Une métaphore du chaos

Extraits de correspondance avec Jacques Cassabois.
Après l'envoi de quelques photos de sculptures, dont l'une de moi à l'œuvre, J. Cassabois me donne ses impressions.

 

J. C.: Ce chantier de terre auquel tu t’es confrontée, avec lequel tu as lutté, c’est une vraie métaphore du chaos, d’où émerge la Création. C’est peut-être une image éculée, mais il me faut les tiennes pour en prendre conscience. C’est éclatant ! J’aime particulièrement celle où l’on te voit devant ta table. Elle est très belle. On sent l’union entre le matériau et toi, la vie qui pénètre progressivement. Toi, dans un corps à corps à la sensualité charnelle, échevelée, concentrée, déjà sculptée, qui a appris de quoi tu étais faite, et qui offres son propre chemin de naissance à sa créature. Toi, maculée, comme si la terre te gagnait progressivement. Cet échange, dans lequel tu t’aventures, est en fait un échange à risque où tu peux basculer, et te retrouver emportée par la vie que tu crées. L’osmose se prépare, mais l’instant est encore indécis. Est-ce que l’échange ne tournera pas au combat, avec victoire de l’un sur l’autre, prise de contrôle, possession ? La photographie ne fige pas. Elle capte l’indicible. Elle fait revivre cette fulgurance où le Créateur transmet à la créature son souffle, l’étincelle. La fameuse étincelle divine. Elle est là. Je la vois, et même si cette vision de la Création par un démiurge potier n’est qu’un stéréotype, il me plaît de la formuler, parce que je suis saisi de voir devant moi, offerte, une hypothèse concrète, qui me fait traverser les millénaires et songer.
Attelée à ton œuvre, c’est comme si tu me rejouais la fabuleuse création d’Enkidou ; et tu connais l’effet qu’elle a eu sur moi, ce que j’y ai investi...

 

V.R. Ce jour-là, j'ai modelé d'après Nadim. Un libanais. Un coeur pur qui a vécu les guerres. Un danseur candide qui porte en lui le drame de ce qui se passe dans la Mésopotamie actuelle et qui m'a donné à voir comment le corps transfigure la souffrance. J'ai été émue, profondément touchée par sa douceur et sa sensualité, apte à inverser l'ordre du monde. Nadim a été, pendant ces quelques jours, celui par lequel l'organisation du chaos était possible. Il est cette échappée, qui permet à l'acte créateur de reprendre ses droits. Je n'ai fait qu'intérioriser un processus de vie très puissant qui échappe à toute logique destructrice. L'attention que tu portes sur la photo de moi sculptant, et non sur les sculptures, montre que tu as saisi que mon dessein n'est pas esthétique mais métaphysique. Tu as utilisé le mot divin. Peut-être, oui. Quand on remonte à ce point à l'origine de l'être, qu'on essaie d'en saisir l'essence, la terre est un vecteur d'énergie. Nous créons le vivant d'après la vie. Et c'est ce qui se passe aussi, quand tu écris.(...)

 

J. C. J’ai été très heureux de voir que tu partageais intimement mes impressions. Comment j’ai fait ? Je crois que je n’ai rien fait. Cela s’est imposé, et en y repensant, je me souviens que ce sont les macules de terre sur ton maillot qui ont tout déclenché. Tu sortais toi-même du chantier, comme si tu avais précédé l’œuvre. Sœur aînée, tu pouvais donner confiance à l’être qui se préparait, l’aider à naître, lisser l’angoisse, apaiser, libérer le souffle – il y a aussi une intensité de souffle dans cette image où je t’entends respirer. Tu conservais sur le corps des traces du gisement. Tu venais de quitter le moule. J’ai eu cette vision. J’ai commencé à écrire quelques mots pour ne pas oublier cette sensation (je pratique toujours ainsi). Et les images se sont enchaînées comme un fil qui se déroulait.
Je t’écris ces choses de mémoire. Je ne suis pas retourné revoir la photo pour ne pas broyer les impressions que j’ai eues. Ces impressions, infimes, sont aussi volatiles que des parfums, et si tu persistes à les analyser lorsque tu les as cernées, tu abîmes tes sens, tu ne sens plus rien à force de renifler pour préciser.  Il faut surtout se contenter de l’indicible, de l’éphémère, pour mieux laisser agir notre capacité à élaborer. Encore l’idée du matériau, du pétrissage.

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