Marinus et Marina de Claude Louis-Combet
Il n'y a rien de plus douloureux que l'incommunicabilité de ce que l'on est, rien de plus pénible que de sentir que l'espace qui nous sépare de l'Autre est rempli de projections, de mécanismes puissants et redoutables, de pensées qui ne nous appartiennent pas. L'être singulier, différent, est condamné à vivre en silence. Passant outre les normes et les préjugés, il ne peut se déployer que dans un espace intérieur, inaccessible à l'Autre. Quand cette incompréhension est transformée en système, que ce n'est plus un être qui ne comprend pas mais toute une communauté, il appartient à celui qui perçoit différemment de le dire, avec toute la force de ses mots, en espérant que ceux qui n'ont pas compris décillent les yeux et laissent venir à la conscience la méprise et la trahison.
Marinus et Marina est une légende chrétienne du Ve siècle. Après la mort de son épouse Irène, Eugène trouve refuge dans le monastère de Maria Glykophilousa et amène sa fille, Marina, à y vivre avec lui, sous le nom de Marinus, dissimulant ainsi sa véritable identité. Cette légende bithynienne devient, sous la plume de Claude Louis-Combet, une aventure spirituelle qui permet à l'auteur qui est aussi le narrateur de traduire son inépuisable et impossible quête mystique. Au mythe se mêle l'autobiographie, Claude Louis-Combet relatant sa propre expérience monacale.
Le narrateur de Marinus et Marina 1, jeune moine timide, maladroit, dévoué à l'Abbé, explore dans la sensibilité de sa chair, ce qu'il nomme le plaisir-en-Dieu. Quand, lors d'une nuit d'hiver, alors que la fenêtre de sa cellule est ouverte, il s'ouvre à la fraîcheur de la nuit, à la nature, c'est tout son corps dénudé qui est travaillé par le don de soi. Dans un abandon et une confiance qui le féminisent et le rendent profondément vulnérable, il sent de façon primitive, ce qu'a pu être l'homme premier, l'humain fait par Dieu, pour Dieu, en union avec lui, dans un sentiment d'exister tellement fort que la joie est décuplée: « Oui, en vérité, je ne pourrais traduire les sensations qui brassaient alors ma chair au plus inouï d'elle-même que par ces images de prières qui s'énonçaient Vas spirituale, Rosa mystica, Turris eburnea, Domus aurea, Janua coeli... Comment le faire comprendre? Ces expressions d'une piété lessivée par l'habitude accédaient à une magique puissance de sens par la voie très obscure de l'incarnation et même, plus précisément, de la sexualisation. Elles étaient, dans la nuit, le chant qui soutenait et animait le mouvement de rames par lequel la terre m'associait à sa lenteur, à sa douceur et à sa vastitude. Et comme la terre se faisait chair dans le mystère de l'accueil, le verbe se faisait sexe en moi et se creusait son abîme. Était-ce la répétition des mêmes expressions dans la continuité du temps? Ou bien la richesse de vérité inhérente aux métaphores mystiques? Était-ce l'infusion de tous les sens dans l'effusion du verbe? Je ne sortais pas d'un certain langage que j'avais choisi avec la vie religieuse et que la culture, propre à cette vie, ressourçait inépuisablement. Mais il était donné, à ce langage, un sens diurne et un sens nocturne. La nuit, les mots que le jour avait brassés me revenaient avec une charge nouvelle de sensualité qui s'accordait merveilleusement avec la chaleur et la douceur de mon corps offert sans gêne et sans limite à l'espace ouvert des champs et des bois. Les mots cessaient de signifier des abstractions spirituelles. Ils menaient comme une sorte d'existence indépendante et sensuelle qui jouait sa signification dans l'obscurité même de ma sensibilité. Vase spirituel, Rose mystique, Tour d'ivoire, Maison d'or, Porte du ciel, ce n'était plus une cascade d'expressions pieuses, indéfiniment ressassées dans la monotonie des prières collectives – mais la chair au-dedans d'elle-même se cherchant une forme dans la matérialité des images et se creusant, se découvrant, s'ouvrant et se refermant, se rejoignant enfin et communiant à soi-même. »
Cet espace, limpide et profond, est aussi le lieu de la prière par le truchement de laquelle les âmes, lumineuses, communiquent entre elles. L'higoumène de Maria Glykophilousa entend, voit en pensée l'arrivée d'Eugène éreinté par une longue marche dans le Désert, de même qu'Eugène devine l'appel de sa fille Marina, abandonnée. Ces élans secrets, ces appels révèlent une vérité accessible aux quelques êtres qui se rejoignent dans un même espace, intérieur, insondable. La prière partagée n'est pas faite de mots, elle est l'instant où l'ouverture dans le silence du recueillement permet de recevoir des images, des perceptions qui se situent à mi-chemin entre la vision et la parole et qui s'imposent avec la force de l'évidence, comme dans un rêve. L'écriture est celle du secret, de l'énigme, puisque ces réalités décrites relèvent du mystère. La précision et la lenteur avec lesquelles Claude Louis-Combet les nomme permettent au lecteur d'adopter le rythme intérieur de la méditation. La narration est spirituelle. On s'approprie l'histoire de ces âmes épanouies dans l'accomplissement de leur vocation.
Cependant, lorsque le jeune moine tente de faire entendre à l'Abbé ce qu'est le plaisir-en-Dieu tel qu'il l'a éprouvé, la réaction du Père est radicale et définitive. Il chasse le blasphémateur: « je détournais de leur sens authentique les images, les symboles et les concepts mêmes de l'expérience religieuse. Je les sexualisais. Je les érotisais. Ainsi mon imagination désespérément morbide souillait les réalités les plus saintes. Je n'avais aucun sens du sacré. Aucun sens du surnaturel. Aucun sens du transcendant. » Marinus et Marina est donc aussi l'histoire de la relation impossible au Père de l'Église. Si le narrateur est violemment rejeté par le père spirituel et plus intimement par le père de substitution, puisqu'il est orphelin, la relation à Dieu en est profondément altérée. Ce n'est pas seulement la relation paternelle qui est interdite, mais la relation spirituelle, chrétienne. Le narrateur est un jeune adulte qui s'offre pour recevoir l'amour. L'Amour. Le seul dont on procède quand on est chrétien. Et cela, l'Abbé le lui refuse violemment, incapable qu'il est, dans la toute-puissance de sa représentation patriarcale et cléricale, d'aimer.
Marinus et Marina poursuit donc une double trajectoire, en mettant en tension deux polarités: la chair et l'esprit d'une part et la féminité et la virilité d'autre part. La chair de l'homme est transmuée en chair de femme, la chair prie, l'esprit de la femme s'incarne en l'homme, sans que jamais l'esprit de l'homme ne prenne possession du corps de la femme. Progressivement, Claude Louis-Combet nous amène à retrouver l'unité tant désirée, en fusionnant les contraires. C'est un appel à vivre la prière comme l'élargissement du champ féminin, comme si Dieu se lovait dans le « creux », mot qui revient comme un leitmotiv et qui est le plus à même à désigner l'offrande, l'espace vacant, à remplir.
Or, le moment où l'élan a été violemment condamné fait sourdre un silence, une hébétude, depuis laquelle la narrateur perçoit l'incommunicabilité du désir charnel et mystique. S'offrant dans toute la beauté de sa vulnérabilité à un regard intransigeant et sévère, le voilà condamné à errer avec son indicible secret. Il en est stupéfait. Pétrifié dans le retour d'un même instant qui consacre son existence en même tant qu'il en annihile tout mouvement, il déclare: « La femme que j'étais, par-delà l'homme que j'étais, était une injure à la clarté du monde et donc à la face visible de Dieu. À jamais coupable d'être ce que j'étais, je subissais une condamnation définitive et sans appel. » S'il peut paraître étrange d'associer « acceptation », « abnégation » et « soumission » à la féminité, il l'est davantage de voir l'Abbé repousser ces concepts, puisqu'ils sont essentiellement chrétiens. Logiquement, tout croyant devrait être à l'égard de Dieu, ce que le narrateur fut à l'égard de l'Abbé: un réceptacle, un creux, un être féminisé, débordant d'amour. Et par conséquent, le pêcheur n'est pas celui qui assume cette grande capacité à s'ouvrir et à s'offrir mais celui qui, par manque d'humilité, par l'exercice d'une autorité paternelle rigide et incontestable, la juge comme non naturelle et donc non concevable au regard de l'Église.
Ainsi, l'écriture fait voler en éclats certains dogmes, en même temps qu'elle affirme avec puissance la solitude de l'homme pieux, de l'être pieux, par-delà toute distinction de genre. Il suffit d'un être qui perçoive ces concepts de féminité et de masculinité d'une façon singulière, neuve, pour que tout un système, rodé, fermé, pluriséculaire, se fissure aux yeux du lecteur. Finalement, l'erreur du narrateur n'aura pas été de tenter « de reconstituer, dans la sainteté et dans la beauté, l'union harmonieuse du masculin et du féminin », mais de placer un homme, l'Abbé, au-dessus de Dieu. « Là où l'amour innovait, la dogmatique chrétienne se contentait de marteler les mêmes formules, avec une insistance parfaitement démente. Et l'horreur, ce fut que ces formules produisirent exactement l'effet que l'histoire attendait: ma brisure et mon écrasement et, depuis lors, mon incapacité totale à saisir le sens du passé. » La parole efficace, destructrice, parce qu'elle condamne, éloigne l'être de lui-même. L'être confiant est battu dans l'âme jusqu'à la négation complète de son désir. En lieu d'unité et de résurrection par la foi, nous avons l'irréductible solitude de l'homme fervent et trahi dans la naïveté de sa ferveur.
Claude Louis-Combet nous donne là une clef pour le comprendre, lui. Il avait déclaré tout récemment1 avoir perdu la foi et être nostalgique du temps où il croyait avec ferveur. Derrière cette perte, la littérature nous dit l'incommunicable: la vocation d'un homme anéantie par la parole d'un autre. « Si j'étais, c'était dans la mesure où je me trouvais exclu, par la vertu foudroyante d'une parole, de toute possibilité d'accord avec moi-même ; c'était d'être perdu pour l'unité ; c'était d'être déraciné de ce rapport à Dieu qui avait été ma première et ma seule patrie. (Cela, je le dis aujourd'hui, m'efforçant de restituer le vécu d'un certain passé ni proche ni lointain mais toujours présent, seul présent. Et aujourd'hui, il n'y a rien à changer à cette affirmation. Me raille qui voudra, je sais de quoi – de Qui – je parle. Je sais qu'il y eut d'abord l'union et qu'ensuite il y eut la fraction et que je ne m'en suis jamais remis et que, depuis lors, je n'ai jamais cessé de marcher (errant), le visage tourné derrière moi vers cet instant absolu où la Grâce fut brisée à jamais. »
Dans le même temps, Marina s'apprête à devenir Marinus et renonce à sa beauté, aux promesses de sa féminité. La narration noue en des liens inextricables le jeune moine féminisé et jeté hors du sanctuaire sacré et la jeune vierge masculinisée prête à y entrer. Alors que l'un vit comme une faute irrémissible sa chair féminine, l'autre fait du travestissement et du rejet de sa féminité une condition pour accéder à Dieu. Un réseau de correspondances s'établit du présent du narrateur au passé du mythe, créant un entrelacs de signes s'éclairant les uns les autres. C'est un travail de déchiffrement qui s'opère, alors que le narrateur, auteur, traduit le texte antique de la légende de Marina, le passé tout aussi légendaire de Claude Louis-Combet prend une épaisseur, une densité qui fait de lui l'image inversée de la sainte. C'est donc une plongée matricielle dans le temps que nous propose l'auteur, une investigation lente et patiente de la langue, remontant à la source, cherchant à dire, sans trahir, avec la perfection de l'exactitude, ce qui s'est passé, charnellement, mystiquement pour cet homme et pour cette femme. Qui est Claude Louis-Combet? La légende de Marina nous le révèle en partie. A mesure que l'histoire s'édifie, la langue opère un rapprochement entre le texte et la vie. Un salut que la littérature ne lui refusera pas.
C'est ainsi que l'image que l'auteur donne de lui-même finit par se superposer à celle de la Femme. Par une poussée intérieure irrépressible qui l'amène à palper, sentir, deviner le féminin en tout lieu parcouru, particulièrement dans cette ville où fleuve et rivière finissent par se rejoindre, à Lyon, l'auteur laisse libre cours à ses pensées, qui, par de lentes circonvolutions, atteignent le même coeur, l'essence féminine associée à la nuit. Et l'erreur de l'Abbé apparaît d'autant plus grossière que les intentions profondes de l'auteur s'éclaircissent. Dans ce regard posée sur la femme, et sur la femme qui est en lui, aucun désir de possession charnelle ne transparaît. Nous sommes en-deçà du regard du transsexuel, dans un désir de communion charnelle, qui est bien plus de l'ordre de l'incarnation de la prière, de la communion des âmes par l'homme de chair, que du désir amoureux qui aspire à l'union des corps. Claude Louis-Combet, nous livre son aptitude à se dénuder et en se dénudant à épouser l'autre en sa différence. C'est un hymne d'amour, une ode à l'union des contraires et des semblables. Aucun texte littéraire ne s'est engagé aussi loin dans la perception de la féminité par un homme, car ici, elle n'est pas objet de convoitise, elle est vécue. Et elle ne peut être vécue que par l'exploration du corps, des courbes, de la chair mise à nue, palpitante, vibrante, organique. Il n'est pas question d'idéaliser la femme et donc de la désincarner. Il s'agit de la comprendre et d'en saisir l'essence, la singularité, en la regardant et en la pressentant, en la vivant de l'intérieur. La contemplation n'est pas effective, elle s'installe grâce à un jeu d'imprégnation, de correspondances de tout ce qui permet de capter et d'unifier le féminin dans un cosmos qui rejoint les abysses de la mélancolie. Et la compréhension immédiate et intuitive de telle catin qui se tient à quelques mètres de lui est tellement dépourvue de tout jugement d'ordre rationnel ou moral que nous assistons à une forme de compassion hors de la rencontre, de contact intime mais non avéré, comme si, à un certain degré d'ouverture intérieure, l'humain pouvait communier avec son double en silence.
C'est ce que recherche à son tour Marinus auprès de la prostituée Salomé. Sorti du monastère pour le ravitaillement de la communauté, le frère rencontre dans la ville voisine cette sublime femme qui l'invite chez elle. C'est pour lui la possibilité unique que le secret de sa féminité soit percé à jour. Mais Salomé, éprise d'elle-même, ne saura pas voir la femme en lui. Dans une tentative vaine de séduction qui se termine en danse macabre, elle fait exulter son corps dans la solitude de son plaisir charnel, laissant Marinus repartir avec la certitude qu'il n'y a aucun regret à avoir: la sainte et la pécheresse se sont croisées afin que leur destinée s'accomplisse de façon à les éloigner définitivement l'une de l'autre.
En creusant cet écart, Claude Louis-Combet nous fait sentir la réconciliation du masculin et du féminin, grâce à son aptitude à voir la femme et à l'aimer pour ce qu'elle est. C'est une façon de juguler la tendance chrétienne à considérer la féminité comme tentatrice. Ici, la mystique passe au contraire par une adoration de l'essence féminine en ce qu'elle permet d'accéder à une intériorité douce et féconde. Dans le sourire que Marina lui adresse, le narrateur peut s'accueillir lui-même et déjouer l'autorité et la sévérité stériles des Pères. De même, seule la belle Marina pouvait réconcilier le corps et l'esprit, puisque là encore, l'erreur des Pères a été de les scinder: « je comprenais que la honte de la chair dont ma jeunesse avait été accablée m'avait fait passer à côté de la vie et tenu à l'écart d'un grand mystère: celui de l'unité de l'âme et du corps dans l'irruption du total plaisir. »
L'amour, l'eros dans son sens le plus fin et le plus fort peut alors advenir en plénitude et en complétude. Évacuant la honte, le péché, le poids des dogmes et des jugements définitifs, Claude Louis-Combet permet à l'homme et à la femme, en un miroir de l'un et l'autre, de s'unir et de vivre, dans le vertige que toute limite abolie permet, l'unité perdue: « Ici – dans la chambre archiclose comme dans le texte à lui-même noué – l'homme est l'amante sans renoncer à sa virilité, la femme l'amant sans rien perdre de sa féminité. Et que l'on attende pas de description. Mais que l'on sache seulement qu'aux coeurs de ceux qui s'aimaient jamais obscurité ne fut plus lumineuse. »
La rencontre finit par coïncider avec le rythme du texte. La puissance d'accueil de Marina est à l'image de l'aptitude du narrateur à la contempler longuement. Et il faut pour traduire cette suspension dans le temps, un débit extrêmement lent, une énonciation tranquille. Le texte est livré comme un secret murmuré à l'oreille. Claude Louis-Combet, plein de cette aptitude à s'identifier à la femme, à éprouver jusque dans la chair les non-dits et les regards accusateurs qui pèsent sur elle, comble les lacunes de l'hagiographie. Et finalement, on y découvre non la loi divine, mais la loi des hommes, parfaitement aveugles et injustes, ignorants de la nature féminine et de la grandeur de la très sainte Marina. Il faut lire la fin tragique de Marina pour comprendre l'entreprise d'expiation de Claude Louis-Combet. La faute n'est pas seulement celle du Père commise à son égard mais celle de toute la communauté commise à l'égard de la bienheureuse Marina. Et tout impie qu'il est, le narrateur par la force de ses mots, par le pouvoir de sa compassion, réussit à nous faire sentir que la sainteté et la trahison sont les deux faces d'une même médaille. Aussi la beauté de l'entreprise culmine-t-elle dans cette appropriation de l'histoire de l'Autre, qui est aussi l'histoire de toute intériorité aspirant au silence, la féminité et la virilité n'étant que des attributs dont les hommes se servent pour dénier à l'autre l'accomplissement d'une spiritualité incarnée. VR
1 Publié par les éditions Flammarion en 1979 et par les éditions José Corti en 2003
2 Lors de son intervention le 22 mai 2016 à Lyon, à la librairie du Bal des ardents
Extrait:
"Ce matin-là, Marina éprouve toute la force intime de son corps, tandis que la prime blancheur du ciel se fait plus lumineuse. Elle sent la puissance de vie de ses membres, de son ventre, de sa poitrine. Saluant le jour qui l'inonde de fraîcheur et de clarté, c'est la grâce de son corps qu'elle honore, sa flexibilité et sa force, sa tendresse et sa violence, la vigueur de ses attaches et la nervosité de ses élans. Sans que son visage se détourne des lointains du ciel où se tient suspendue son attente, elle sourit à la richesse insondable des liaisons de chair et mille et un réseaux sensuels qui sous-tendent sa beauté. Elle sourit à sa masse et à sa forme, à ses courbes, à ses creux, à ses évasements et à tout ce qui s'y accumule et s'y déploie d'appétit de plaisir et rêves de possession. Elle ressent un étrange bonheur de se savoir femme et promesse de femme jusqu'aux extrémités et intériorités les plus lointaines et les plus négligeables de son corps: bonheur de songer que, le monde étant ce qu'il est, un nombre incalculable d'aventures et d'expériences lui sera refusé mais qu'elle néanmoins, Marina, femme liée à l'aube, tient en puissance, dans les limites merveilleusement closes de son corps, des chances incalculables, elles aussi, d'aventures et d'expériences que ni les sages, ni les capitaines, ni les législateurs ne pourront lui disputer; bonheur comme transparent, en sa simplicité, d'être vouée par la force des choses à des tâches serviles, sous des horizons sans envergure, mais d'être également le point (infime et peut-être dérisoire) d'incarnation des jouissances qui font chanceler les savoirs et les pouvoirs. « Je ne suis pas grand-chose, se dit Marina, mais c'est presque trop lorsque je songe à ce que je suis. » Et comme la blancheur du jour se fait plus intense: « Il n'y a que deux routes qui partent du village, se dit-elle, l'une qui va vers Byzance et l'autre qui mène à la montagne. Laquelle m'appartient déjà?... » Puis elle se dit encore: « Il est vrai qu'il y a une troisième voie, la mer, dont je porte le nom. À travers elle, tous les lieux sont possibles, tous les possibles peuvent être rêvés ... Mais est-ce bien à moi de décider, est-ce à moi de choisir telle direction plutôt que telle autre?... Je puis me rendre à Byzance, je puis m'embarquer sur la mer, je puis aussi gagner la montagne, il y a bien des mondes ouverts à Marina. Mais qui est Marina?... » Et comme cette question se prolonge tandis que le jour s'exalte en une blancheur toujours plus claire, Marina se dit: « J'attendrai que la voie me choisisse. » Et du même sourire qu'a la femme qui rêve en elle, elle sourit au paysage vide qui s'ouvre par l'embrasure de la fenêtre – songeant encore: « La terre ne choisit ni le soleil, ni la pluie, ni le jour, ni la nuit, ni aucune des saisons. Et c'est pourtant ainsi qu'elle s'accomplit ... » "
Claude Louis-Combet, Marinus et Marina
"Allonge-toi,mon bras issu de la nuit. Ouvre-toi,ma main si fidèle à l'obstination de mes rêves. Creuse-toi,creuse-toi davantage s'il se peut,mon ventre de femme,enfonce-toi dans tes secrets,plus loin,toujours plus loin dans tes désirs,épouse-le,plus étroitement encore,plus amoureusement,le puits sans fond qui délimite le destin de la mère." Claude Louis-Combet ,Tsé Tsé.