Ce que la littérature dit à la politique : l'échantillon Trump par J-Ph Domecq

 

 

Voter Trump. Autres explications,

article publié dans la revue Esprit en janvier 2025

 

 

De multiples arguments, à la fois sociologiques, politiques ou économiques ont été mobilisés pour expliquer l'élection de Donald Trump. Mais aucun ne rend compte du phénomène majeur dont le succès de Trump témoigne : le relâchement de toute éthique civique, qui permet à la mauvaise foi de triompher.

Le 13 décembre 2024 en Virginie (Etats-Unis), un chasseur a été écrasé par un ours tombé d’un arbre après qu’un autre chasseur a tiré sur l’animal. Le fait divers, authentique, est trop tentant politiquement : et le chasseur se relèvera… Petit apologue qu'on invente spontanément quand on entend ceux qui croient encore que les électeurs de Donald Trump seront « écrasés », déçus par les quatre ans de présidence qu’il inaugure le 20 janvier 2025. Quoi qu’il fasse ou ne fasse pas, ils s’en relèveront, et le plébisciteraient une troisième fois si le permettait la Constitution ou un assaut du Capitole tel qu’il le commit le 6 janvier 2020 sans que cela ne les gêne, ni eux ni la Cour suprême des États-Unis qui l’a couvert.

Expliquer ce pronostic revient à expliquer pourquoi ils l’ont réélu. Depuis, les analyses sociopolitiques, économiques, stratégiques, sémiotiques, ne cessent de se multiplier, comme si, pourtant précises, l’événement résistait, outre qu’il brouille la vue par l’inquiétude mondiale qu’il suscite. Des explications manquent parce qu’elles doivent être adaptées à la singularité, littéralement énorme, de cette réélection. Je vais en essayer deux qui, sans les exclure, sont donc hétérogènes aux standards politologiques jusqu’alors usités. L’une, psycho-anthropologique, tient au pouvoir de sidération qu’a la vulgarité carnavalesque ; l’autre, analogue du lâcher-tout pulsionnel qu’analysait Freud mais sur le plan intellectuel cette fois, vient de notre besoin de relâchement de pensée. Ces deux explications sont embarrassantes. Mais l’esprit de finesse n’est pas toujours ce qu’il faut à l’intelligence politique, étant donné toutes les tendances humaines, des plus lourdes aux plus fines, des destructrices aux civilisatrices, qui font l’Histoire.

L’épineuse question de la responsabilité démocratique

Embarrassantes explications qui ne nous distingueront pas, ni personne, de l’électorat trumpiste. C’est le moindre des préalables démocratiques. Les commentateurs que réjouit la réélection de Donald Trump, y compris français, ont cru bon d’accuser de mépris anti-démocratique ceux qu’elle consterne, les renvoyant au mot de Brecht - vous voudriez « dissoudre le peuple ». Et de citer à l’envi Hillary Clinton qui avait traité de « panier de déplorables » les partisans de ce même concurrent en 2016 ; erreur tactique et psychologique (pointer le refus de réfléchir le renforce), mais qui disait vrai au vu du prévisible climat de guerre civile et de l’âge de la fin des faits qu’a instaurés la première présidence de Trump. À l’inverse, ce fut plus qu’une erreur mais une faute de la part du président Macron de déclarer le peuple français « responsable » du résultat de la dissolution parlementaire qu’il a seul imposée ; malgré sa brutale absence d’explication, les Français ont assumé leur responsabilité, ils ont empêché l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national qu’envisageait le président en vue de renarcissiser sa fonction pour jouer les remparts aux yeux du juste milieu et des éperdus de gauche. La question de la responsabilité de l’électorat est délicate mais mérite d’être pensée un jour. Plus d’un peuple a amèrement regretté son vote, l’avertir est le respecter. Sans compter que donner des leçons de démocratie à la gauche américaine quand on soutient Trump est un pompon de malhonnêteté intellectuelle. Tel est l’effet de la tactique rhétorique des « vérités alternatives » qu’a créée Trump : on sait qu’on ment mais, à force de répéter, on force le débat à ne se situer que par rapport aux mensonges. La mauvaise foi de l’intelligence trumpiste a encore une fois imbibé les têtes éditoriales qui n’ont pas montré à l’opinion le contraste avec la tenue éthique du camp démocrate. Ce dernier a reconnu sa défaite sans conteste, lui, et le président Biden a immédiatement organisé la passation de pouvoir et d’informations à l’égard d’un adversaire politique qui n’avait pas précisément fait preuve de la même décence commune lors de la passation inverse, pour ne rien dire du coup d’État qu’il a nié mais lancé contre les représentants du peuple, rien de ses tentatives prouvées de manipulation des décomptes de voix, rien des quatre ans d’intervalle passés à répandre qu’on lui avait « volé » la victoire. Loin du refus trumpiste de penser démocratiquement, c’est tendre le miroir que de comprendre, même contre soi-même, les motifs qu’ont eus nos semblables de choisir à nouveau un représentant politique qui leur avait donné tout le temps de les écœurer.

 

La sidération par vulgarité carnavalesque

Regardons-nous nous-mêmes. Repassons ce qui s’est passé en nous lorsque Donald Trump est apparu annonçant sa première candidature. Cette descente au ralenti sur l’escalator surdoré de son palace, Trump, toujours élégant patricien il faut dire, avec son épouse aux galbes d’ex-mannequin, puis, doigts d’une main en théière mais lippe en dogue, courte allocution dénonçant les « Mexicains qui entrent dans le pays pour violer vos femmes »  et menacent la grandeur américaine qu’il va restaurer, faute de quoi le pays ira à la catastrophe avec ses prédécesseurs « tous stupides » et « aux mains des lobbies », « je serai le plus grand président de l’emploi que Dieu ait jamais créé », et le magnat de l’immobilier de New York et de Las Vegas rejoint sa noire limousine Cadillac de quinze mètres de long. Depuis, nous nous sommes accoutumés à sa greffe de coiffe oxygénée et à ce teint orange azoté d’Ubu de show qui l’avait fait connaître par son violent You’re fired ! - « Vous êtes virés ! ». Huit ans plus tard, la silhouette massive en costume bleu soyeux se dandine sur les marches et tapis rouges de ses derniers meetings de campagne, tandis qu’au même rythme la Bourse à Wall Street monte, monte d’un enthousiasme qui réveille les pires caricatures du capitalisme, du court-termiste appât d’argent qu’hystérisent les promesses de baisses d’impôts (« irresponsables »… mais le mot est méprisant), comme si elles n’avaient pas déjà été massives en faveur des plus fortunés sous Trump, et propices à la faillite budgétaire d’une nation. C’est par là que les Etats-Unis déclineront, après leur perte de démocratie causée par le trumpisme ; mais par là on n’explique rien puisque c’est ce qui aurait dû dissuader leur vote. Ils ont préféré l’autocrate qui, dès après sa deuxième victoire,  a comme toujours confirmé qu’il fait ce qu’il annonce : « Je pense que je ne me représenterai pas, à moins que vous ne vous disiez, ‘‘il est bon, nous devons envisager autre chose’’  », et les sénateurs républicains de bien se marrer. Échantillon parmi mille de l’énormité performative du culot. Ne pas croire que Trump n’est audacieux qu’après-coup ; le provocateur a prévenu son monde : quand les sondages le plaçaient juste en-dessous de sa concurrente Kamala Harris, il lançait aux chrétiens assemblés : « Les chrétiens sortent et votent. Juste cette fois-ci. Vous n'aurez plus à le faire. Quatre années de plus. Vous savez quoi ? Ce sera réglé. Tout ira bien. Vous n'aurez plus à voter, mes beaux chrétiens ». Et les chrétiens ont majoritairement voté pour Trump. S’ils ont avalé ça, comme ils ont avalé, en toute morale chrétienne, ses frasques pendant l’accouchement de son épouse avec call-girl tarifée puis retarifée pour qu’elle se taise ; s’ils ont fermé les yeux sur sa christique division de l’humanité entre killers et losers, sur son immoralité, mais se sont offusqués que Biden, autrement chrétien, le qualifie juste, justement, de « dépravé » qui n’est pas un gros mot ; c’est bien que cet électorat, averti, lucide, a été sous le charme de la permanente infraction verbale et morale de Donald Trump.

Et nous ? Au début nous regardions l’invraisemblable ; puis, Ubu tient ; puis c’est l’adhésion collective qu’on regarde. Ne pas en revenir, tel est l’effet de souffle coupé que provoque la vulgarité sans frein ; mais cette permanente transgression civile, cette égrillarde brutalisation des consciences, les gens en redemandent, et on réalise qu’ils n'ont bientôt plus qu'une peur : que cela cesse. Que le spectacle de la campagne électorale cesse, frustration véhémente. Il suffit de réélire le pitre et le carnaval ne cessera plus ; l’orgie d’infractions qu’il promet, il l’a amplement servie toutes ces années, là-dessus le chef est fiable, rien que là-dessus.

Meeting : « Nous allons gagner tellement que vous allez en être épuisés. Vous allez dire : s’il vous plaît, s’il vous plaît, Monsieur le président, nous en avons assez de gagner. S’il vous plaît, laissez-nous avoir au moins une défaite. Ce n’est plus excitant de gagner. Et je vais vous dire : non, nous allons continuer de gagner, et je me fiche que vous aimiez ça ou non. » Shakespeare s’en serait servi… Après sa première victoire, des poètes américains eurent le projet d’un grand recueil de poèmes anti-Trump. Naïveté des cérébraux. Quel poète dirait mieux que : « Je suis un génie extrêmement calme ! » Ou ceci : « Pendant mon premier mandat, l’air et la lune étaient purs » … Et à Macron : « Le peuple français est excellent. » La vulgarité peut être inventive, l’énormité vulgaire peut provoquer le rire, un rire embarrassé mais de vertige, par le franchissement de limites qu’elle ose. De même, la bêtise s’améliore au fil de l’intelligence, dont elle retourne chaque nouvelle idée.

Le besoin de relâchement de la pensée

Dès sa première annonce, on l’a vu, Trump lâche tout ; on ne sait pas encore que c’est le signal d’un lâcher-tout pulsionnel et intellectuel qui produira l’époque des vérités alternatives où nous sommes. Avec sa notion de « fake news » qu’il jacte dès qu’une vérité le dérange, l’homme le plus puissant du monde a donné le modèle du dévoiement d’un des principes de la démocratie : que tous les hommes aient le droit de leur opinion ne s’ensuit pas que toute opinion en vaut une autre. Pourquoi ? En ce qu’elle est plus ou moins vérifiable, reliée, consécutive. On vient de voir, dans les précédents résumés, qu’avec Trump on n’est plus là-dedans, on n’est plus dans le raisonnement. Il peut traiter Biden de « corrompu » puisque corrompu il l’est lui-même au dernier degré ; et plus encore : son auditoire le croit, en sachant que c’est faux mais justement, c’est plus excitant de le maintenir. Et ce serait erreur d’analyse de réserver cette pulsion transgressive aux citoyens moins cultivés : les juges de la Cour suprême sont contrevenus à leur mission de garants de la Constitution en empêchant que Trump soit jugé pour tentative de putsch le 6 janvier 2020. Or, tous les citoyens qui ont voté pour cet homme ont suivi heure par heure sur tous les écrans cette violence contre leur démocratie : ils ont voté contre le régime qui leur donne liberté de vote. Ce n’était pas si compliqué à comprendre ; il y a donc eu suspens du raisonnement. Du raisonnement démocratique, mais sur le plan moral et religieux de même, comme on a vu. Sur le plan économique aussi : se laisser dire que la politique de Joe Biden a été « catastrophique », quand on constate et constatera tout ce qu’elle a légué, requiert de ne pas réfléchir, ni de se souvenir de ce que fut le premier mandat de Trump. Sur le plan ethnique, que des Latinos insultés en meeting se soient reportés sur leur insulteur, marque un suspens de la pensée. De même les ouvriers, les « cols bleus » dont Biden, en plein pays capitaliste, a soutenu victorieusement les grèves salariales tout en augmentant l’impôt des plus riches, relève d’un blanc de mémoire et de pensée. Ils ont porté au pouvoir l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, qui a institué une loterie d’achat des électeurs ; il interdit dans son entreprise les syndicats, qui ont aidé les mêmes ouvriers dans leur grève – quel raisonnement d’économie individuelle faut-il leur prêter ? Et huit ans avant, ce même relâchement de pensée économique et de toute éthique civique était là : leur candidat à la responsabilité suprême répliquait à Hillary Clinton que oui, s’il ne payait pas ses impôts « cela prouve que je suis intelligent ! ». Sous couvert de lutter contre « l’État profond », selon une de ses formules de complotisme magique, c’est l’affaissement civique qui est profond, recherché. On a bien vu Trump venir sans préparation au débat fondamental avec Kamala Harris ; celle-ci a démontré l’irrationalité puérile du personnage, mais Trump avait compris que la maturité d’intelligence la desservirait. Quant à l’affaissement moral par ses insultes misogynes, les éditorialistes trumpistes ont l’esprit de comprendre les hommes et les femmes qui apprécient. Tout comme le signe égal que met Trump entre les suprémacistes blancs et les « antifas ».

Alors oui, le vote Trump s’explique par l’épuisement de la démocratie libérale, le populisme économique, le discrédit programmé de l’éducation, l’abréviation de tout raisonnement qu’opère un certain usage des réseaux sociaux – pour rappeler quelques-unes des pertinentes synthèses qui ont été délivrées. Mais ces facteurs sont rationalisations auxquelles il manque les ingrédients majeurs pour qu’elles prennent. Elles laissent en creux le relâchement mental qu’il faut en chacun pour que ces rationalisations marchent.

L’introspection, sans laquelle on s’aliène, fait de plus en plus peur dans nos sociétés. La régression est certes une nécessité psychique, par respirations. Nous connaissons tous le vertige d’être sot à nos yeux. Nous éprouvons tous ce trouble : devant un personnage dont l’épaisseur d’arguments nous heurte, notre pensée entre en suspens, non seulement qu’il ose, mais surtout, s’il ose, c’est que des gens, nos semblables, l’approuvent, en redemandent. Il faut certes à cette sidération deux conditions : qu’il n’y ait pas de sang, et que la vulgarité soit inventive. C’est la différence entre les deux leaders qui, en miroir aujourd’hui, orchestrent la mauvaise foi verbale à échelle mondiale : Vladimir Poutine et Donald Trump. Celui-ci du moins renouvelle le mensonge - démocratie oblige… Si bien que Trump, plus que le dictateur qui reste figé dans sa tradition, a, en innovant sans cesse par des formulations frappantes, plus contaminé le sens des mots dans le discours politique mondial. Un fort taux de mensonge caractérise aujourd’hui le réel imposé par le discours politique. C’est donc en travaillant sur les mots que nous pourrons sortir de l’âge de la fin des faits.

 

***

 

La Phrase de la nouvelle violence historique

(3 mois de Trump), article publié dans la revue Esprit en avril 2025

 

De toutes les déclarations dont le président américain Donald Trump a quotidiennement rythmé le monde et nourri ses électeurs en trois mois d’exercice du pouvoir, celle du 14 avril 2025 pourrait rester comme le condensé de la nouvelle violence politique qu’il aura su introduire dans l’histoire humaine. Ce chef d’Etat avait certes dépassé, depuis longtemps et de très loin, l’imaginaire de vulgarité jamais atteint en politique. On ne citera, pour s’épargner, que son « Fucking losers » qu’il voua aux tombes des soldats américains morts pour libérer l’Europe du nazisme ; laquelle Europe réalisa l’Union européenne, selon lui, pour « en… les Etats-Unis », ce qui est l’évidence pour qui a un minimum d’études. Mais s’offusquer d’un irresponsable est vain s’il est en responsabilité par la volonté du peuple et pour la deuxième fois ; pour l’avenir il est plus utile de saisir le nerf psychopolitique de la décivilisation que performe pareil verbe. La torsion mentale que Donald Trump impose est au fond de sa vulgarité stylistique, comme va le confirmer l’analyse de son communiqué réagissant au bombardement russe de Soumy qui a causé 35 morts et 117 blessés ukrainiens : « Le président Zelensky et l'escroc Joe Biden ont fait un travail absolument horrible en permettant à cette tragédie de commencer. »

La déviance programmée

Le premier trait caractéristique de cette déclaration est dans ce qui est dit, qui est énorme, et ce qui est tu qui est vrai : deux coupables sont désignés, aucun ne l’est des responsables de la frappe. La plus meurtrière depuis des mois, et qui intervient après la visite de l’envoyé spécial de Trump à Moscou. Ladite visite ayant été qualifiée de « très positive » par communiqué, le bombardement russe l’a confirmé en conséquence, selon une articulation bien huilée entre langage verbal et langage armé. Articulation contradictoire qui permet que les « pourparlers » de paix avancent pour ne pas avancer, jusqu’à ce que la partie russe obtienne ce qu’elle négocie inconditionnellement : la capitulation de l’Ukraine de crainte de sa contagion démocratique, soit la victoire de l’autocratie sur le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" selon le principe anticolonialiste que les intellectuels « poutino-nuancés » ont quelque peu oublié. Le lecteur a remarqué les affirmations négatives : avancer pour ne pas avancer, négocier inconditionnellement. On est dans la mauvaise foi constitutive de la culture diplomatique russo-soviétique. Trump l’ignore dans les deux sens du mot ignorer, cela fait sa force et sa faiblesse. Premier sens et sa faiblesse : ce président est manifestement très peu cultivé, même en matière politique (même dans son « job », pour parler son langage professionnel), donc il ignore que la rouerie de l’école diplomatique russe est la meilleure du monde, inégalable ; face à elle, Trump garde son jargon superlatif de showman médiatique, qualifiant volontiers Vladimir Poutine de « généreux » et « fiable » (sic). Mais, et c’est sa force, son ignorance inculte est psycho-tactique : Donald Trump est un homme exceptionnel par sa capacité à ignorer ce qu’il ne voit pas et ce qui le dérange. Ne pas voir au-delà de ce qu’on voit, définit une borne de l’esprit, c’est entendu ; mais quand vous négociez avec un lourd, vous êtes bien obligé de tenir compte de ses bornes ; et cela, Trump le sait, et en joue. Il n’est que de voir son regard qui, entre ses cils oxygénés, pétille de l’énormité de ses compliments, comme de ses insultes. C’est du reste son seul humour volontaire. Il faut bien que les lourds aient leur malice, d’autant plus efficace qu’elle se permet ce que l’intelligence ne ramasserait pas. Quant à ignorer ce qui le dérange, ce n’est plus limite intellectuelle mais morale. Si la morale en effet requiert pour chacun de tende vers l’équidistance entre soi et autrui (vers « Soi-même comme un autre », selon l’emblématique formule de Paul Ricoeur), Trump à cette aune est un être d’une immoralité aussi inégalable que la mauvaise foi russe. Nuance toutefois (si l’on peut dire) : chez lui ce n’est pas perversion calculée ni jeu d’échecs à la russe, c’est devenu réflexe car narcissique et commercial. Comme un sportif travaille son muscle, Trump s’est entraîné à comprimer toute sortie de soi, qui peut mener au doute ; dès sa jeunesse il a été dressé au refus systématique de toute critique et plus encore d’autocritique. Ce qui est intéressant pour nous tous là-dedans, c’est que, rappelant ce trait caractéristique de Trump, je n’apprends rien à personne, tout le monde l’a vu, l’exceptionnelle immoralité trumpienne saute aux yeux depuis neuf ans de sa vie publique – eh bien : cela n’a pas empêché et a poussé ses électeurs à le réélire. On ne peut expliquer autrement que par une libération psychique ce mouvement de masse qui, en tous autres temps, aurait été inverse, repoussé par les mensonges proclamés du candidat au suffrage démocratique.

Le « deal » des affairistes

Toujours est-il que, grâce à son ignorance à la fois inculte et volontaire, le président américain peut signifier aux Russes qu’il ignore ce qu’il voit qu’ils font, en l’occurrence bombarder plus que jamais alors qu’il a proposé une trêve d’un mois sur les installations civiles à son homologue russe. Du moment que le « deal » (son langage professionnel d’agent immobilier toujours) est sur la table, c’est tout ce qui compte : l’argent à faire tous azimuts avec la Russie qui en a bien besoin, et la captation des richesses naturelles de l’Ukraine, qui plus est pour que celle-ci « rembourse » les sommes que « l’escroc Biden » a commis « l’horrible crime » (sic et sic) de dépenser pour défendre l’Ukraine alors que le même Biden en 2022 avait une tout autre préoccupation géopolitique en tête, à savoir la Chine. Que les hommes d’affaires ne voient que cela, et voient moralisme de gauche dans le combat ukrainien pour la libre dignité, contredit pour longtemps que le commerce adoucirait les mœurs. Leçon que l’on n’aurait jamais dû oublier, et c’est un solde positif pour l’avenir.

Mais cela, ce n’est que le fond, si l’on peut dire. Le fait nouveau, le plus effectif, le plus dangereux donc pour le fond à venir et à prévenir par ajustement de pensée, est l’originalité de la violence psychique imprimée par Trump, qui n’a pas seulement causé sa victoire électorale, mais qui peut faire perdurer la régression générale dont il est le facteur. J’ai déjà soumis cette hypothèse pour expliquer la réélection de Donald Trump par un électorat parfaitement informé de ses intentions (voir mon précédent texte dont celui-ci propose la suite, « Voter Trump, autres explications », Esprit, 18 janvier 2025). Trois mois après cette élection entrée en action, nous pouvons en avoir confirmation dans la mesure même où les électeurs de Trump ont ce qu’il leur a dit qu’il ferait. Et cela permet de voir en grand la trame que la singulière mentalité trumpienne inscrit dans le concret.     

Le sentimentalisme publicitaire

Bien obligé d’évoquer le bombardement particulièrement meurtrier de Soumy, Trump eut un mot pour le qualifier : « horrible ». Et puis il en fallut un deuxième quand même, disant qu’il pouvait s’agir d’une « erreur de tir » visant un regroupement militaire, et de conseiller aux journalistes de « leur demander ». Ainsi ajoute-t-il, comme souvent, la négligence à l’apitoiement dont il use à chaque fois qu’il évoque « cette horrible guerre » qui « tue des millions de gens ». L’approximation et le superlatif rappellent, pour le coup, le chapitre où Dostoïevski conclut le portrait du père Karamazov, aussi tordu que pleurnichard : « Il était méchant. Il était méchant et sentimental. »

Mais la bouffonnerie trumpienne, qui fait le régal médiatique et passe ainsi dans les habitudes, fait surtout ses messages de la Fin des faits.

Le taux de mensonge appliqué

On a vu qu’en remontant à Zelensky et à Biden, Trump les nommait pour ne pas nommer les responsables pourtant évidents. Il n’est pas moins évident que Zelensky ne pouvait s’être lancé dans une guerre contre « un pays vingt fois plus fort », comme le lui reprochera Trump le surlendemain. La phrase trumpienne retourne le vrai en faux par symétrie inverse. La déviance passe parce qu’elle ne se cache pas, elle s’affiche. Reste qu’un déviant, d’ordinaire on en fait le tour ; or, encore une fois, la déviance de celui-ci a rencontré l’approbation d’une majorité de gens. La régression générale se confirme. Régression intellectuelle comme régression morale. Parlons de celle-ci, puisqu’elle se retrouve dans la phrase avec ces mots : « l’escroc Biden ». C’est fascinant : Trump est perclus d’escroqueries, de corruptions, scandales, tricheries, chantages, tous les Américains le savent – et ils effacent ce qu’ils savent, en se laissant jeter au visage, sans preuves et ils le savent aussi, que c’est Biden le « corrompu ».

Dans le même registre de ce que la régression de la pensée permet d’admettre : avant la phrase analysée, Trump a ressorti ce qu’il a ressassé pendant quatre ans à ceux qui le rééliront : « Si l'élection présidentielle de 2020 n'avait pas été truquée, cette terrible guerre n'aurait jamais eu lieu". L’élection ayant été certifiée par tous les décomptes et même par les autorités républicaines qu’il avait essayé de soudoyer, l’électeur qui l’a réélu a donc approuvé que le candidat tienne pour rien l’arithmétique des suffrages - autrement dit, l’électeur trumpiste méprise son propre droit de vote, se méprise lui-même. Régression démocratique, les analystes l’ont tous formulé.

Le medium par lequel Trump communique, son réseau social Truth Social, est tout aussi signifiant mais avec l’efficacité de ce qui ne se remarque plus par effet gommant de l’habitude : Truth social= Vérité sociale. C’est le passage par la bande de la mauvaise foi, dont la différence avec la Pravda, « Vérité » en russe et titre de feu le journal officiel soviétique, met en relief la créativité du trumpisme : avec lui on n’est pas dans l’univocité imposée par propagande dictatoriale, mais dans une innovation stylistique qu’il faut nommer par une figure peu rhétorique : le culot occultant. Qui agit dans les faits par sidération : sidéraction. Il s’agit bien d’innovation. A l’image du succès électoral du trumpisme, qui s’explique par son caractère absolument inédit, d’une puissante créativité. Lorsqu’on dit « créativité », on ne qualifie pas pour autant la valeur de ladite créativité, comme l’a démontré en autant de test de Rorschach le bilan contrasté des avant-gardes artistiques du XXème siècle. La valorisation a priori des mots de créativité et d’originalité ne tient pas compte de certaines funestes créativités idéologiques qui jalonnent l’Histoire.

L’hypothèse de la Régression nécessaire ?

Faut-il penser que la régression est une régulation dont l’homme a cycliquement besoin ?

La créativité du fascisme, et c’est pénible à prononcer, eut pour nerf le ressentiment ; la régression fut pulsionnelle. Celle d’aujourd’hui est une régression intellectuelle : Trump satisfait le besoin de suspendre la pensée que le régime démocratique implique. Je l’ai montré dans mon précédent texte sur le vote Trump : il y a – apparemment - une jubilation à pouvoir se contredire, à dévier dès qu’une vérité ou une idée gêne notre a priori d’opinion ; et même, pourquoi ne pas aller jusqu’au n’importe quoi carnavalesque ? La violence politique qu’a créée Trump découle de cette régression mentale, qui donne le vertige de l’infini tant la bêtise s’améliore au fil des objections de l’intelligence. A partir du moment où réfléchir conséquemment est interrompu, disqualifié ou singé, cela se répercute dans la mise en œuvre de la politique, de la géopolitique, de l’économie. La culture n’étant pas que les arts ou la philosophie, elle se concrétise partout. Il faut donc expliquer le recul de la culture dans nos sociétés par une force massive. C’est elle que le pouvoir trumpien manifeste comme l’inconscient à l’air libre : c’est la force de l’argent enfin « libre », et qui réclame sa liberté comme jamais. Jamais dans l’Histoire on n’avait vu les affairistes monopoliser le pouvoir politique, de manière totalement assumée qui plus est, proclamée même par le cliché de «  la réussite » qui jusqu’en Europe avait et a gagné les conservateurs. Depuis l’ultra-libéralisme-ultra des années Reagan et Thatcher, l’argent, qui jusqu’alors avait été nécessité et passion, était devenu valorisant. On a la conséquence aujourd’hui, poussée à bout. Comment ceux qui avaient cru que le Marché irait toujours avec la démocratie vers l’horizon de « la Fin de l’Histoire », avaient-ils pu oublier que l’argent va à l’argent. Ils ont eu ensuite l’économie allant à la finance, et aujourd’hui la brutalité décivilisatrice du capitalisme livré à lui-même. Car enfin voyons et entendons-les : ces milliardaires, que ce soit Trump, Musk, Bezos, Zuckerberg ou Arnault, leur culture économique et sociale est des plus primaires, violentes, et d’un très faible taux de responsabilité morale. Un homme d’affaires français comme Bernard Arnault, qui travaille dans le luxe international, eut jusqu’à l’invasion de l’Ukraine d’excellentes manières avec une brute comme Poutine formée à la pègre policière ; Arnault qui, comme toutes ces fortunes mondiales se plaint de payer trop d’impôts, fut invité d’honneur de Trump dont les affaires dans l’immobilier sont plus que douteuses. On n’a rien contre le raffinement que peut offrir la richesse ; mais invitons les lecteurs à aller dans les magasins du fameux groupe d’Arnault, LVMH : le moins que l’on puisse dire est que la mode, quand on la connaît et l’apprécie, n’y est pas à son honneur dans ces enseignes ; même là, la culture de la mode repousse de vulgarité. Force est de constater que la vulgarité de forme, de pensée, d’attitude, de langage est montée partout. Trump la pousse à bout et c’est par là que l’abcès civilisationnel pourrait crever, positivement.

On ne pouvait plus dire que l’argent livré à lui-même devient un outil mortifère, qu’il peut se passer des garde-fous démocratiques et culturels. Par rapport à lui, le combat pour la conceptualisation du réel change radicalement aujourd’hui ; telle est l’opportunité que la lucidité ajustée peut tirer de la violente difficulté de ce temps.

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.