Sans pouvoir

Je n'ai aucun pouvoir.
Je ne connais dans le milieu littéraire aucune personne qui pourrait relayer mes propos. Ma parole n'a aucune raison d'avoir un écho particulier. On peut me considérer comme une voix anonyme, dans une société qui a fait de l'insignifiance de chacun un semblant d'égalité entre tous.
Je n'agis pas pour la gloire d'un auteur, je n'agis pas pour la gloire, parce que les honneurs donnés et enlevés ne disent plus rien de ce qu'est l'écriture quand elle touche l'intimité d'un être.
J'ai toujours préféré la discrétion au spectacle, observer le monde sans en être observée, non pour me cacher, mais parce que dans l'observation muette, il y a quelque chose qui échappe aux codes sociaux. Et j'ai tellement étouffé dans cette société de consommation et de compétition, qu'il m'a semblé impérieux de voir, non pas ce qui était consommable, mais intouchable. Pérenne.

C'est un travail incessant de se défaire de la soif de reconnaissance sociale, d'abord parce que celle-ci est inévitable, dans la mesure où elle montre qu'on appartient à la société des hommes et qu'eux seuls peuvent nous gratifier d'un regard positif, et ensuite parce qu'elle donne l'illusion qu'elle légitime un don de soi, qui peut paraître complètement démesuré quand on s'adonne corps et âme à un art. Et pourtant, cette soif de reconnaissance met en péril ce à quoi j'aspire.

Si l'auteur que je défends ne pense plus à ce qu'il estime être un juste retour de son travail, un espace se dégage, qui ne m'inscrit plus dans un jeu social mais dans une communication beaucoup plus profonde et inaccessible aux aléas de la réception immédiate. C'est dans ce dialogue engagé que tout se joue. C'est là que d'autres me rejoindront, attirés eux aussi par un échange qui déjoue les ruses de l'esprit qui veut une récompense immédiate.
Nous sommes malades de la surexposition médiatique qui a fabriqué artificiellement le succès de quelques-uns au détriment d'autres qui ont ravalé leur orgueil blessé, dans l'ombre. Malades de ne plus savoir pourquoi telle personne mériterait tel honneur plutôt que telle autre. La tension est telle que soit on continue dans la surenchère et on cautionne cette comédie générale - c'est le jeu social et si on y joue on accepte de perdre - soit on pense que d'autres voient la même chose, s'accordent sur des perceptions extrêmement précises de la réalité et là on ouvre une voie. On renonce aux applaudissements, aux connivences et promesses de succès à venir, et on explore ce qui s'offre à nous. C'est cette aventure-là qui m'intéresse.

Qu'un seul être me dise être intimement touché par ce que j'ai écrit, et qu'il découle de cette émotion une envie de lire, qu'un horizon s'ouvre grâce à un élan partagé, qu'une émulation se crée parce qu'on a renoué avec un désir trop longtemps nié, voilà qui donne le courage de poursuivre.
Existe-t-il une communauté de lecteurs ayant des perceptions communes, des lecteurs qui se sont sentis marginalisés par le décalage que fait naître l'incompréhension générée par le tapage médiatique? Est-il possible d'oser se rejoindre dans cet espace, d'appréciation pure, sans que l'inquiétude que fait naître le besoin d'être reconnu nous rattrape?

Je n'ai aucun pouvoir et je ne compte sur l'appui de personne. La notoriété d'un écrivain pas plus que son absence de notoriété ne sont des critères pour élire une oeuvre. L'élection est ailleurs. Dans une façon très intime et personnelle de voir le monde et de lire.
On peut penser qu'il s'agit d'une question de point de vue, mais alors il s'agit aussi d'une question de représentation. Il m'a semblé bon, à un moment donné de ma vie, de ne pas regarder l'existence comme le reflet de la société dans laquelle on vit. L'ordre s'est inversé. Il n'a plus été question du monde dans lequel je vis, mais de ce que je faisais, moi, de ce monde dans lequel je vis.

Dans cette société frustrante, parce que réduite au consommable, que peut un personnage romanesque qui refuserait de se soumettre à ce qui va de soi? Va-t-il ressasser ses souffrances ou trouvera-t-il une issue, une façon de regarder qui lui permettra d'être en mouvement et de sortir de ce qu'on croit immuable?
Tout peut se mettre en mouvement. Articuler la pensée d'un individu avec celle d'un autre, c'est s'inscrire dans une dynamique qui nous porte au-delà, au-delà de nous-mêmes mais surtout du monde dans lequel on vit.

J'avais écrit il y a quelques mois à Alain Nadaud: "La littérature n’est pas l’unique fait de celui qui écrit, elle est un monde relié, un dépassement de tous les individualismes, une aventure partagée." Il m'a répondu que c'était rejoindre l'écrivain qu'il était à ses débuts, si « fortement inspiré par Borgès qu'il ne pouvait en lire une ligne sans ressentir en sa chair le vif désir d'écrire ». Dans Archéologie du zéro il communiait avec lui « dans cette idée que la littérature est un vaste ensemble qui a sa logique et son autonomie, à l'intérieur de laquelle les écrivains sont appelés à se fondre et disparaître ».
Si nous restons dans cet espace de pur échange entre l'oeuvre et le lecteur, l'auteur et le lecteur, nous nous donnons la possibilité d'échapper à tout ce qui est aliénant dans le cirque médiatique et de rejoindre ce flux qui porte: la littérature se suffit à elle-même. Elle a les réponses à nos questions, nos contradictions. Nous sommes aimantés par les grands livres, au-delà du jeu social.
Il me plaît de penser que dans cet espace sacré les écrivains préserveront le goût d'écrire et les lecteurs de lire.                                   VR

8 thoughts on “Sans pouvoir”

  1. Tencin Claire dit :

    Chère Valérie,

    La tribu, le peuple à venir comme a dit Deleuze, c'est pour ce peuple que nous écrivons et lisons, je crois.

    Je te rejoins évidemment dans cette communauté d'esprit,

    Ardemment vôtre,

    Claire

  2. Valerie Rossignol dit :

    Merci, chère Claire, ce que tu écris me touche beaucoup.

  3. Yv dit :

    Oh, comme je pourrais reprendre pas mal de vos mots à mon compte, en tant que lecteur qui préfère lire une littérature différente que celle qu'on tente de nous imposer à grand renfort de rentrée littéraire ou émissions télé ou radio. Je ne comprendrai jamais qu'on puisse défendre une C. Angot (pour reprendre l'un de vos posts sur facebook) et pas Alain Nadaud, moins connu et à l'écriture qui m'a tellement plu dans Le passage du col, livre que j'avais d'ailleurs défendu en tant que juré pour un prix littéraire mais en vain.
    Et que j'aimerais pour voir écrire et dire aussi joliment les choses que vous, y faire passer l'émotion évidente.

  4. DOMECQ dit :

    La tonalité de votre texte, sa modestie impérieuse, sa frappe mate, son éloignement de tous les narcissimes, son haut vol...font leur effet sur quiconque le lit.
    Jean-Philippe Domecq

  5. Serge Rivron dit :

    Ce qui donne sens et valeur à un engagement, c'est de s'incarner dans et par la durée. Sans cette incarnation dans la durée, les mots, aussi séduisants ou exigeants soient-ils, restent "paroles gelées" qu'aucun souffle ne réchauffe.
    "Sans pouvoir", ce beau texte sur lequel je suis retombé par hasard près de dix ans après qu'il ait été écrit, se voulait comme une profession de foi, et aurait pu n'être qu'une jolie déclaration d'intention. Le travail discret mais opiniâtre que tu as menée depuis sur ce blog lui a donné à la fois une âme et un corps.
    "Ne suffisait-il pas d'apercevoir, au flanc de quelque montagne, une vitre aux fenêtres du soir ?". Tant d'autres s'en sont détournés, éblouis et prenant pour des chatoiements une lueur timide qui faseye et s'éteint à jamais quand on tente de se l'approprier.

  6. Valerie Rossignol dit :

    Merci, du fond du cœur, Serge.

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