M. Houellebecq lu par S. Rivron, J.-Ph. Domecq, V. Rossignol et C. Tencin

 

M. Houellebecq lu par Serge Rivron

 

Chère Valérie,

Tu m'as demandé, après que je t'ai résumé mes impressions sur Soumission, si le succès de Houellebecq, en général, me paraissait justifié. La question est simple et ma réponse a priori sans nuance : oui. C'est dans sa justification que ça se complique.

La première fois que j'ai entendu parler de Houellebecq, c'est par Olivier Véron, au milieu des vignes beaujolaises à l'été 1999. Véron, qui depuis plusieurs mois portait le projet d'éditer Crafouilli, voyait dans ce dernier un bréviaire anti-Houellebecq, et tenait absolument à positionner mon "légendaire récit" dans le contre-courant du tapage provoqué l'automne précédent par Les Particules élémentaires – tapage dont je n'avais eu aucun écho, absorbé que j'étais par de tout autres préoccupations, étant à cette époque un adjoint de mairie assumant notamment la reconstruction de la salle de cinéma locale, et postulant en même temps pour la direction d'un important établissement culturel lyonnais. De toute manière, j'ai souvent été éloigné des mouvements du milieu littéraire de mes époques. Véron pensait l'aubaine exceptionnelle tant sur un plan idéologique que marketing, et m'incitait à me plonger au plus vite dans la lecture de toute la polémique qu'avait suscité l'été d'avant Les Particules. Je lus d'abord Extension du domaine de la lutte, qui me fit parcimonieusement éclater de rire, mais m'écœura prodigieusement. Puis je pris connaissance du dossier critique des Particules, qui lui aussi m'écœura prodigieusement. Surtout, j'eus immédiatement la certitude que mon éditeur se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'aux matières en imaginant faire bénéficier mon livre, fut-ce par opposition, du sillage de ceux de Houellebecq, dont l'écriture et les sujets me paraissaient, par excellence, répondre au désir de la mouvance culturelle du moment de se voir nombriliser par tous les moyens1, tout en dégoulinant du désenchantement que tout dans Crafouilli visait à pourfendre. Je trouvais presque insultant de vouloir raccrocher mon livre à un scandale aussi faisandé que téléphoné ; et en tout cas totalement contre-productif, la séduction que Les Particules élémentaires avait opéré sur les journalistes littéraires étant à l'évidence du registre de la complicité d'abjection et pas du tout de celui de la rupture totale que faisait Crafouilli d'avec la chose littéraire et la doxa de son siècle. Je le dis à Véron, qui dès lors s'entêta à m'asséner le contraire, préparant malgré lui l'enterrement promotionnel de Crafouilli, auquel l'écriture, déstabilisante aux paresses lectorales qui s'étaient déjà bien emparées de la critique, ouvrait largement le chemin.

Jusqu'au-boutiste des mauvaises idées éditoriales, Olivier avait aussi décidé que, comme pour les quatre autres livres que comptait alors sa production éditoriale, il n'y aurait pas de prière d'insérer sur la quatrième de couverture de Crafouilli – "tu comprends, une quatrième de couverture témoigne d'un mépris total pour le lecteur, qui doit avoir envie du texte pour lui-même et pas à cause d'un succédanée apéritif". Cette aberration saugrenue, dont n'importe quel libraire aurait pu prédire l'échec, fut l'objet entre nous d'une bataille homérique, jusqu'à ce qu'Olivier admette qu'au moins pour les envois presse et pour les hypothétiques salons, le bouquin soit accompagné d'un tract de présentation – que je finis d'ailleurs par faire imprimer à mes frais, pour couper court à l'obstination de Véron à citer Houellebecq dans ce addendum préliminaire. C'est ainsi que dans l'avant-propos délocalisé signé d'O. Véron ne subsista en définitive de cette controverse que cette allusion : "La langue de Rivron, pleine d'inventions truculentes, singulières, plonge aussi aisément dans les douces poésies bucoliques de l'éros, et dans la tourbe sordide du sexe puant et dégrisé". Ce dernier étant, on l'aura compris, le reliquat de notre commune réception de Houellebecq.

Il y a peu de traces de Houellebecq dans mon journal. Le 10 mars 2000, je note avoir lu Les Particules, sans autre jugement, après la mention "Forsythias en fleurs". J'ai essayé de lire un peu sa poésie, qui m'a ennuyé. Le bruit considérable accompagnant chacune de ses publications, puis de ses faits et gestes, a fini par me convaincre de lire La Possibilité d'une île, dont je n'ai aimé que le titre. Je n'ai pas lu Plateforme ; j'ai détesté La Carte et le territoire, ses jugements sentencieux sur Picasso et quelques autres, sa tentative ridicule de mise en abyme de l'autofiction à travers le meurtre de son propre personnage, ses compilations de notices techniques … Jusqu'il y a peu, Houellebecq m'apparaissait seulement comme un écrivain mineur, doué cependant d'un sens aigu de l'air du temps, prêt à se rouler dans toutes les fanges pourvu qu'elles fassent écho dans le miroir que se tendent toutes ces méchantes reines outrancièrement grimées qui font la chronique de notre temps. Qu'on songe qu'il a été jusqu'à accepter de fabriquer un livre de correspondance avec Bernard-Henri Lévy ! Et, Carte et le territoire inclus, j'ai même été surpris qu'on prétende pouvoir s'intéresser à plus qu'à ses provocations et son sens magnifique du tête-à-queue dans les entretiens, qui m'ont toujours paru, de très loin, ce qu'il y avait de meilleur, de plus créatif, dans ce qu'il faisait.

Et puis, en novembre dernier, j'ai vu à Rennes une pièce tirée des Particules élémentaires, jouée par une troupe de jeunes gens, des garçons et des filles dont les plus âgés avaient à peine 30 ans. C'était une pièce très longue, qui citait de très larges extraits du texte de Houellebecq. J'aurais du m'enfuir, mais l'enthousiasme visible, la manière qu'ont eu dès le début, grâce à un dispositif scénique en arène particulièrement ingénieux, ces jeunes gens de faire vivre ce texte, m'ont amené soudain à le considérer sous un autre angle, beaucoup plus joyeux, festif mais au bon sens du terme. Comme dans les années 70, la mise en scène n'hésitait pas à dénuder les comédiens – et surtout les comédiennes, d'ailleurs, comme un magnifique pied de nez à notre époque de paritarisme victorien – et la musique, souvent elle-même une citation, était jouée en direct par une petite formation. Tout ça sentait bon la pop, ce qui cadre au fond admirablement avec Houellebecq tout entier et avec ce livre en particulier. Ces magnifiques jeunes gens, riches de toute leur naïve étrangeté, avaient réussi le prodige de transformer l'ironie de Houellebecq en humoreuse nostalgie, et réintroduisaient la magnifique liberté dans la façon guindée du théâtre d'aujourd'hui. Tout ça, ce long moment d'intense plaisir, grâce à l'écriture parfaitement plate et sinistre de Houellebecq, cette écriture péniblement didactique dont j'ai toujours pensé qu'elle tire la littérature vers la sociologie clinique. Je le pense toujours, et crois même, après avoir récemment lu Soumission, que cette tendance est irrémédiable et que Michel Houellebecq en était simplement, dès la fin des années 90, le héraut. Il a eu le talent d'insister avec une parfaite réussite à faire disparaître de ses livres la notion même de style, au point d'en fabriquer un, reconnaissable aujourd'hui entre tous. Mais son coup de génie, c'est d'avoir senti que désormais le sens en littérature appartiendrait définitivement à la suite, c'est-à-dire à tout le monde, l'auteur devant accepter de n'être plus personne que celui qui tend le miroir au monde tel qu'il se croit – et même plus tel qu'il est.

Quand mes petits jeunes gens ont conclu, flûtes à champagne levées, sur la célèbre phrase "Cette pièce est dédiée à l'homme", j'ai eu envie de trinquer avec eux, mais sans amertume ni tristesse. On peut trouver de l'espoir même dans Houellebecq, et il sera peut-être même considéré un jour comme celui qui en a maintenu la possibilité. Trinquons !

 

1 Une détestable fresque, narcissiquement intitulée Ceux qui ont fait le XXe siècle, vue lors d'une promenade quai de Branly à Paris, avait d'ailleurs été l'objet de ma colère dans un article écrit pour la revue même d'Olivier Véron en 1998, Les provinciales. Financée par la radio RTL, elle exhibait le portrait d'environ 500 personnages incontestables vus de Franchouille-les-Académies, (genre Pasteur-Jean Moulin-Malraux-Jouvet-Kennedy-Gide-Picasso), décernant un satisfecit anticipé au siècle le plus meurtrier de l'histoire. Houellebecq bien sûr n'y figurait pas encore ; ce sera peut-être pour la fresque de ceux qui ont fait les vingt premières années du XXIe. Dans son Révélateur du Globe, Léon Bloy notait déjà la dilection des sociétés sans dieu pour les commémorations.

 

 

M. Houellebecq lu par Jean-Philippe Domecq

 

Extraits de La situation des esprits (2012).

 

Si la question de la qualité littéraire des romans et poèmes de Michel Houellebecq est réglée pour qui a un minimum de flair, cela laisse d'autant plus pendante la question de savoir pourquoi il a constitué le phénomène littéraire des dernières années. Or, je crois, là encore, comme pour nombre d'idoles actuelles de l'art contemporain, que la seule chose qui intéressera l'avenir – très marginalement, du reste, et juste pour le plaisir de sourire de l'humain-, c'est de comprendre pourquoi tant de gens ont donné tête baissée dans une littérature pareille.

Car, enfin, côté roman, pourquoi est-ce « réglée »? La seule force qu'il y a dans l'écriture de Michel Houellebecq réside dans sa façon de dire sèchement l'indigence: c'est un ton. Un platitude à distance. Par moments. Moments trop rares, et qui se sont raréfiés au fil de ses romans. Parce que l'auteur s'est laissé dominer par ce qu'il en pense du monde actuel. Il tient tellement à sortir ce qu'il en pense – et il en a gros sur le cœur, manifestement- que, du coup, ses idées s'interposent comme des barreaux de plus en plus épais et prennent le pas sur son regard. Malheureusement, ses idées relèvent du café de commerce idéologique.
Ses idées sur le sexe, d'abord. Libre à lui de n'y voir que moisissure et barbaque, mais de là à considérer qu'il dit la sexualité d'aujourd'hui, laissons cette étrange vue de l'esprit, ou cet aveu, à ceux qui le pensent. (…) Prenez Plateforme, il n'y a aucune différence dans le mode de description des étreintes sexuelles entre la prostitution que pratique le narrateur et l'amour qu'il rencontre. Même mise à plat. C'est très révélateur. D'un dégoût. La chair reste de la chair. Or, tout n'est pas toujours froid dans le sexe, que l'on sache... Là, sa platitude de ton est, littéralement, déplacée. Son ton, qui consiste à tout niveler et qui peut avoir une certaine justesse quand il décrit les passions sociales d'aujourd'hui, sonne faux. Cela va de pair avec le sentimentalisme calculé qui sous-tend ses évocations de l'amour. Le miel va avec le fiel, c'est connu, le sentimentalisme avec la froideur de sentiments.
Son succès s'explique d'abord par sa vision sociale et par le permis de « se lâcher » qu'il donne en matière d'opinions. C'est étonnant, mais les gens croient s'y retrouver. Je dis qu'ils le croient, au nom de ce sociologisme ambiant qui fait dire: « tout se passe aujourd'hui comme si » - tic de journaliste -, ou « cela doit se passer ainsi pour les gens » - mais nous, pendant ce temps, est-ce que l'on s'y retrouve? -, ou ce tic de pensée qui ponctue également l'appréciation de l'art contemporain: « c'est ainsi désormais ».

Il y a une raison positive dans ce succès: c'est que le roman français a été, pendant trente ans, essentiellement narcissique et autoréférentiel. Narcissique car nombriliste, tout occupé des affaires intimes du narrateur. Et autoréférentiel depuis les avancées de la stylistique et de la linguistique, qui ont fait entrer le roman dans une « ère du soupçon » autre que celle dont parlait Nathalie Sarraute: une interrogation hyperconsciente de ce que c'est qu'écrire, une lucidité sur-critique, hamlétique sur l'écriture du roman, sur ses techniques et registres. Ricardou avait craché le morceau en énonçant, dans les années soixante, que « l'écriture du roman » serait désormais «  le roman de l'écriture ». Comme si, depuis Don Quichotte, au bas mot, le roman ne s'était pas toujours interrogé sur lui-même, sur sa fabrique. La différence, c'est que, pendant un quart de siècle, on a fait du roman sur le roman, on a multiplié les textes où l'auteur écrit sur le fait d'écrire le texte que vous êtes en train de lire – équivalent de ce que j'ai appelé la tendance de « l'Art sur l'art » dan l'art moderne et contemporain. Alors, évidemment, dans ce contexte pour le moins sclérosé entre nombril de narrateur et nombril d'auteur, Houellebecq déboule et plonge le lecteur dans ce qui semble être aujourd'hui le monde le plus évident: le monde de l'entreprise, le tourisme international, la sexualité de kiosque, les codes de séduction branchée, les codes d'Internet directement injectés au vocabulaire, les dernières vulgarisations scientifiques, les modes comportementales et vestimentaires et les dernières modes de langage. Ce « monde d'aujourd'hui » à nul autre pareil et dont l'époque se gargarise, ce « monde-désormais », Houellebecq nous le sert, et le gros public croit s'y retrouver. Au premier degré. Ce point est important pour l'identification du public à l'univers d'un auteur: dans l'histoire littéraire, les gros succès immédiats viennent souvent de ce que les gens retrouvent soudain dans le roman leur langage strictement contemporain. (…)
Entre certains médiateurs et le public, il y a un jeu de miroirs où les uns cherchent l'autre et réciproquement. L'opinion globale de ceux qui achètent des livres et de certains de ceux qui les commentent a dans le fond de la tête un a priori commun: c'est que le XXe siècle aurait prouvé que les visées émancipatrices ont viré au cauchemar. La chute du Mur de Berlin en aurait été l'ultime confirmation. D'où, marche arrière toute, soupçon général sur toute émancipation, et préjugé favorable à l'égard de qui remet au goût du jour les vieux a priori opposés à l'idéologie de l'émancipation – qui est, toute l'Histoire le prouve, une idéologie de gauche, rappelons-le en passant. Or, le balancier idéologique mondial est parti dans l'autre sens depuis trente ans, la gauche n'est plus séduisante en Europe et aux États-Unis, elle a le dos au mur, provisoirement, et d'ailleurs on sent en ce moment que le balancier est sur le point de repartir dans l'autre sens, pour dans trente ans balancer à nouveau en sens inverse, etc. - nous en reparlerons. Toujours est-il que, gauche ou pas, peu importe en littérature, sauf dans le cas d'une littérature où les idées priment, comme celles de Houellebecq, dont le succès est idéologique, paradoxalement, car ce succès a eu pour origine la faveur zélée de ceux qu'il heurte au premier chef. Dans ce contexte en effet, Houellebecq exprime avec jubilation la table rase à l'envers, à rebours de toutes les émancipations. Il ne s'en cache surtout pas, et là fait preuve d'une intuition constante. Il sait fort bien qu'il faut aujourd'hui provoquer, toujours plus provoquer toutes les valeurs et toutes les jouissances de l'émancipation. C'est la dynamique du scandale, de reculer sans cesse la limite du dicible, de l'avouable, « pour voir » jusqu'où l'on pourra aller. (…) Houellebecq, lui, c'est le scandale sur un plan moral et idéologique. On sent à tout moment dans son écriture, à chaque ligne, qu'il cherche ce qui va bien pouvoir choquer ceux qu'il tient pour les « belles âmes ». Plus il crachera dessus, plus l'autosoupçon des libertaires volera à son secours. D'où cette attitude aberrante: ceux-là mêmes qui devraient être consternés par la vision des femmes que donne Houellebecq, vision pourtant systématique, ceux qui devraient être choqués par son révisionnisme politique, qui va tout de même fort loin, jusqu'au « néo-beauf », ceux qui devraient remarquer que son invocation de la science est tout bonnement bornée, ceux qui sentent dans son ton écrit la volupté du ressentiment s'en laissent conter sans recul ou se disent qu' « il y a quelque chose là-dessous ».

 

Extrait d'un courriel de J.-Ph. Domecq adressé aux Quelques-Uns, le 25 janvier 2015

 

Nous allons nous retrouver après la Semaine qu'a traversée la France. Elle confirme, de mon petit treizième de point de vue dans notre "Histoire des Treize", ce que c'est que les Quelques-Uns avec ou sans nous. Les 5 millions de Français qui à la fin se sont dressés non pas pour dire non à la barbarie et à la bière chaude à midi ou la pluie au mois d'août, mais au nom d'une liberté individuelle qui ne va pas sans la particulière version de la liberté collective que la France donna à l'Histoire, ces 5 millions de Français + les chefs d'État qui ont spontanément demandé à venir au nom de ce qu'Obama nomma aussitôt "la référence intemporelle que la France demeurera toujours pour le monde", ce sont les Quelques-Uns du pays. Soit une énergie qualitative minoritaire qui peut éventuellement nous éviter ce à quoi tendent les perpétuelles inertie et régression environnantes et massives, et faire bien plus qu'éviter, mais proposer ce à quoi nous sommes culturellement, politiquement, économiquement prêts, que nous composions depuis longtemps et depuis la source poétique des langages ambiants. Or, cette même semaine commença culturellement, "littérairement" par la boue, en toute Régression littéraire et idéologique: "l'élite" culturelle se vouant à la promotion de Houellebecq. Autrement dit, la finesse, la prospection vinrent cette semaine-là de la partie aristocratique du peuple tandis que les prescripteurs d'opinion culturelle, censés cultiver, s'étaient vautrés. Comme ils l'ont fait en d'autres temps de notre histoire et sans remonter si loin, la consécration d'un Jonathan Littell confirmait ce que les Américains appellent la "perte de surmoi culturel français". Nous n'avons pas su éviter ce qu'il faut bien appeler une faillite culturelle française, et je ne vois pas ce que le mot aurait de déplacé, quand on a pu parler de faillite sociale et politique du communisme etc. C'était une autre mise initiale dans l'idée des Quelques-Uns: j'avais publié il y a dix ans et entre autres la déconstruction de cette régression culturelle française qui a rendu possible qu'on consacre plus de deux lignes à un Houellebecq et autres, mais à seul cela ne suffit pas. (Notons qu'Eric Naulleau, que j'estime, avait fait le travail dans un livre, et avec moi dans la Situation des Esprits.) La version "quant à soi" de la liberté individuelle commence à manquer de poids, de légèreté, de sel à table et de "Faites l'humour, pas la guerre".

 

 

M. Houellebecq lu par Valérie Rossignol

 

Soumission est une construction idéologique sans envergure, un roman sans souffle et sans ambition. M. Houellebecq réussit la gageure de décrire une contre-utopie morne, en donnant une cohérence interne à des représentations qui ne sont que des clichés. Nous devons admettre qu'il orchestre admirablement des propos extrêmement réducteurs, ce qui fait qu'il ne crée pas même un effet de vraisemblance à défaut de donner une vision juste du monde.
Ainsi, les êtres sont des « gens », et l'auteur associe à cette expression les généralités les plus banales: « Non, déprimé non, mais en un sens c'est pire, il y a toujours eu chez toi une espèce d'honnêteté anormale, une incapacité à ces compromis qui permettent aux gens, au bout du compte, de vivre. » ou « Je me tus méthodiquement : quand on se tait méthodiquement en les regardant droit dans les yeux, en leur donnant l'impression de boire leurs paroles, les gens parlent ». Ce procédé participe de cette tentative de créer un monde communément admis par tous. On est sensés hommes et femmes se retrouver dans ces affirmations, ces préjugés, comme dans cette image caricaturale de la vieillesse: « Je bénéficiais en somme pleinement de cette inégalité de base qui veut que le vieillissement chez l'homme n'altère que très lentement son potentiel érotique, alors que chez la femme l'effondrement se produit avec une brutalité stupéfiante, en quelques années, parfois en quelques mois. »
Après l'évocation de ce que sont « les gens », M. Houellebecq ou son narrateur, peu importe, ne résiste pas au besoin de nous dire de façon très didactique et très lourde comment sont « les hommes »: « Je ne pouvais, contrairement à elles, m'en ouvrir à personne, car les conversations sur la vie intime ne font pas partie des sujets considérés comme admissibles dans la société des hommes: ils parleront de politique, de littérature, de marchés financiers ou de sports, conformément à leur nature; sur leur vie amoureuse ils garderont le silence, et cela jusqu'à leur dernier souffle. » On lit aussi: « L'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné, et jamais personne ne m'avait donné autant de plaisir que Myriam » ou « Comme sans doute la plupart des hommes, je sautai les chapitres consacrés aux devoirs religieux, aux piliers de l'islam et au jeûne, pour en arriver directement au chapitre VII : « Pourquoi la polygamie? ».
Avec de tels principes, qu'on multiplie à l'envi, aucune perspective ne s'ouvre jamais. Les assertions systématiques créent un discours monotone et aseptisé. L'effet est d'autant plus pesant qu'il est prévisible. Comment espérer qu'il se passe quelque chose dans une élaboration narrative aussi élémentaire et codifiée?

En dressant un tableau très simplifié de ce que sont les hommes, l'auteur peut donner de son narrateur l'éternelle image du dépressif ennuyeux (à croire qu'il n'est pas à la portée de M. Houellebecq d'écrire autre chose que la mise en scène du même personnage dans des situations différentes), ne connaissant des heures de gloire que par quelques actes sexuels (on connaît son écriture) et des lectures approfondies dont celles de Huysmans (les fiches de Wikipédia sont ressorties, on connaît aussi).
L'oeuvre est sans souffle, puisque le narrateur y laisse bavarder une voix coupée de toute intériorité et donc de toute énergie vitale. Sans ce potentiel de vie intérieure, la seule possibilité qui s'offre à l'esprit est de construire une vision du monde purement idéologique.

Dans cet univers très simple, l'auteur imagine la montée d'un mouvement musulman modéré jusqu'à sa prise de pouvoir, démocratique. Là encore, on doit, dès le début, admettre des faits qui ne vont pas de soi. Ainsi l'ambiance est-elle donnée très rapidement. François, le narrateur, enseigne à l'université.
« Devant la porte de ma salle de cours - j'avais prévu ce jour-là de parler de Jean Lorrain - trois types d'une vingtaine d'années, deux Arabes et un Noir, bloquaient l'entrée, aujourd'hui ils n'étaient pas armés et avaient l'air plutôt calmes, il n'y avait rien de menaçant dans leur attitude, il n'empêche qu'ils obligeaient à traverser leur groupe pour entrer dans la salle, il me fallait intervenir. Je m'arrêtai en face d'eux : ils devaient certainement avoir pour consigne d'éviter les provocations, de traiter avec respect les enseignants de la fac, enfin je l'espérais. Pas de problème, monsieur, on est juste venus rendre visite à nos sœurs..., fit-il en désignant l'amphithéâtre d'un geste apaisant. En fait de sœurs il n'y avait que deux filles d'origine maghrébine, assises l'une à côté de l'autre, en haut et à gauche de l'amphi, vêtues d'une burqa noire, les yeux protégés par un grillage, enfin elles étaient largement irréprochables, me semblait-il. »
A ce stade du récit, il semble envisageable que des étudiantes voilées soient surveillées par « leurs frères », ce jour-là non armés, comme s'il était à l'ordinaire admis qu'ils puissent l'être. Qu'est-ce qui justifie ce climat de crainte et de consentement? L'ellipse ne permet pas l'adhésion du lecteur. Rien n'est crédible dans ce monde gouverné par une gauche qui cohabite avec les mouvements salafistes. Si seulement Soumission avait été une fresque historique visionnaire, convaincante et donc inquiétante, une remise en cause aurait été possible dans notre rapport à l'islam mais l'introduction de ce phénomène est tellement incongrue et furtive qu'on n'y croit pas. Rien ne le prépare.

Des mécanismes humains très élémentaires sont joués et rejoués tout au long du roman: les femmes sont toutes soumises et les hommes tous enclin à profiter de leur pouvoir et de leurs privilèges. Quand une fusillade a lieu, à cause des tensions entre maghrébins et population civile, l'indifférence collective est de mise. L'armée n'intervient pas. Dans une société d'êtres faibles et indifférents, tout est également envisageable. Aucune confrontation ne met en tension les faits.
Houellebecq aurait pu imaginer le pire, il a choisi une contre-utopie invraisemblable, qui ne provoque aucune remise en cause, qui ne crée aucun malaise. On finit par hausser les épaules quand on comprend où il veut en venir.
En effet, le déclin supposé de la France crée un terrain propice à la propagande de valeurs, comme la famille patriarcale et la soumission à un ordre supérieur qui serait Dieu. L'islam donne le cadre spirituel et familial. Il suffit de l'existence d'un parti pour l'imposer. La Fraternité musulmane mouvement islamiste dont on ne sait rien s'impose sans qu'on sache comment il a gagné les esprits. « Sur le modèle des partis musulmans à l'œuvre dans les pays arabes, modèle d'ailleurs antérieurement utilisé en France par le Parti communiste, l'action politique proprement dite était relayée par un réseau dense de mouvements de jeunesse, d'établissements culturels et d'associations caritatives. Dans un pays où la misère de masse continuait inéluctablement, année après année, à s'étendre, cette politique de maillage avait porté ses fruits, et permis à la Fraternité musulmane d'élargir son audience bien au-delà du cadre strictement confessionnel ». Là encore, le mirage fonctionne, mais non la force de persuasion. Le peuple se trouve pris dans un processus qui le dépasse, comme s'il était privé de toute capacité à penser, débattre et choisir. Nous avons le résultat, mais non le processus historique en cours. Le roman tient par la cohérence interne de principes défaillants : le catholicisme s'étant essoufflé, il n'a plus aucune autorité, la gauche par son « antiracisme » est prête à des concessions avec le leader Ben Abbes, la droite s'est affaiblie et Sarkozy a renoncé, Bayrou bêtement conciliant soutient volontiers Abbes, Marine Le Pen s'en sort mieux que les autres mais les partis font des alliances pour l'empêcher d'accéder au pouvoir. Chaque personnalité, chaque idéologie politique est réduite à un trait singulier, celui que l'auteur n'aime pas, le trait ayant un effet suffisamment négatif pour que le meilleur n'advienne jamais.

L'imposture spéculative la plus marquante concerne l'évolution du statut des femmes et de l'éducation nationale. Comment concevoir que celles-ci auraient voté pour un parti qui envisage « que la plupart des femmes, après l'école primaire, soient orientées vers des écoles d'éducation ménagère, et qu'elles se marient aussi vite que possible- une petite minorité poursuivant avant de se marier des études littéraires ou artistiques »? « Ce serait leur modèle de société idéal. Par ailleurs, tous les enseignants, sans exception, devront être musulmans. » La distance que Houellebecq installe avec son lecteur ne réside pas seulement dans l'incapacité à s'identifier à son personnage principal, mais aussi dans l'impossibilité d'admettre des schémas de pensée éloignés de nos représentations. Pour que les femmes cautionnent un tel régime, il faudrait vaincre plus d'une résistance. C'est aussi oublier que les responsables politiques ne disent plus grand chose de ce que sont les français et que la seule mise en tension possible tient dans ce décalage entre les idéologies politiques et les aspirations de chacun, qu'on tait mais qui existent.

Houellebecq échoue donc aussi dans sa tentative d'articuler quête de sens et société. En effet, il introduit dès le début l'idée que la foi serait une voie pour dépasser un regard désabusé sur le monde. De même que Huysmans trouve dans le catholicisme une transcendance ultime, François qui s'identifie volontiers à l'écrivain tente une expérience mystique par la vie monacale. Or, son indifférence complète rend cette tentative infructueuse.  « La fibre spirituelle était décidément presque inexistante en moi et c'était dommage parce que la vie monastique existait toujours, inchangée depuis des siècles, alors que les femmes pot-au-feu, où les trouver maintenant? ». L'homme, incapable de s'embraser, est coupé de toute vie intérieure, enfermé dans ses représentations erronées. La religion par sa douceur et son ouverture lui apparaît comme « féminine » et donc insupportable. « Nietzsche avait vu juste, avec son flair de vieille pétasse, le christianisme était au fond une religion féminine. ». C'est consommer l'échec de l'existence jusqu'à l'écoeurement. La métamorphose intérieure étant impossible, la quête de transcendance une grande illusion, la religion devient elle aussi un mouvement idéologique dont on peut se servir pour contraindre le peuple, et l'asservissement passe par la soumission des femmes, la seule qui permet une mutation profonde de la société.
La Fraternité musulmane au pouvoir, la polygamie se met en place. Et c'est là qu'on hausse les épaules et qu'on se dit: tout ça pour ça. La quête mystique est un écran de fumée, la littérature une belle diversion. L'objectif était bien de dominer les femmes, le narrateur déclarant: « Je ne sais pas, c'est peut-être vrai, je dois être une sorte de macho approximatif; en réalité je n'ai jamais été persuadé que ce soit une si bonne idée que les femmes puissent voter, suivre les mêmes études que les hommes, accéder aux mêmes professions, etc. Enfin on s'y est habitués, mais est-ce que c'est une bonne idée, au fond. »

La fin du roman multiplie les scènes dans lesquelles les enseignants à l'université prennent des épouses:
« J'attendais depuis deux à trois minutes lorsqu'une porte s'ouvrit sur la gauche et qu'une fille d'une. quinzaine d'années, vêtue d'un jean taille basse et d'un tee-shirt Hello Kitty, entra dans la pièce ; ses longs cheveux noirs flottaient librement sur ses épaules. En m'apercevant elle poussa un hurlement, tenta maladroitement de dissimuler son visage de ses mains et rebroussa chemin en courant. Au même instant Rediger fit son apparition sur le palier supérieur, et descendit l'escalier à ma rencontre. Il avait assisté à l'incident, et eut un geste résigné en me tendant la main.
« C'est Aïcha, ma nouvelle épouse. Elle va être très gênée, parce que vous n'auriez pas dû la voir sans voile.
Je suis vraiment désolé. »

A ce stade, on l'a deviné, le personnage va pouvoir lui aussi profiter de ce que lui offre le système pour choisir ses partenaires en fonction de leurs aptitudes sexuelles.

Soumission est un roman qui présente peu d'intérêt. Les personnes qui l'ont lu autour de moi n'ont pas même eu envie d'en discuter. Elles s'étaient médiocrement diverties et avaient envie de passer à autre chose. Mais alors, comment se fait-il que les médias aient parlé de Soumission avant même sa sortie en librairie? Comment M. Houellebecq a-t-il pu faire la une des journaux, comme s'il était réellement l'unique écrivain français digne d'intérêt? Comment accepter l'idée que nos voisins allemands par exemple le considèrent maintenant comme un grand romancier français?
Le succès de Houellebecq est intéressant car il ouvre un débat: il montre que les responsables de la vie culturelle française ont renoncé à défendre avec ardeur des auteurs de qualité. Quel crédit accorder à un système médiatique complaisant et très injuste envers ceux qui gardent une idée noble et forte de la littérature?        V.R.

 

 

M. Houellebecq lu par Claire Tencin

 

Soumission, tout un programme !

Je l’ai lu ce roman, j’ai peiné à le lire, le roman est ennuyeux volontairement bâclé stylé comme disent les ados. Exercice explicatif de notre prophète national, Houellebecq, qui a été missionné pour convertir le lecteur à son indigente vision politique entre deux coups de fourchettes et une fellation ravigotante. Une France sur le déclin, un peuple de résignés qui n’aurait de salut que dans l’adhésion à l’Islam, puisque la République est morte comme le clame notre prophète, morte aussi la laïcité, le peuple français moribond.

Poussé par le vent d'une refondation de la chose politique et de l’éradication de l’humanisme judéo-chrétien en Europe, le narrateur suit mollement le mouvement d’une reconversion spirituelle abandonnant le poussiéreux Huysmans et son prude catholicisme pour le conquérant épicier tunisien, Ben Abbes, le nouveau Président de la France et le futur Empereur musulman de l’Europe méditerranéenne. Est-ce une prédiction, un discours comique, une analyse socio-politique ? De la fiction bégaie l’auteur dans ses entretiens, une politique-fiction, une fiction donc irresponsable puisque d’après Houellebecq la liberté d'expression n'aurait pas de limites, de l’humour à deux balles pour amuser les lecteurs hein ! on en a besoin par ces temps de dépression, pourquoi chercher midi à quatorze heures ! comme le dit le narrateur : « L’humour de Huysmans présente le cas unique d’un humour généreux, qui donne au lecteur un coup d’avance, qui invite le lecteur à se moquer par avance de l’auteur, l’excès de ses descriptions plaintives, atroces ou risibles »  (p15)
Sceptique je le suis. Car si la fiction n’est pas responsable de ce qu’elle énonce, l’écrivain l’est indéniablement quand il pavoise dans la presse. Et pour tout dire, au regard des déclarations de Houellebecq, j’en suis arrivée à me demander si Soumission n’était pas au fond un livre extrêmement sérieux, l’aboutissement d’une pensée politique et d’une carrière d’écrivain au faîte de la gloire. Et j’ai même pensé - sceptiquement, je dois le dire depuis que j’ai lu sur un blog littéraire très fréquenté que les lecteurs qui n’ont pas saisi l’impossible quête du bonheur des personnages houellebecquiens - en effet il faut être con ! ne sont que des névrosés, des coincés du bulbe, j'ai donc pensé, me suis autorisée à penser quand même que Soumission a des relents despotiques, une condescendance pour le pouvoir absolu et le Sauveur de la France. J’ai eu beau chercher entre les lignes la faille de ce Ben Abbes en tous points impeccable, je n’ai relevé pas la plus petite menace, pas la moindre ironie qui aurait pu écorner la nature emblématique du chef. Après tout pourquoi ne pas croire Michel Houellebecq dans sa déclaration à l’Express: Finalement... j'ai plus de sympathie pour Pétain ! Je trouve ça facile d'aller faire le malin à Londres sans affronter les difficultés réelles du pays.
Ce qui est dit est dit, ce n’est pas de la fiction. Comment ne pas lire Soumission comme l’apologie d’une conversion nationale réussie ? Soumission ne me fait pas rire, c’est un livre risible, une vision politique ? Là, j’ai ri, je voyais la bouche édentée de Houellebecq ricaner de la guerre civile qu’il avait déclenchée, de la fanfare que les médias (qu’il conspue) et sa cour affable étaient en train de jouer pour le Chef de la littérature française, le premier dans les ventes et les gondoles. La polémique qu’a suscitée le roman dans les médias et sur les réseaux sociaux me laisse perplexe, car je n’y ai pas lu vraiment une haine farouche de l'Islam mais plutôt l’apologie irrésistible du Chef en la personne d’un musulman, il est vrai. Tout ça n’est qu’une politique-fiction fondée sur une analyse et observation sociales très pointues - puisque les journalistes le disent, MH serait un sociologue hors pair, sans pair universitaire, ni pair sur le terrain social, j’entends sur le territoire des Olympiades à Paris dans le 13è arrondissement où il vit. C'est comme si on y était en 2022.
Un roman de l’aboutissement et pourquoi pas, n’est-ce pas le projet que MH avait annoncé modestement dans Lui magazine en 1998 : Il est assez inhabituel de lancer une campagne politique dans Lui, mais je ne dispose pas de beaucoup de relais d’opinion sérieux, et puis il faut changer les habitudes anciennes, explique Michel Houellebecq, qui redoute une guerre civile.Je me sens extrêmement mal en France. Il y a eu plusieurs tours de vis supplémentaires (...) C’est incroyable comme le gouvernement semble vouloir augmenter le malheur des gens, dans des proportions peut-être inédites, ajoute-t-il. Si l’on adopte pas mes mesures, on court à la catastrophe, dit-il à Frédéric Beigbeder lors d’un long entretien.Je peaufine un projet de nouvelle Constitution démocratique. J’en ai parlé à (Nicolas) Sarkozy pour qui j’ai une réelle affection. Tout d’abord, je souhaite généraliser la démocratie directe en supprimant le Parlement. A mon avis, le Président de la République doit être élu à vie, mais instantanément révocable sur simple référendum d’initiative populaire, ajoute Michel Houellebecq qui souhaite aussi des juges élus. Dans le projet de l’écrivain, le budget de l’Etat est décidé par les citoyens qui devront chaque année remplir une feuille avec des cases à cocher. Le peuple décidera ainsi quelles dépenses il juge prioritaires.

Bref ! Je ne parviens pas à me défaire de cette sensation trouble que toute la perversité de ce roman tient justement à cette ambiguïté idéologique. Sans doute à ne pas prendre avec ferveur, il ne s’agit que de Populisme, de Démocratie anti-parlementaire, d’une méfiance somme toute légitime de la représentation nationale. Le bon peuple a toujours raison !
Houellebecq s’est rarement distingué par son ironie, je le prends donc au pied de la lettre de sa prose dix-neuvièmiste - quoique cette référence ne fasse pas honneur à leurs auteurs. L’exercice d’admiration pour Ben Abbes ne fléchit pas du début à la fin, « Je le trouvais absolument excellent », dit le narrateur avec un enthousiasme confit, Ben Abbes tout auréolé de sa tolérance pour les trois Livres, de son islam modéré accommodable à la sauce républicaine, remède magique pour un peuple français malade de ses valeurs, de ses questions identitaires, de ses peurs d’être avalé dans une Europe Fédérale, petits moutons français menés à l’abattoir par l’UMP et le PS. « La reconstruction de l’Empire romain était en marche, donc, et sur le plan intérieur, Ben Abbes accomplissait un parcours sans faute. » Les mesures politiques que prend Ben Abbes confirment d’emblée la réussite de son programme de relèvement de la France : baisse de la délinquance, chute du chômage, sortie des femmes du marché du travail, diminution du budget de l’Education Nationale, fin de l’obligation scolaire, certificat d’études rétabli, encouragement de l’artisanat… Populisme, Nationalisme, mais évidemment tout ça n’est que qu’une politique-fiction, qui croirait à moins d’être idiot que les femmes n’auront plus l’autorisation de travailler en 2025.
Il n’y a pas grande chose à sauver dans ce roman,  il n’y a que son narrateur bien connu des lecteurs qui demande à être sauvé de cette société où il rumine en trainant de la savate. Professeur à l’université, spécialiste de Huysmans, il ne se sent plus en adéquation avec ce compagnon identificatoire, qui s’est converti au catholicisme, a reçu l’oblature, s’est apaisé dans la retraite au monastère. Tout bonnement le narrateur ne parvient pas « à ressentir son dégoût pour les passions charnelles », Abbes lui offre un pendant plus positif, l’identification à un héros, un homme hors norme, un Chef charismatique, une image rénovée de Pétain le sauveur de 1940 avec sa Révolution Nationale : Travail, Famille, Patrie. Bien sûr, le narrateur est  souvent enthousiaste, ce nouveau monde d’idées s’ouvre à lui comme un Eldorado, il s’y sent à son aise, il interroge, ne prend pas parti, savoure avec gourmandise cet échange d’idées avant-gardistes.
Aussi invraisemblable que paraisse cette réussite nationale et économique, elle apparaît tout à fait vraisemblable aux intellectuels et aux universitaires de Soumission - masculins et de descendance blanchie à la souche, ils ne cessent de louer ce chef remarquable et « rares sont les bâtisseurs d’empire » ajouta pensivement Rediger, sans manière détournée, à la bonne franquette, une apologie du Chef qui renifle les vieux relents de totalitarisme. A remarquer qu’il y a toujours une femme intellectuelle dans les romans de Houellebecq, intelligente et bonne baiseuse – et oui c’est compatible, levier de pression contre les femmes pour ne montrer que l’irréparable fracture qu’a causée leur cerveau dans la pacification des rapports amoureux et de la paix familiale.
L’hypothèse politique que propose l’auteur aux « français résignés et apathiques » n’a pas d’envergure car elle n’est pas l’enjeu de l’écriture de ce roman. Le scénario politique auquel nous soumet l’auteur frise à l’absurdité même si l’accession au pouvoir d’un parti musulman pourrait s’inscrire potentiellement dans un devenir de la France. Les jeux d’alliance entre les partis politiques classiques pour contrer la montée en puissance de Marine Le Pen se soumettent eux aussi à la platitude de la réalité actuelle et de la spéculation médiatique, dont on a du mal à croire que le schéma pourrait être transposable extensible dans le futur : Hollande et sa stratégie minable à faire monter le FN (stéréotype éculé de la gouvernance socialiste), Valls encore Premier Ministre dans le second mandat présidentiel – pas très original, le retour de Sarkozy dans l’arène – déjà vu et revu, l’alliance de l’UMP et du PS dans un front républicain – vu et revu, tout ça sent le rance et le piétinement intellectuel.
Voilà le fameux programme politique que nous propose Houellebecq pour un peuple d’abrutis et de résignés : le patriarcat, la suppression de la mixité, la conversion des profs à l’islam, une école ouverte aux religions, la polygamie, bref cet objet que ce pauvre Huysmans n’était pas parvenu à posséder, la femme pot-au-feu qui se transforme accessoirement en fille. Islamophobe ou ironique, ni l’un ni l’autre malheureusement, ce roman n’a pas d’autre ambition que d’idéologiser des besoins élémentaires : sexualité, travail, consommation de produits alimentaires… et pourquoi pas, si cette ambition ne parvenait à ses fins par les moyens machiavéliques de la coercition sociale, de l’apologie d’un consumérisme fasciste, de la promesse d’une redistribution des jouissances dans l’ordre du pouvoir, tous les enjeux politiques étant nivelés à l’étiage de son ceinturon.
« Ma bite était au fond le seul organe qui ne se soit jamais manifesté à ma conscience par le biais de la douleur, mais par celui de la jouissance. Modeste mais robuste, elle m’avait toujours fidèlement servi – enfin, c’était peut-être moi qui était au contraire, à son service… elle ne me donnait jamais d’ordre, elle m’incitait parfois, et humblement, sans acrimonie et sans colère, à me mêler davantage à la vie sociale »

Ah, quand même un peu d'humour ! Le narrateur tenté par cet accès au marché des femmes appétissant comme des pâtés chauds se convertit à l’islam sans regret. L’idée qui l’a convaincu, vous l’avez deviné, c’est la polygamie, ce qu’il nomme avec emphase la chance d’une deuxième vie : être digne d’être aimé et aimer. Malheureusement, quand on connaît le fond de commerce de Houellebecq, il n’y a pas lieu d'y renifler de l'ironie. Aimez-moi, réclame éperdument notre Michel national.

 

 

1 thought on “M. Houellebecq lu par S. Rivron, J.-Ph. Domecq, V. Rossignol et C. Tencin”

  1. Valerie Rossignol dit :

    Claire,
    Tu cernes, à travers Soumission, des enjeux idéologiques et politiques très importants, enjeux dont il faut tout dire.
    En effet, il y a un effet pervers dans notre société qui consiste à faire de Houellebecq "un provocateur", qui plus est défendu par la presse de gauche, alors qu'il est depuis 1998 (comme tu le montres), un réactionnaire qui n'a fait que s'enferrer dans des positions nauséabondes. Or, le passage suivant: "Et j’ai même pensé - sceptiquement, je dois le dire depuis que j’ai lu sur un blog littéraire très fréquenté que les lecteurs qui n’ont pas saisi l’impossible quête du bonheur des personnages houellebecquiens - en effet il faut être con ! ne sont que des névrosés, des coincés du bulbe, j'ai donc pensé, me suis autorisée à penser quand même que Soumission a des relents despotiques" montre que nous sommes obligés de reconnaître qu'aucune prise de conscience n'a eu lieu et que la pensée idéologique de Houellebecq a enfumé plus d'un esprit. Le vers était dans le fruit. Et Houellebecq a touché le fond. Donc, soit on tape vraiment fort (sans virulence): on dit qui il est et on montre que toute la presse et les lecteurs qui nuancent et le prennent au sérieux se trompent, soit on se tait.
    Le succès de Houellebecq, l'hésitation de certains à s'en détourner, est un révélateur de notre climat social. Il n'y a plus de provocation possible, car ceux qu'on devrait provoquer sont ceux-là même qui revendiquent leur marginalité et leur esprit "rebelle". Mais contre quoi se rebellent-ils au juste? Qui dérangent-ils? Ils se rebellent contre tout ce qui fait d'un être humain un être perfectible. Ils se rebellent contre ce qui libère, affranchit, grandit. La seule réponse à opposer à cette idéologie stérile, c'est ce que tu fais dans ton site ou moi dans le mien ou Brumes dans le sien.
    Il n'y a aucune valeur littéraire dans le roman de Houellebecq, qui procède par collage de textes idéologiques. Il amasse des pans entiers de textes morts.
    Si on pousse encore la réflexion, on voit que tu te heurtes à l'esprit de censure des autres, qui résisteront au fait que Houellebecq n'est pas même un romancier, mais un mystificateur pas même provocateur, mais un pauvre type, et que c'est ça que les médias portent aux nues. Qui reconnaîtra qu'on crève dans cette atmosphère, que nous sommes encore en train de prendre au sérieux la production d'un type qu'on devrait balayer d'un revers de la main pour passer à autre chose?

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