Ortese et Pasolini

 

 

par Valérie Rossignol

Dossier publié dans la revue Études en mai 2021.

 

Anna Maria Ortese et Pier Paolo Pasolini se sont-ils rencontrés ? Figures marginales et passionnées de la littérature italienne, ils ont su, par leur irréductible indépendance, résister à la quête de gloire et à l’épreuve du temps. À l’heure où le flux médiatique balaie les œuvres nouvelles et fragilise les voix fortes, il est important de s’interroger sur le rôle de ces écrivains résistants qui appellent à la défense des opprimés.

 

Nous sommes en Italie en 1952. Le prix Soroptimist du Club de Milan récompense le recueil de nouvelles L’infante ensevelie d’Anna Maria Ortese, publié en 1950. Celle-ci a 38 ans. Pourtant, l’accueil fut glacial. En 1979, Ortese déclare à ce sujet : « J’ai eu peur de ce que je faisais, à cause des critiques. […] Il était honteux pour un écrivain de raconter ses rêveries. J’ai envie de pleurer quand je parle de ces récits[1]. » Troublant aveu qui souligne l’esprit de censure qu’Anna Maria doit affronter. Pourtant, la force de son écriture, son appel à la protection des opprimés, son éloge de la vie annoncent une écrivaine d’envergure.

De 1953 à 1956, Pier Paolo Pasolini compose Les cendres de Gramsci :

« Et là, tumeur

qui se recrée, tu retrouves

le vieux creuset d’amour,

sens, épouvante, joie.

Et c’est justement en cette torpeur

qu’est la lumière… en cette inconscience

d’enfant, d’animal ou d’ingénu libertin

qu’est la pureté[2]… »

 

Les premiers textes de Pasolini sont poétiques et répondent à l’élan d’Ortese, de huit ans son aînée : un pacte d’authenticité, une volonté de saisir la sacralité de la vie dans une société en déperdition les guident. Ortese et Pasolini, parce qu’ils connaissent la misère et aiment le peuple italien, parce qu’ils ouvrent en eux une brèche de tendresse et d’humilité, sauront faire de la violence qui gouverne le monde moderne un vecteur d’écriture et de rêverie. Par leur regard, le monde sera puissamment recomposé.

 

La défense des opprimés

 

Marqués par la scission de la société italienne qui distinguent bourgeois et pauvres, Ortese et Pasolini sont irréductiblement du côté des démunis. Dans La mer ne baigne pas Naples (1953), Ortese porte une attention particulière à une population marginalisée, dont elle comprend la misère et, quelques années plus tard, elle révèle son intérêt pour la condition des garçons d’Arese (Lombardie) sortis d’un foyer d’accueil. Il s’agit du récit I ragazzi di Arese (1958)[3] qui fut le sujet d’un documentaire cinématographique réalisé par Gianni Serra pour son émission de télévision « RT di Enzo Biagi » : « J’ai vu, de mes yeux vu, un soir de Noël, un de ces dépôts d’adolescents perdus ; et j’écrivis sur le sujet mais ces récits parurent à ceux qui les lurent, dès les années soixante, l’expression d’une inquiétude qui apportait un trouble inutile dans la bienheureuse société lombarde[4]. »

À cette époque, Pasolini publie Ragazzi di vita (1955) et Una vita violente (1959). Serge Rivron souligne : « Le projet de ces récits est né de l’immersion de Pasolini dans les faubourgs romains où l’on entasse à l’époque un peuple d’immigrés du sud de l’Italie ou du Latium, race d’ouvriers agricoles que les suites de la guerre et la désertification rurale ont rejetée à la périphérie des villes et qui, selon Pasolini, vivent dans des conditions pré-industrielles, dans un état de misère qui confine à la sauvagerie […]. Aucune candeur, cependant, dans ces deux romans qui traitent en langage cru des fléaux qui frappent ces milieux de misère et des vices qui y grouillent : faim, tuberculose, morts prématurées, enfance abandonnée, ignorance, déshérence adolescente, paresse, ivrognerie, vol, prostitution, violence[5]. » Ragazzi di vita est jugé pour « obscénité », à cause de la référence à la prostitution masculine et à l’homosexualité. Un procès est tenu à Milan et se solde par un acquittement.

Dans les autres récits, la fiction prend le pas sur le documentaire mais les préoccupations sont les mêmes. Les deux écrivains inventent les figures littéraires, qu’elles soient allégoriques ou réalistes, qui incarnent les opprimés. Ainsi, par L’iguane (1965), Ortese crée le personnage de la femme animale, servante humble et impuissante, au langage pauvre, dont on abuse. La fantaisie du conte permet de décliner les vertus du symbole. « Ce disant, ainsi qu’il arrive parfois quand des mots dits sans intention précise révèlent, comme des rayons de lumière jaillis de l’inconscient, quelque vérité échappée à l’esprit de pierre, le jeune homme se rendit compte, abasourdi, que la créature qu’il avait appelée “petite-mère” était, en réalité, encore moins qu’une fillette : une petite iguane de sept ou huit ans au plus, que seuls l’aspect ridé de son espèce et un dépérissement qu’on pouvait attribuer à des causes diverses, tel que porter de gros poids, servir assidûment et je ne sais quel sauvage abandon, trop lourds même pour l’enfance d’une bête, avaient comme recroquevillée et enténébrée. À présent, la joie qui l’animait tout entière le révélait[6]. » L’iguane est une femme mais, par sa condition, elle devient un animal. Cette condition-là, Pasolini y est sensible aussi, puisque, dans Théorème (1968), l’invité de la maison s’adresse à Émilie, la servante de la famille, en ces termes :

 

« Est-ce donc que

ta pauvreté et ton infériorité sociale

ne sont pas dénuées de tout sens pour moi ?

De sorte qu’avec toi je me prodigue moins,

comme si tu avais un corps de second ordre,

et si ton esprit n’était que le tressaillement inquiet,

stupide, angélique et gourd d’une bête ?

Non, ce n’est rien de tout cela. […]

Or, bien évidemment, toi aussi,

ma pauvre Émilie, fille de peu de prix,

dédaignée, dépossédée de ce monde,

cette conscience, tu l’as.

Une conscience privée de mots.

Et qui par conséquent n’est pas bavarde[7]. »

 

Par les mots, Ortese et Pasolini ne donnent pas la parole aux plus faibles, ils leur restituent une place dans la cité et, par conséquent, éclairent le rôle que les puissants jouent. C’est le pouvoir de la littérature de prendre en considération la logique d’une situation et d’en révéler les significations. Dresser un portrait et le hisser au niveau de l’allégorie est un premier acte de résistance.

 

La dénonciation d’un monde décadent

 

L’esprit de résistance et le besoin de dénoncer ne quitteront plus les deux écrivains. Le monde de l’après-guerre comme celui de la reconstruction sont perçus comme décadents. Des années cinquante aux années soixante-dix, leur constat est le même : l’Italie sacrifie la tradition et la mémoire, le mythe et l’esprit populaire au profit d’un mercantilisme et d’un arrivisme obscènes. S’ils ne sont ni fascistes ni nationalistes, Ortese et Pasolini résistent à la force du libéralisme dans la mesure où il annihile l’âme de l’Italie. Peut-être sont-ils tous les deux des révolutionnaires communistes, proches du peuple et de la belle Italie, dont ils ne se lassent pas de décrire la mer et la lumière et qu’ils parcourent en nomades.

Dans Corps céleste, en particulier, Ortese dénonce la perte de profondeur et de singularité de l’Italie. Nous sommes en 1980 : « À toutes les portes et fenêtres de l’édifice millénaire se montrent les visages déformés et obtus de la raillerie et de l’obscénité. La dégradation est la déesse du moment. On porte des fleurs aux autels de la dégradation, mais on l’appelle “déconsécration”, formule plus douce. Tout est profané, ou en voie de l’être. Le patrimoine plus que millénaire des manières d’être, des ententes, des symboles, des actes-symboles est passé au pilon. Celui qui veut dire quelque chose n’a plus l’espoir d’être compris. Si l’on a besoin d’aide, le secours est impossible, car les signaux ont changé. Quels sont-ils ? Notre vie n’a plus de signaux qui soient reconnaissables l’instant d’après, ou à un mètre de distance. Le domaine privé – comme on dit aujourd’hui – est mort, à moins qu’il ne soit sanctifié par l’argent. L’argent, ou une justice toute personnelle, reste la valeur qui ne chute pas, que tous reconnaissent[8]. »

Loin des catégories de son époque, libre de nommer intuitivement l’appauvrissement spirituel, de déplorer la perte de repères ancestraux, Ortese circonscrit le mal qui évolue vite et qui sacrifie la métamorphose lente de l’être à l’urgence de posséder. Et c’est le même malaise que Pasolini, habité par une conscience aiguë des valeurs bafouées par les puissants et l’esprit consumériste de son époque, exprime dans les années cinquante (La religion de notre temps, 1957-1959). Ce malaise sera la pierre angulaire de ses essais et textes critiques, jusqu’à Pétrole (1974) qu’il n’a pas eu le temps d’achever :

 

« Je sais bien que ce n’est qu’insécurité

vitale, vieille angoisse matérielle :

que c’était la règle de notre vie

 

animale, et qu’elle est passée maintenant en ces pauvres

Communautés que nous formons : qu’elle est défense

désespérée, et qu’elle se niche où l’on trouve

 

un brin de paix : dans la possession.

Et la possession est toujours la même : de l’industrie

au petit champ, et du navire au chariot.

 

Aussi est-ce chez tous la même lâcheté :

la même que dans la grisaille originelle, ou bien dans celle

des derniers jours de toute civilisation…

 

Ainsi mon pays se trouve-t-il ramené

à son point de départ, en ce regain d’impiété.

Et celui qui ne croit en rien, en prend conscience

et détient le pouvoir[9]. »

 

Ainsi, le désespoir est-il le revers d’une aspiration profonde. Ortese et Pasolini ne dissocient aucunement leur destinée de celle de l’Italie. Leur patrie est leur chair. Ils y sont attachés par la mémoire qu’elle véhicule et la joie dont elle est capable. Impossible pour eux d’y renoncer ou de la laisser dépérir par la faute des profiteurs. C’est une rage, un refus obstiné de l’injustice, une absence de peur de l’opinion d’autrui mais aussi une volonté d’amender la société. Il ne s’agit pas d’adopter un discours qui s’appuie sur un raisonnement logique. Proches d’une vérité intérieure qui échappe à la science et à la morale, ils conçoivent un monde mu par des lois invisibles qui régissent la dimension sacrée de l’existence.

Aussi, l’enjeu est-il de taille. Comment la littérature peut-elle mettre en scène l’opposition de ces forces antagonistes ? Est-elle en mesure d’illustrer la misère humaine et de trouver une porte de sortie, de défier la soif de possession et de placer au centre l’ancestrale piété ?

 

La rédemption littéraire

 

La question est d’autant plus importante qu’Ortese et Pasolini ont le même rapport au catholicisme : ils connaissent la parole de l’Évangile, ils ont grandi dans un pays pratiquant et l’hypocrisie de la société, qui abandonne lâchement les valeurs chrétiennes, leur apparaît dès lors comme une insupportable trahison. Pour Ortese, ne pas sauver la jeunesse de la délinquance, c’est précipiter la chute civilisationnelle : « Et qu’un pays chrétien, le centre même de la chrétienté – parce que c’est à ça, finalement, qu’il me faut arriver – puisse tolérer cela, et subordonner la priorité de ses devoirs envers la plante humaine à des intérêts exclusivement personnalistes et mercantiles, cela me paraissait être le premier pas du monde italien et de ses maîtres – en pouvoir et en argent – vers la perdition. La jeune génération ! Voilà ce qui requérait attention, amour, sacrifices. Ce qui ne fut pas fait. On me répondra qu’une partie au moins de la jeune génération italienne obtint et de l’attention, et de l’amour, et des sacrifices. Et mon étonnement reste toujours le même, étant donné que cette réponse provient du centre de la chrétienté ; car l’on ne peut se sauver soi-même – dans le cas présent, ceux qui sont déjà sauvés, les jeunes gens favorisés – sans d’abord mener vers le salut les autres ! Et ça, ce n’était pas de la charité. C’était un devoir rigoureux ! Un devoir précis[10]. » Cette perte du sens des responsabilités et de toute profondeur, Pasolini la déplore dans La religion de notre temps :

 

« Qu’il est donc loin maintenant de l’écoute

du pur tumulte de son cœur,

du paysage de primevères et de pousses

 

du Frioul maternel, le doux-ardent

Rossignol de l’Église catholique !

Son sacrilège et religieux amour

 

n’est plus qu’un souvenir, un art rhétorique :

mais c’est lui qui est mort, et non moi, de colère,

d’amour déçu, d’angoisse spasmodique

 

pour une tradition qu’assassinent

jour après jour ceux qui s’en disent les défenseurs[11]. »

 

Animés par un esprit de rébellion puissant, un amour de la vie qui les place près du Christ, Ortese et Pasolini vont par l’écriture redonner à la rédemption tout son sens. Dans la majorité de ses écrits, Ortese met en scène des personnages capables de dénuement et d’amour absolu. C’est la petite fille aimant un seigneur se faisant passer pour Dieu[12], c’est le farfadet à Gênes[13] qui accepte de mourir sacrifié par une famille qui ne l’aime plus : l’enfant mal aimé devient un farfadet, poupée mi-animal, mi-homme, au cœur pur. Il porte en lui l’amour qu’aucune haine ne peut détruire. C’est le comte qui aime l’iguane et souffre de son malheur au point de se sacrifier pour elle. Alors qu’elle est tombée dans un puits, il descend pour aller la chercher, se blesse et meurt et c’est toute la famille qui en sera transfigurée. Petite fille, farfadet ou comte, les rédempteurs sont fragiles et humbles, mais leur sacrifice n’est jamais une condamnation. Conscients, ils souffrent et acceptent de souffrir pour ne pas perdre ce qui leur paraît le plus précieux : leur aptitude à aimer en dehors de tout esprit de possession. Et dans l’univers fantasque et mélancolique d’Ortese, le lecteur finit par être touché par une forme de grâce. C’est l’action de la poésie sur les esprits découragés, l’effet d’une mystique incorruptible que résume les mots du narrateur d’« Un farfadet à Gênes » : « Je refusai d’en entendre plus, et m’éloignai de ce lieu de neige et de fleurs, d’injustice et de liberté, en constatant à quel point est étrange et puissant l’effet de l’amour (des handicapés comme des farfadets) sur l’Univers lui-même, sur la terrible Réalité du vivre, lorsque s’élève alentour, outre la plainte des enfants, le chant d’un poète provençal, d’un Bernart de Ventadorn, ou d’un cœur épris à l’égal du sien[14]. »

Dans Théorème, Pasolini opère le même tour de force. Puisque la société bourgeoise semble condamnée à réfléchir en fonction d’un système de valeurs clos, l’écrivain crée un personnage venu de nulle part, caractérisé par sa jeunesse et sa joie et dont le rôle est de détruire les vies factices. La figure du rédempteur rayonne par sa bonté compatissante et son absence de peur. Cet invité de la famille bourgeoise est une allégorie de Dieu. Par son amour, aussi charnel que spirituel, il donne à chacun la possibilité de laisser s’effondrer ses représentations pour s’ouvrir à la dimension sacrée de l’existence. Pour que la Révélation ait lieu, il faut que l’amour se réalise avant toute objection de la pensée, « agir avant d’en avoir décidé ». Si tous sont touchés, peu parviennent à une foi qui conduit au total détachement de ce monde. Le père, chef d’entreprise, fait don de son usine à ses ouvriers et se dépouille afin d’avancer nu dans sa quête. Mais celle qui parachève le travail de Dieu est Émilie, la servante. Sa condition lui permet d’atteindre un état de sainteté, de produire des miracles. En lévitation dans le ciel, elle fait savoir qu’elle est élue. Et, quand elle décide de mourir pour sauver les hommes, de s’enfouir dans la terre, elle pleure et ses larmes deviennent une source purificatrice qui soigne les blessures des hommes. C’est la parole même du Christ qui est ainsi réécrite et purgée de tout dogme et de toute tentative de récupération.

L’œuvre d’Ortese, comme celle de Pasolini, tout en défiant le conformisme et le conservatisme de la société bourgeoise et catholique, replace au centre des préoccupations humaines la question de la foi et de la piété, de la quête et de la rédemption.

***

C’est pourquoi je reviens à la question toute personnelle que je m’étais posée, en lisant l’œuvre d’Anna Maria Ortese : Ortese et Pasolini se connaissaient-ils ? Se lisaient-ils ? Ortese avait froissé certains intellectuels par ses portraits et ses analyses de la situation intellectuelle napolitaine contemporaine dans La mer ne baigne pas Naples (1953) : Italo Calvino la soutenait, Elsa Morante et Dario Bellezza étaient ses amis, mais qu’en était-il de sa relation avec Pasolini ? René de Ceccatty, à qui j’ai posé la question, m’a dit ne pouvoir affirmer qu’ils se soient rencontrés mais être certain qu’ils se lisaient :

 

« Anna Maria Ortese et Pasolini se connaissaient-ils ? J’ai retrouvé une belle lettre d’Ortese à Bellezza pour le remercier du livre écrit par ce dernier sur la mort de Pasolini (Morte di Pasolini, Mondadori, 1981). […] Voici la lettre d’Anna Maria Ortese, datée du 3 novembre 1981[15] : “Mon très cher Dario, merci du livre, merci de ta dédicace ! Le livre m’a semblé compter parmi tes proses (excuse-moi si je m’exprime ainsi) les plus intenses. Vraiment si intense – et crois-moi : c’est une qualité très élevée, chaque mot de ce tissu et ce qui lui donne sa valeur, c’est une signature – la tienne – et c’est en cela qu’il a une force poétique. Je crois qu’on doit le souligner. Il a – mais il était impossible et peut-être immoral qu’il n’en soit pas ainsi – une force contre – et la lumière qui enveloppe Pier Paolo est cruelle. Mais l’on peut observer que, depuis longtemps, toute expression censée signifier des passions et des situations de grande envergure possède une cruauté. Car peut-être les limites du monde – de ce que nous voyons ou aimons – sont avant tout perception d’une limite – d’un pas-plus-loin précisément – et donc d’une douleur. Alors, il faut bien enregistrer cette limite – qui dit : la chose n’est qu’ici, la vérité de l’homme est celle-ci, le secret est le négatif que voici – l’espoir, l’espoir toujours vivant que tout sera plus grand, plus libre, différent, s’éloigne du cœur ; l’esprit s’emplit d’une lumière sombre. Si tout est tel que tu l’as supposé, sa tristesse – de Pier Paolo – a été de revenir en arrière, de se précipiter dans le privé, dans la terrible situation de l’adolescence, quand il avait acquis des ailes et une rapidité pour une adolescence plus vraie que celle dont il se souvenait. S’il en a été ainsi. Cette histoire d’une chute, une erreur philosophique, un retour en arrière, où il n’y avait plus rien, fait pleurer. S’il en a été ainsi ! C’est possible. C’est une hypothèse – mais par toi hautement, c’est-à-dire avec courage et douleur – affrontée. Je ne sais pas si j’ai été confuse – je le crains, à vrai dire. Il y a longtemps que je n’écris pas aussi longuement, et je ne sais presque plus écrire.

(Je parle de ‘penser’ ; sans pensée, en réalité, j’écris toujours.) Donne-moi de tes nouvelles dès ton retour, mon très cher Dario. Je t’embrasse. Anna.” »

 

Cette lettre magnifique montre à quel point Ortese comprenait Pasolini et laisse imaginer ce qu’aurait pu être leur dialogue. Considérant chacun que la vie est une énigme, luttant contre les préjugés moraux pour s’attacher à la vérité de leur vie, ils ont su faire du secret une loi guidant leur existence. Lorsqu’Anna Maria évoque « une lumière sombre », elle rappelle la difficulté à défendre, au cœur de l’intime, les aspirations profondes, surtout quand elles heurtent violemment les préceptes d’une société. C’est aussi cet espoir en creux, le revers du désespoir, qui donnait à leurs vies respectives une telle intensité.

Si Pasolini et Ortese n’ont créé aucun lien, sans doute était-il important de les rapprocher. L’un était homosexuel, l’autre une femme, et une femme pauvre, ce qui a compliqué la réception de leurs œuvres et leur rayonnement. La censure dont ils ont parfois été victimes n’a fait que renforcer leurs convictions. Ils étaient l’un et l’autre fidèles à leurs aspirations et incorruptibles dans leur quête. Leur insoumission, leur façon de renouer avec la dimension sacrée de l’existence, tout en tenant à distance toute forme d’endoctrinement, font d’eux des frère et sœur d’âme. Puissent leur pensée et leur vitalité irriguer notre époque.

V. R.

 

[1] A. M. Ortese, L’infante ensevelie, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes sud, 2003, p. 137.

[2] P. P. Pasolini, Poésies. 1953-1964, traduit de l’italien et préfacé par José Guidi, Gallimard, « Du monde entier », [1972] 1980, p. 87

[3] A. M. Ortese, Silenzio a Milano, Laterza, 1958.

[4] Id., Corps céleste, traduit de l’italien par Claude Schmitt, Actes Sud, 2000, p. 40-41.

[5] Serge Rivron, « Infréquentable, Pasolini ? », revue Nunc, n° 25, octobre 2011, Éditions de Corlevour, pp. 110-111.

[6] A. M. Ortese, L’iguane, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Gallimard, « Du monde entier », 1988, p. 27.

[7] P. P. Pasolini, Théorème, traduit de l’italien par José Guidi, Gallimard, « Du monde entier », 1978, p. 98.

[8] A. M. Ortese, Corps céleste, traduit de l’italien par Claude Schmitt, Actes Sud, 2000, p.22

[9] P. P. Pasolini, Poésies. 1953-1964, op. cit., p. 153-154.

[10] A. M. Ortese, Corps céleste, traduit de l’italien par Claude Schmitt, Actes Sud, 2000, p.42-43

[11] P. P. Pasolini, Poésies. 1953-1964, op. cit., p. 159.

[12] A. M. Ortese, « Yeux obliques », dans L’infante ensevelie, op. cit.

[13] Id., « Un farfadet à Gênes », dans De veille et de sommeil, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, « Du monde entier », 1990.

[14] A. M. Ortese, « Un farfadet à Gênes », dans De veille et de sommeil, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, « Du monde entier », 1990. p.80

[15] Dans cette correspondance du 6 mai 2020, René de Ceccatty m’explique que Dario Bellezza ne croyait pas à un assassinat politique concernant la mort de Pasolini mais à une crise existentielle profonde conduisant au suicide.

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