La culture contre la culture par J.-Ph. Domecq

Pour poursuivre le dialogue autour de "cette obscure envie de perdre à gauche".

 

La culture contre la culture
Par Jean-Philippe Domecq

On dit beaucoup ces temps-ci qu’« il n’y a plus personne » face aux ténors « réactionnaires » ou assignés comme tels. C’est faux sur le fond, mais juste sur l’écran. Les auteurs, dossiers de revue et débats prospectifs ne manquent pas mais sont occultés. Expliquer pourquoi permet de sortir de l’inédite situation actuelle : la culture s’est retournée contre la culture. On peut en être surpris, comme on le fut lorsque la modernité devint réactionnaire de 1914 à 1945. L’écrivain qui exprima ce broyage dans les usines et la Grande Guerre fut Céline, génialement ; mais il s’avéra idéologiquement glauque. La tragédie faisant farce conclut aujourd’hui que le glauque est génial : ainsi fit-on de Michel Houellebecq, par exemple, une autorité et un écrivain révélateur des symptômes de notre temps, quand il ne fallait pas être grand clerc pour voir d’emblée que c’était ses symptômes qu’il refilait, stratégiquement. Le glauque et le narcissisme qui passent pour significatifs de nos jours ne sont pas autre chose que le lâcher-tout pulsionnel où Freud voyait venir le pire. Eh bien, cette fois, c’est la culture qui nous le sert.
La France était exposée à créer ce retournement. D’abord parce que c’est elle qui a créé le magistère d’opinion intellectuelle, depuis les Philosophes des Lumières, relayés ensuite par la figure du Grand Ecrivain à la Hugo ou Chateaubriand, puis par l’Intellectuel Engagé façon Sartre ou Aragon. Dans ce fauteuil, au bout de deux siècles, prit place l’Intellectuel Médiatique, et, là encore, une spécificité française fit son effet : aucun pays comme la France n’a autant médiatisé la culture. Ce qui en soi est une bonne chose pour l’affinement de l’opinion démocratique, qui n’est pas nécessairement vouée, comme le craignait Tocqueville, au nivellement par effet de masse. Mais l’irruption de l’Intellectuel Médiatique fut concomitante de la victoire de l’idéologie libérale-ultra, qui promut l’ego gagneur, au détriment de l’individu ouvert et pivot des Droits de l’Homme. L’ego des auteurs fut amplifié et plébiscité par la foule télévisuelle des « ego-grégaires », formule de Dany-Robert Dufour diagnostiquant l’avènement de la Cité Perverse. Le civisme devenu narcissisme consommateur ne pouvait que se reconnaître dans les acteurs-auteurs du Spectacle culturel. Quand tout n’est plus que buzz, clash et tacle, un livre aussi inculte que celui de Michel Onfray sur Freud fait ses effets et dégâts. Il était logique que le plus braillard, le plus provocateur et le plus schématique, se fasse entendre au détriment de cette réflexion ajustée qu’est la pensée qui discerne : celle-ci est par définition fine comme l’acupuncture.
Il faut donc admettre qu’il y a les Rhéteurs-tendance, et les autres. Exemple en ce moment : au lieu de penser aux migrants et aux accueillants en même temps, il est plus saillant de clamer qu’il faut accueillir, accueillir, ou chasser. La rhétorique en coup de talon singularise l’intelligentsia française fascinée par la rupture, de Sartre à Maurras. Les anglo-saxons, dans la veine d’Orwell, n’ont pas donné là-dedans et furent donc moins démentis par l’histoire. La spécificité littéraire de la tradition intellectuelle française fait préférer l’alternative tranchée et les « grandes causes » moulinets, à l’audace nuancée qu’imposent les leçons de l’histoire. Pendant qu’on dispute d’être « plus à gauche » et des gouvernants qui « déçoivent », ceux-ci seraient moins arqueboutés sur la gestion si on les fournissait en concepts.
Lionel Jospin provoqua un tollé « de gauche » avec son « l’Etat ne peut pas tout », par quoi il ne faisait qu’entériner les faillites du dirigisme économique. Où est l’intelligence de ceux qui n’ont pas compris que dire qu’on ne peut tout, n’était pas dire qu’on ne fait rien ? Or, les mutations dont a besoin notre société gisent certainement plus dans la croissante injustice socio-économique qui opprime les peuples, que dans les inéluctables flux migratoires mondiaux qui, pour le bien de tous, doivent être maîtrisés. Mais, dans la bouche des rhéteurs, pas un mot d’économie politique depuis la chute du Mur, pourtant anticipée par des penseurs comme Claude Lefort ou Castoriadis. Ainsi la droite a-t-elle pu occuper le terrain de ses thèmes, qui toujours occultent la grande question de la justice économique. Cette question serait trop « technique » pour les intellectuels ? Tiens donc… Pendant un demi-siècle, les intellectuels de gauche n’ont juré que par ou contre le Capital. Et ouvrez les ouvrages de Keynes, Smith, Hayek : ils ne parlent que valeurs, ressorts moraux, désirs humains, toutes choses qui ont toujours fait la matière des penseurs. Et dont discutent les auteurs qu’écartent les auteurs stratèges. Ceux-ci ont beau jeu d’incriminer les gouvernants, qui reculent autant qu’eux : qui a rappelé ce que c’est que la philosophie de l’impôt lorsque François Hollande n’a pas eu la continuité d’affronter le populaire refus de l’impôt par quoi nous signons tous le contrat social ? La redistribution incitative est pourtant une longue tendance de gauche et n’est pas un petit sujet quand on sait que les régimes basculent toujours pour cause de faillite budgétaire, de Rome à l’URSS en passant par l’Ancien Régime.
L’Ambiance est devenue dangereuse, car non seulement un peuple sans perspective se voue inéluctablement aux lames de fond, mais, en outre, les cultivés désormais fournissent l’obscurité.

1 thought on “La culture contre la culture par J.-Ph. Domecq”

  1. Jacques Brou dit :

    L’une et l’autre modernité

    D’abord la modernité est comme une insurrection puis elle n’est plus qu’une restauration et une conservation.
    Au début, la modernité ensorcelle ou effraie. Elle est neuve, elle étonne. Elle fait peur et envie à la fois. Et pourtant à la fin elle n’est plus qu’une vieillerie, elle paraît bête à pleurer et elle fait rire. Et on ne sait comment on en est arrivé là : à une modernité déjà vieille dans un monde éternellement jeune ou qui cherche à croire qu’il l’est toujours. Dans un monde botoxé, plein d’implants, lifté mille fois et qui craque et pend d’un peu partout. Mais dans un monde qui enterre toutes les modernités. Où aucune ne tient plus d’une saison et toutes se démodent et périssent plus vite que les monceaux de fleurs que le monde s’offre à lui-même. Dans un monde increvable qui aurait moins tué la mort que vaincu la vie et qui aurait trouvé le moyen de se survivre. Qui aurait inventé la vie morte.
    La modernité vient pour détruire ce monde parce qu’il est grand temps et elle est faite pour ravir. Mais finalement elle fait rire. Et les rires la font vieillir encore plus vite. Jusqu’à mourir d’avoir tant fait rire. Jusqu’à mourir de honte sans coup férir ou presque. Elle fait rire parce que c’est elle qui est vieille, dit-on et qu’elle est mise comme une guenon. Parce que c’est une vieille chose et une vieille idée, entend-on, que de croire qu’on va mettre fin à l’ordre des choses, qu’on va mettre fin à un mouvement qui ne fait que commencer et qui s’accomplira en entier. Parce que c’est une idée aussi vieille que le monde que la fin du monde. La fin d’un monde si vieux déjà qu’on le prend pour l’ordre même.
    Au début, la modernité vient pour détruire ce monde mais c’est le monde qui la détruit d’un coup et qui se fait une marionnette de sa dépouille. Et une fois la modernité morte, le monde se dit que ce n’était pas une si mauvaise idée que la modernité, une idée divertissante. Mais il en veut une à sa solde, à ses bottes, il en veut une qui se torde pour lui. Et il se fait une fausse modernité avec la peau morte de la vraie. Et il joue à se faire peur. Il se rejoue tous les soirs en prime time la scène de l’irruption de la modernité et son meurtre par un monde plus puissant que toutes les modernités.
    Au début, la modernité étonne ou dégoûte. Elle n’est pas de bon goût. Elle n’est pas du goût de ceux qui comptent. Elle en ferait presque vomir certains, plus délicats que d’autres. On dit qu’elle sent mauvais. Qu’elle est sale et basse et brasse du vide. Qu’elle est comme les parties les plus viles qu’on aurait mises à nu. Et qu’en dénudant la chair du monde là où elle s’ouvre et laisse voir sa béance, elle voudrait en faire rire. Mais que ce rire est dangereux. Qu’il est irrespectueux. Que c’est une trahison et une ingratitude. On reproche à la modernité de ne pas respecter le monde comme on doit respecter son père et sa mère. « Tu honoreras tes parents, rappelle-t-on à la modernité si tu veux que tes jours se prolongent. Ou tu disparaîtras avant eux. Tu ne survivras à tes parents qu’à la condition de les prolonger et de faire durer leur loi et celle du monde qui t’a fait naître. Ou ce seront tes parents qui t’enterreront, aussi pénible que cela leur soit. Aussi impensable que ça leur apparaisse, ce seront eux qui te détruiront. »
    Au début, quand la modernité vient dans sa première jeunesse, dans son grand éclat, et dans sa très violente insolence, elle n’est pas décorative et on ne sait où la mettre. On a comme une envie de la jeter, de la faire retourner d’où elle vient mais trop tard : elle est là et encombre l’espace. Elle est comme une chienne enragée ou une chatte en chaleur. Comme en trop dans l’harmonie du monde, dans l’harmonie d’un monde de plus en plus disharmonieux mais qui tient à son harmonie comme à un vieux souvenir, comme à une photo de ses vingt ans et de sa force. Comme à un rappel de son ancienne beauté. Au début, la modernité est comme un crachat sur la photo des vingt ans du monde et le monde le prend mal. Le monde prend toujours assez mal qu’on attente à son image. Il n’aura de cesse d’avoir fait bien rire de qui a fait rire de lui un jour.
    Au début, la modernité montre le monde tel qu’il est désormais : dévisagé. Elle nous fait voir et réaliser que le monde n’a plus de visage. Que ce qui lui tient lieu de tête n’est qu’un leurre ou un écran. Et elle nous communique son envie de vomir un tel monde. Et à la place, elle nous offre le sien, terrible, transi de trouille, sans espoir autre que celui de fuir, sans projet excepté le refus.
    D’abord la modernité est moderne puis elle est ancienne, elle est vieille. D’abord la modernité éclate et on croit qu’elle menace un monde qui écrasait tout. Et qui ployait sous son propre poids. On croit qu’elle le menace de destruction. Qu’elle est comme la révolution qui engloutira ce monde. Mais la révolution avorte ou étouffe. Et elle diminue affreusement jusqu’à n’être plus qu’un bibelot étrange et qu’on fait visiter aux touristes. Et les révolutionnaires eux-mêmes quittent la révolution et l’abandonnent à son naufrage. Ils la quittent pour ne pas se noyer avec elle et parce qu’ils aiment la vie. Parce qu’ils préfèrent la vie à la modernité. Qu’ils préfèrent survivre avec les anciens que mourir modernes. Même s’ils ne survivent que dans une vie diminuée. Dans une vie presque morte et déjà nauséabonde. Et le même vieux monde dure et enfle. Le même vieux monde empoisonne et enterre tous ses détracteurs. Il leur souffle son haleine putride au visage et leur retire tout autre air. Et parfois il accueille et place les révolutionnaires repentis aux tous premiers rangs. Il les décore et les fête en leur jetant des couronnes de fleurs. Et c’est la modernité qui se flétrit et qu’on piétine. C’est la modernité quittée par les modernes eux-mêmes et qui reviennent aux anciens. Qui se repentent et retournent au bercail. Qui retournent aux pères. A la loi du père et à la langue de la mère. Et de nouveaux modernes se lèvent et remplacent les anciens et ce sont des modernes qui parlent la langue des mères et respectent la loi des pères. Ce sont des modernes très respectueux et très respectables, d’une manière générale très sourcilleux sur la question du respect et sur la question du père.
    A la fin, l’ancienne modernité est vieille et se retire et la nouvelle défile. L’ancienne glisse à l’arrière-plan. Puis elle n’est plus qu’un vieux souvenir. Elle n’est plus qu’un vieux combat qui fait sourire. Elle n’est plus qu’un rictus sur le visage de ceux qui n’ont jamais cru à la modernité, qui n’en ont jamais voulu. Ou qui l’ont pillée. Qui l’ont outragée. Qui lui ont pris ce qu’on pouvait lui prendre avant de la relâcher nue. Avant de se moquer de sa nudité. Et de ses meurtrissures. Et de sa finalement si grande vulnérabilité. Elle n’est plus qu’un rictus sur le visage de ceux qui un jour en avaient eu peur. Et alors l’ancienne modernité ne fait plus peur à personne. Et elle ennuie tout le monde. A la fin l’ancienne modernité se retire et c’est une nouvelle qui arrive.
    On finit par rire des modernes comme on avait d’abord ri des vieux académiques. On rit de la modernité avortée comme on avait pu rire un temps de l’académisme décrépi. On rit de l’avorton comme du cadavre. Un temps, c’est la modernité qui avait pu faire rire de l’académisme puis c’est l’académisme revenu qui fait rire des modernes abolis.
    D’abord on espère dans les modernes puis on finit par en rire. On en rit du bon gros rire de qui sait, de qui est installé dans son savoir ou dans son ignorance. On en rit du rire de qui ne doute plus de rien.
    A la vérité, il y a bien un moment où on prend les modernes au sérieux, un moment même où on les adore. Les modernes, on les adore un jour avant de se remettre à en rire. Avant de trouver que finalement c’est bien le rire qu’ils méritent. Avant de retrouver le rire franc qu’ils nous avaient d’abord inspiré et qu’on retrouve tôt ou tard comme on retrouve la raison.
    Les modernes, on ne les comprend et on ne les aime qu’un jour. Le jour où soi-même on est moderne. Le jour où nous sommes dans notre modernité. Le jour où on comprend qu’on aurait pu l’être toute notre vie. Que notre vie aurait pu être sauvée. Et que nous l’avons laissée être ce qu’elle a été. Le jour où on comprend que nous n’avons jamais été présents à notre vie. Parce que la présence même de notre vie nous fait peur. Qu’elle nous angoisse. Que rien ne nous terrorise comme de vivre. Parce que c’est le plus grand risque. Parce que c’est l’exposition à tous les risques qui nous menacent et qui peuvent faire de nous les miséreux et les misérables que nous n’avons jamais cessé d’être tout au fond de nous-mêmes.
    Les modernes sont d’abord des gueux et ils font rire. Et ils inspirent le dégoût. Ils inspirent un dégoût qui finit par faire rire. Et qui donne aussi envie parfois de les frapper. On connaît cette envie de frapper ce qui vient. Ce qui point. Ce qui commence par se traîner au sol dans sa première faiblesse. Et dans sa grande vulnérabilité.
    D’abord la modernité est violente puis elle s’adoucit. D’abord la modernité ne cherche qu’à ruiner le monde dans lequel elle surgit puis elle n’espère plus qu’y survivre indéfiniment. D’abord la modernité se présente comme le coup de grâce à donner à un monde en ruine puis elle dure et s’éternise comme la mise sous perfusion de ce monde.
    D’abord la modernité est moquée puis elle ne cherche plus qu’à être chantée. D’abord comme un orage dans le cœur puis comme une ombre. Puis seulement ombrageuse. Enfin rien qu’une étiquette.
    D’abord la modernité est moderne et quand elle est moderne, elle est sale. Elle est malapprise. Elle est maladroite. Elle est sans façon. D’abord sidérante et incroyable. Puis sue par cœur et apprise comme une leçon. D’abord personne n’y croit puis tout le monde veut l’être. D’abord l’annonce d’un autre monde puis la loi de celui-ci. D’abord la mise à mort de ce monde puis sa perpétuelle restauration.
    Longtemps la modernité menace ce monde puis elle menace tout ce qui le menace. Longtemps elle espère et fait un autre monde pour finir par annoncer, à la demande générale, que demain est annulé. Pour finir par défendre bec et ongles le monde tel qu’il est, tel qu’il subsiste, tel que certains en jouissent. Pour finir par placer tous ses espoirs dans le monde de ceux qui jouissent.

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