa Salamé, pour dire les choses. Ce qui est frappant, notamment dans le morceau final, c’est, d’une part, la bêtise de la caricature qu’effectue rituellement la journaliste, jeune comme il se doit et donc sûrement « libérée » n’est-ce pas ; mais, surtout, l’homme politique est obligé de subir l’exercice en se taisant, en souriant même - cela vaut mieux sinon on lui en rajoutera une louche puisqu’on a tous les droits contre lui. Autrement dit, ce qui préside à ce que j’appelais dans La Passion du politique la « bouc-émissérisation » de l’élu politique, c’est que celui-ci mérite cette figure qu’on nommera le pilori a priori. Mais, où a-t-on vu, dans toutes les professions et missions que nous exerçons tous, que l’une ou l’autre doive être a priori stigmatisée ? Or, ce n’est pas n’importe laquelle qui l’est en politique. C’est celle de nos représentants élus. Élus par nous autres, concitoyens égaux. Autrement dit, c’est nous-mêmes qu’on nous jette en pâture. Dégradation totale et à chaque échéance plus plombante depuis trente ans. Un homme politique est parvenu à le dire, François Fillon, et cela juste avant qu’il remonte dans les intentions de vote. Je ne le mentionne que parce que ceci explique cela en partie. C’est-à-dire que les électeurs en ont assez d’être frustrés dans leur désir de débat politique. Nous sommes réduits à revendiquer muettement le débat, tout simplement le débat sans lequel il n’est pas de Cité, comme rappel de liberté fondamentale d’opinion.

Cette confiscation est insupportable. La liberté d’information se retourne contre elle-même et contre nous. Je vous laisse à penser ce qu’il en est quant au fond idéologique, qui fait passer pour seuls possibles les choix d’idéologie économique qui ont rendu notre société toujours plus déséquilibrée, injuste, et perçue concrètement comme telle par les peuples.

Je nommais cela, dont je n’ai donné ici qu’un échantillon auquel chacun pourra ajouter tant d’autres quotidiennement, j’ai nommé cela Médiacratie. Où l’on entendra, librement assumé, le pointage de la médiocrité régnante qui fait toute l’actuelle Ambiance.

Seulement voilà, et c’est une des missions particulières dont le Pen Club doit s’occuper, ce qui est vrai de l’agora politique l’est de l’agora culturelle, notamment en France puisque c’est le pays au monde qui, par tradition héritée du magistère d’opinion créé par les Philosophes des Lumières et perpétuée ensuite par la figure du « Grand Écrivain » du XIXe siècle puis, plus funestement, par « l’écrivain engagé » du XXe siècle dont Sartre donna le douteux prototype. La France donc est par son histoire le pays qui a le plus médiatisé la culture, ce qui est a priori une bonne chose pour la démocratie culturelle. Ce le fut après-guerre lorsque furent créés le Livre de Poche, le Théâtre National Populaire, les aides à la culture et à sa diffusion sur le territoire, etc. A cela près qu’aujourd’hui, par suite de la captation autarcique des médias, ceux-ci et la presse sont devenus les premiers à conforter l’analyse de Tocqueville sur le nivellement d’opinion à laquelle serait vouée la démocratie, pense-t-il et on n’est pas obligé de le suivre. Le constat est patent aujourd’hui, dans les arts et les livres, de promotions d’artistes et d’auteurs qui doivent beaucoup à leur effet immédiat qui est censé offrir au citoyen le sentiment que c’était à sa portée immédiate et spontanée. Joseph Beuys crachait le morceau en introduisant la démagogie dans l’histoire des arts, grande première : « Tout homme est un artiste, telle est ma contribution la plus importante à l’histoire de l’art. » Bouclons les temps : les journaux les plus influents ont encore promu Jeff Koons en vertu de ce cliché d’esthétique sociologisante qui voudrait que sa statuaire consumériste nous ferait découvrir quelque chose dont assurément nous ne nous étions pas aperçus depuis la fin des années cinquante. La même presse ne trouve rien à redire et beaucoup à dire du simplisme revendicateur de Daniel Buren ; il s’agit bien là des deux bouts de la chaîne du consumérisme au conceptuel. De même il fut et reste impossible d’émettre dans les journaux une analyse contradictoire à propos du pouvoir culturel de François Pinault ou de la Fondation LVMH de Bernard Arnault, pourtant partisan de ce grand raffinement culturel qu’est l’évasion fiscale qui doit d’ailleurs aider à financer, quand même, la culture. Le bas de soie s’améliore, tendance. Qu’avons-nous à faire de ces combats de prestige par lesquels se blanchissent les grands friqués de ce monde ? Si encore ils étaient raffinés dans leur choix ; mais non, loin s’en faut, et disons que c’est sûrement la seule au fond que nous ayons contre ceux qui défendent sans distinction la richesse…

Que dire alors de la réception de la littérature en France ?! A l’étranger, on s’en étonne depuis trente ans, et Paris a beaucoup perdu de son historique aura fédératrice des innovations. Un seul exemple là encore choisi pour son écrasante et incontestable évidence : la promotion d’une œuvre telle que celle de Michel Houellebecq. Les mêmes journaux qui reprochent à la télévision de tirer le public vers le bas, furent les premiers et continuent à promouvoir une littérature dont il sont dupes. L’humour de comptoir peut faire rire chacun d’entre nous à l’occasion ; sorti du comptoir il n’en reste rien. La critique littéraire française n’entrevoit pas que Houellebecq est l’équivalent de Lucien Rebatet aujourd’hui, en mou bien sûr puisque le dur a déjà donné ses méfaits dans les années 30 et que Houellebecq est trop stratège pour ne pas savoir comment enfiler le gogo qui, progressiste, est complexé de sa propre finesse. L’anguille poisseuse que joue fort bien cet auteur sur le plan idéologique, et il ne produit que de la littérature idéologique, et le torve qu’exprime cette littérature, seraient donc tout ce qu’il y a de plus révélateur sur notre époque ? Mais il vrai que les articles sur la vulgarité provocatrice font vendre du papier, alors, inclinons-nous.

Notez, et c’est la seule raison pour laquelle j’ai donné ces exemples parmi bien d’autres, notez que contre cela nous ne pouvons rien en l’état actuel des choses et des mentalités. La preuve, ce propos n’est pas entendu, entendu volontairement de travers, comme le veut et opère la servitude volontaire. En culture aussi cette sorte de servitude, joviale et consentie, existe. Elle se modernise évidemment avec le temps.

Jean-Philippe Domecq

1 Pages 44 & suiv., éditions du Seuil en 1989, coll. « Fiction & Cie ».

 

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